I.2.2.2. Des mots adressés

Les interlocuteurs, les rapports de pouvoir que le locuteur entretient avec eux, les effets perçus et escomptés des paroles prononcées, sont donc ce qui régit au premier chef la conversation chez Sarraute, de sorte que ces échanges quotidiens se font souvent théâtraux : la conscience aiguë que les personnages ont de parler pour un public aux attentes déterminées, qui exige d’eux des postures et des mots précis, participe de cette analogie entre la conversation et le numéro d’acteur.

Mais si le modèle théâtral est toujours un contre-modèle lorsqu’il est convoqué explicitement, il ne s’oppose pas chez Sarraute à un usage absolu du langage, se déployant librement dans une conscience solipsiste ne s’entretenant qu’avec elle-même. En effet, même lorsque les consciences sont saisies dans l’intimité de ce qu’il est convenu d’appeler le monologue intérieur, des voix étrangères, des mots « du dehors » ne cessent d’interférer. Et les mots, même s’ils ne sont pas prononcés, sont malgré tout toujours adressés, ne serait-ce qu’à un interlocuteur fictif. Alors qu’il entreprend son voyage juste après avoir vu le « spécialiste », le narrateur de Portrait d’un inconnu détaille ses impressions intimes à partir de catégories qui sont en quelque sorte importées dans sa conscience. Tandis qu’il se promène dans la ville étrangère, s’abandonnant en apparence à ses impressions, la sensation est comme saisie simultanément de l’extérieur :

‘Quand je suis sorti me promener dans l’air parfumé et frais du matin, cet air de là-bas, plus pur, plus vif, plus exaltant qu’ailleurs (« de l’ozone », je me disais cela en marchant), il me semblait qu’une main puissante et douce me soulevait (PI, 82).’

La caractérisation de l’air par sa composition chimique, placée entre guillemets, interfère ainsi avec la sensation singulière. Plus significatif, l’ensemble du passage est placé d’emblée sous l’autorité du « spécialiste » : c’est à travers la catégorie de « l’ambivalence », du désir de sortir de la « maladie » et de la complaisance simultanée à s’y enferrer, que l’entreprise du voyage est décrite. Le mot apparaît ainsi au début de la séquence : « L’ambivalence : c’est très fort d’avoir découvert cela - cette répulsion mêlée d’attrait, cette coexistence chez le même individu, à l’égard du même objet, de haine et d’amour » (PI, 80). Si la consultation du spécialiste donne lieu juste avant à une scène clairement parodique, la notion qu’il propose au narrateur est malgré tout celle qui s’impose à lui pour rendre compte de son expérience. Elle revient quelques pages plus loin : « Et c’est là déjà, cependant, que l’ambivalence a dû jouer. Sournoisement, comme toujours, à mon insu : dans le choix même de la ville » (ibid., 82).

Cette présence des « autres » dans l’intimité de la conscience - présence qui se manifeste à travers les traces laissées par leurs mots - n’est cependant pas l’apanage du narrateur. L’angoisse nocturne du « Vieux », si elle permet de le saisir en dehors des contours fermes qu’il propose en général, comme lorsqu’il « parade devant l’adolescent crédule » (ibid., 108), s’étaye cependant sur des mots entendus auparavant, et incorporés :

‘La vieille est là, près de lui, sur le banc, avec son ventre pointu, sa bouche édentée… […] c’est là, il le sent : quelque chose qui a mûri dans tout cela, qui a éclos dans cette odeur, ces sifflements […] c’est là, il le tient maintenant, cela avait pénétré en lui si insidieusement qu’il n’avait perçu sur le moment, comme lorsque l’épine pénètre dans la chair, qu’un picotement passager, mais maintenant il le sent […] : « Ils sont durs avec vous » (ibid., 109) 100 .’

Ce qui cristallise les affects, ce sont donc bien des mots qui résonnent dans la conscience longtemps après qu’ils ont été entendus. Mais, plus que cela, le déroulement de la « pensée » prend lui aussi la forme d’un dialogue, répétition de la scène de dispute qui suivra dans le livre, et fantasme d’une conversation irréelle :

‘Il presse, il fouille encore, il sent comme un poids, une boule brûlante dans la poitrine, au creux de l’estomac, et tout à coup un élancement plus fort : « Le fruit de quarante années de labeur » - les mots déchirent comme des pointes de fer : « Quarante années de labeur », le fruit de quarante années de privations, d’efforts, c’est cela qu’ils dévorent, qu’ils arrachent par petits morceaux - des lamproies. […] Il n’avait pas eu de peine, le charlatan, à la persuader en un tour de main. Il voit son cou qui se tend, sa tête qui branle : « Ah : hffi… vraiment, docteur, vous pensez ? » (ibid., 110).’

« Le Vieux », qui en d’autres passages apparaît comme le type même du personnage monolithique et monologique, est donc lui aussi hanté par les mots des autres. Les discours intérieurs tels qu’ils apparaissent chez Sarraute sont ainsi discours avec et pour autrui, puisqu’il s’agit bien plus de dialogues intérieurs que de monologues. Si la conversation courante est la plupart du temps régie par les conditions de l’énonciation, le soliloque ne constitue apparemment pas un contre-modèle salvateur : ce contexte énonciatif ne fait pas apparaître les mots « en eux-mêmes », comme libérés de toute conséquence pragmatique. Y compris dans ce cas, ils sont toujours pris dans une situation, même fantasmée.

Notes
100.

Ces mots sont ceux que lui adresse une vieille connaissance rencontrée sur un quai de gare, quelques pages plus haut : « Il lui semble que la vieille promène les mains sur ses plaies, il a envie de crier, mais elle ne voit rien… Elle prononce innocemment les paroles consacrées : “Ils sont durs avec vous…” » (PI, 98).