I.2.2.1. Stratégies de parole

Mais sans que ce figement dans des postures de « personnages » de théâtre - ou, en d’autres endroits, en des types romanesques - soit toujours explicite, la conversation est couramment chez Sarraute guidée par la situation d’interlocution plus que par le « sens ». Pour employer la terminologie d’Austin, l’accent est davantage mis sur les dimensions perlocutoire et illocutoire des actes de paroles que sur leur dimension locutoire. Bien souvent en effet, les textes jouent des contrastes entre les « conséquences », même fantasmatiques 93 , des paroles prononcées, et leur caractère apparemment anodin. Il s’agit donc plus des effets voulus ou produits par les mots prononcés - « conventionnels » ou non - que de leur signification en langue 94 . Ainsi, au début de Martereau, la conversation entre le narrateur et sa tante bifurque brusquement en fonction des effets supposés des paroles précédentes : après avoir fait un récit épique de ses premières années d’épouse et d’égérie, la tante adopte un ton différent pour raconter son revirement « bohème ». Cet infléchissement est dû aux réactions silencieuses de son neveu, qu’elle interprète comme des signaux :

‘Mais il se passe quelque chose. Quelque chose est en train de changer. […] Elle a aperçu quelque chose, une vibration, moins qu’un souffle, un mouvement dans le pli de mes lèvres, dans mon regard, un vacillement, elle a compris : ce n’est pas ce qu’il faut (M, 184-185).’

L’action - ce « quelque chose » qui se passe - est ici à l’opposé de la « vraie action » citée précédemment ; elle réside dans l’interaction des personnes en présence. Les propos de la tante ne sont donc pas guidés par les « faits » préexistants au récit et qu’il ne s’agirait plus que de traduire en mots, mais par les réactions qu’il est censé provoquer : en l’occurrence se profile même un récit de ce récit. Outre la reconnaissance affective, ce sont d’autres actes de parole qu’il s’agit de provoquer :

‘J’acquiesce avec sympathie, je suis touché malgré tout, vaguement flatté, on l’est toujours un peu dans ces cas-là : elles le savent et jouent à coup sûr… […] Mme Récamier souriant au petit ramoneur, grandes dames ouvrant leur cœur généreusement à quelque petit bourgeois éperdu […] avec cet air de sincérité, […] de complète égalité, « qui n’est qu’à elle, on a beau dire », racontera plus tard à ses amis admiratifs et attendris celui qu’elles ont ainsi voulu gratifier (ibid., 185-186).’

Ce qui importe n’est donc pas tant le contenu de la confidence que sa dimension illocutoire. Pour reprendre la formule d’Austin, on pourrait paraphraser le discours de la tante comme suit : « En disant cela, je fais une confidence » 95 . La conversation n’est donc pas régie par une volonté d’être fidèle à une réalité, mais elle est dictée par les attentes de l’auditoire, ou par les effets recherchés.

Dans une configuration plus complexe, c’est à destination de tiers que se déroulent les échanges. Dans les conflits entre l’oncle et la tante, la bonne est ainsi prise à parti, elle est un interlocuteur à qui les paroles ne s’adressent qu’en apparence 96 . Lorsque, par son silence, la tante a réussi à réduire à néant toute tentative de dialogue, se met en place cette communication à double détente :

‘Alors, après un moment, quand elle a bien savouré sa victoire, […] après quelques instants passés à se délecter, elle se met à frétiller : sa fille et moi pour notre complicité avec lui nous sommes mis au ban, mais quand une des bonnes entre, elle se met à lui sourire, à la complimenter. […] La bonne, bien que connaissant sûrement presque aussi bien que nous cette subtile stratégie, s’y laisse prendre comme on se laisse prendre toujours aux plus grossiers compliments, elle rougit, ravie (ibid., 257).’

Il s’agit bien ici de « stratégie », que le narrateur explicite, et qui apparaît d’autant plus nettement que les mots échangés sont anodins - « Très bien chambré, cette fois, votre vin, vraiment parfait, mes félicitations » (ibid.) : ce qui fait l’intérêt de la communication ne se trouve pas dans le dictionnaire, mais réside dans les conditions de l’échange lui-même. Nathalie Sarraute porte par là même à son paroxysme la relativisation des significations : Tropismes, comme Portrait d’un inconnu et Martereau, privilégient ainsi les scènes où se confrontent des personnages unis par des liens intimes et de longue date, de sorte qu’un code second s’est établi entre eux, dans lequel les mots revêtent un sens différent de celui qu’ils possèdent en langue. A cet égard, la cellule familiale est un lieu privilégié d’exploration de ces modes de communication et de signification spécifiques : elle a ses règles, ses tabous et ses interdits propres. Ainsi, lorsque, dans le texte VI des Tropismes, « elle » s’inquiète qu’on laisse refroidir le petit déjeuner, le monde se divise en deux :

‘Ceux qui étaient des initiés, les enfants, se précipitaient. Les autres, insouciants et négligents envers ces choses, ignorant leur puissance dans cette maison, répondaient poliment, d’un air tout naturel et doux : « Merci beaucoup, ne vous inquiétez pas, je prends très volontiers du café un peu froid » (Tr, VI, 10).’

Le code second implique que la phrase - « Le petit déjeuner est servi » 97 - est un ordre pressant de se mettre à table, ce qu’une analyse strictement sémantique ne permet pas de comprendre, et ce que ne comprennent effectivement pas les invités. Cette incompréhension, ou l’ignorance plus ou moins délibérée des implications pragmatiques des mots, leur assure une certaine liberté d’action dont ne jouissent pas les « initiés, les enfants », car ces invités ne sont pas soumis à l’autorité du « elle ». En l’occurrence, l’établissement d’un code second est le corollaire d’un pouvoir effectif.

Une situation approchante se retrouve dans Portrait d’un inconnu, où, lors d’un dîner, un ami de « La Fille » évoque devant « le Vieux » son amour du golf. Pour apparemment anodines que soient ses déclarations, elles sont, de par la présence du « Père », assimilées par le narrateur à des exercices extrêmement risqués :

‘Le jeune acrobate avançait d’un pas léger sur la corde tendue et nous le regardions. […] Il adorait cela, disait-il, et nous le regardions : il se balançait maintenant nonchalamment, suspendu par les mains au-dessus du vide… […] il se balançait plus fort, nous le regardions… il allait, d’un moment à l’autre, prendre son élan - « Est-ce que vous jouez au golf ? » (PI, 119)’

Là encore, celui qui détient l’autorité impose des interdits non écrits et même non dits, mais, dans cette langue cachée dans la langue courante, « jouer au golf » signifie « gaspiller de l’argent », « se complaire dans des plaisirs d’esthète » : dans ce contexte, déclarer son amour pour ce sport a donc valeur de provocation. Mais si ici l’interdit rencontre malgré tout un écho dans une réalité sociale des années 1940 (et au-delà), à savoir que le golf est un sport effectivement coûteux qui est une marque de distinction sociale, les tabous qui ont cours entre le narrateur et « la Fille » semblent en revanche étrangers aux interdits culturels plus généralement partagés :

‘Il y a des mots - anodins en apparence comme des mots de passe - que je ne prononce jamais devant elle, je m’en garde bien. […]’ ‘Ces mots me font très peur. J’aurais l’impression, en les disant devant elle, d’arracher un pansement et de mettre à nu une plaie à vif. […]’ ‘Mais cette fois, je suis décidé. […] Je saisis délicatement un des coins du pansement… je tire : « Et monsieur votre père ? Comment va-t-il ? On m’a dit que vous avez déménagé ? Vous n’habitez plus avec lui ? » (PI, 66).’

Les « mots de passe » correspondent dans l’usage courant à ce que la linguistique nomme depuis Jakobson la fonction phatique 98  : ils semblent davantage destinés à « prolonger la conversation » 99 , ou dictés par des conventions de bienséance, qu’à permettre un véritable échange d’informations. Or ces mots revêtent en la circonstance, entre les deux protagonistes, la valeur d’une véritable agression et leur énonciation est vécue par le narrateur comme une transgression : une fois encore, l’attention se porte sur des implications spécifiques et contingentes - au moment, aux interlocuteurs - plus que sur une valeur sémantique des mots en langue.

Notes
93.

Cela est particulièrement manifeste dans Portrait d’un inconnu et Martereau, écrits à la première personne, et qui jouent sur cette indécision entre paroles « effectivement » prononcées et projections fantasmatiques du narrateur. Mais l’abandon de la première personne dans la suite de l’œuvre n’implique pas pour autant une « clarification » : les mots y sont toujours saisis à travers le filtre d’une conscience, et la question de l’interprétation des intentions du locuteur se pose en fait avec plus d’acuité encore dès lors que la polyphonie est renforcée.

94.

Austin distingue ainsi : « l’acte locutoire », qui « possède une signification » ; l’acte illocutoire où le fait de dire a une certaine valeur » définie par convention ; « et l’acte perlocutoire, qui est l’obtention de certains effets par la parole », effets qui peuvent être non conventionnels (J. L. Austin, Quand dire, c’est faire (How to do things with words, 1962), Paris, Seuil, « Points », 1970, p. 129).

95.

Toutefois, la situation d’énonciation est là encore complexifiée par le point de vue : le narrateur décrit les effets « non conventionnels » produits chez lui par les mots de la tante comme s’ils étaient volontairement induits par elle. Il s’agit donc en fait d’une perlocution décrite comme une illocution.

96.

On n’est pas loin là non plus de la « double énonciation » qui caractérise selon Larthomas le langage dramatique : « La réplique la plus banale est destinée à la fois au personnage auquel elle s’adresse et au public » (P. Larthomas, Le langage dramatique, sa nature, ses procédés, Paris, Armand Colin, 1972, p. 53). La conscience, si développée chez les personnages de Sarraute, de tenir un discours à double destination, en fait en quelque sorte des dramaturges de leurs propres discours.

97.

Cette phrase n’apparaît pas dans le texte, mais elle est présupposée par le cadre narratif.

98.

Elle désigne « les messages qui servent essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (« Allô, vous m’entendez ? »), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas. » (R. Jakobson, Essais de linguistique générale (1963), t. 1, Paris, Minuit, « Double », 1994, p. 217).

99.

Ibid.