I.2.2.3. « En vérité, indéfinissable, sans contours »

Est-ce à dire pour autant que ce primat des enjeux d’énonciation sur les énoncés eux-mêmes soit une donnée indépassable des échanges dans l’univers de Sarraute, où aucune distance vis-à-vis des mots ne serait possible ? La question de la « situation fantasmée » est à cet égard cruciale. En effet, les trois premières œuvres proposent quasi systématiquement une focalisation interne, et il est a priori permis de penser qu’en dehors de la conscience percevante, d’autres modes de communication plus détachés des conditions de l’énonciation sont possibles. Les narrateurs de Portrait d’un inconnu et Martereau sont de fait confrontés à des « personnages » qui incarnent la santé mentale, le pragmatisme, la loi, et rejettent leurs perceptions, en particulier concernant les enjeux invisibles de la conversation. La capacité du narrateur de Portrait d’un inconnu à voir « l’autre aspect » des choses, « celui dont on ne parle pas dans les livres de médecine tant il est naturel, anodin » (PI, 48), est ainsi perçue par son entourage comme pathologique, et on le conduit bien vite chez le « spécialiste ». Selon celui-ci, les sensations n’ont aucun support objectif et relèvent d’un défaut de « contact avec le réel ». Le narrateur du deuxième roman est lui aussi « malade », sans que cette maladie soit explicitement reliée à ses perceptions singulières 101 . Toutefois, son obstination à l’analyse est à plusieurs reprises décrite par Martereau et l’oncle comme une perte du sens de la réalité, une rêvasserie efféminée et à la limite de la pathologie. Ainsi, lorsque le narrateur revient de chez les Martereau sans la lettre qu’il devait y récupérer, et raconte à son oncle combien il a été touché par leur peine, il se fait vertement réprimander : « Laisse-moi rire. Ils sont en train de rire, eux, là-bas, je t’en réponds. Ils rient de la façon dont ils t’ont “eu” ; ce n’est pas permis, à ton âge, tu n’es pas une femmelette, tu n’as pas quatre ans » (M, 289). Et lorsque le narrateur tente d’entraîner son interlocuteur dans l’analyse de la conversation qu’il a eue avec les Martereau, le clivage s’accentue encore, entre « les faits » et « ce [que l’oncle] appelle en ricanant la psychologie » (ibid, 290). Ailleurs, cette opposition est renvoyée plus explicitement encore à deux régimes de la parole : d’un côté, le sens est objectivable à partir des significations en langue, de l’autre, le fonctionnement de la conversation est essentiellement intersubjectif et relatif aux forces en présence. En l’occurrence c’est la tante qui se demande si l’oncle n’a pas blessé Martereau par certains de ses propos, et s’appuie pour le montrer sur certaines de ses sensations. La réplique de l’oncle renvoie là encore de telles interprétations du côté d’une perception féminine et déviante : « Tu crois que Martereau est comme vous, une sensitive… un grand délicat… Eh bien je te dis qu’il n’a rien pensé, rien remarqué, ce n’est pas une femme, un petit énervé… » (M, 249). A ce moment-là du roman, le narrateur fait sienne cette interprétation de l’oncle, et tient un discours plus général sur les deux façons de considérer les mots :

‘Martereau s’il nous voyait serait contre nous avec lui : mais bien sûr qu’il n’a rien remarqué… Quelle idée… […] Ils seraient ensemble, du bon côté, celui des hommes sains et forts, nous ne sommes pas des femmelettes, n’est-ce pas ? comme votre oncle l’a si bien dit, des petits écorchés vifs, des compliqués. […]’ ‘Son esprit adhère étroitement aux contours des mots : des contours familiers, rassurants. Les mots ne sont pas pour lui ce qu’ils sont pour moi - des minces capsules protectrices qui enrobent des germes nocifs, mais des objets durs et pleins, d’une seule coulée, on aurait beau les ouvrir, faire des coupes, bien examiner, on n’y découvrirait rien (M, 249-250).’

Dans ce passage se font jour deux attitudes à l’égard des mots, qui coïncident avec deux façons d’être, deux éthiques et pour ainsi dire deux positions philosophiques : comme unités univoques et insécables, littéralement inanalysables, les mots coïncident pour l’oncle et Martereau avec la perception des choses, de sorte qu’il existe une adéquation parfaite entre les perceptions et les mots qui en rendent compte. Ainsi en est-il pour Martereau, comme le suppose du moins le narrateur en cet endroit du texte : « Son esprit adhère étroitement aux contours des mots ». Logiquement, ce sentiment existe chez ceux que les mots tels qu’ils sont servent : ils possèdent le pouvoir, la santé. A cet usage des mots, le narrateur oppose sa propre appréhension des signes. L’image des gélules empoisonnées suggère bien que le pouvoir des mots réside dans leur capacité à sortir de limites prédéfinies - les « capsules » qui éclatent facilement - et à opérer de façon différée, à distance. Cette conscience des effets possibles de la parole est perçue de l’extérieur comme négation des « faits ». On pourrait dire à la limite que la capacité du narrateur à faire un usage pragmatique du langage - au sens courant du terme - est amoindrie par sa trop grande prise en compte des enjeux pragmatiques de la conversation - au sens cette fois où l’entend la linguistique.

Mais si la possibilité d’une telle communication « virile » et rationnelle est revendiquée par certains personnages, et par moments acceptée par le(s) narrateur(s), elle fait l’objet d’une mise en doute, et les œuvres dans leur économie d’ensemble en mettent sérieusement en cause l’existence. A cet égard, Portrait d’un inconnu et Martereau proposent des structures proches : le personnage - qu’il s’appelle Dumontet ou Martereau - fait obstacle et annihile finalement l’univers des mouvements infimes auxquels s’attache le narrateur. S’identifiant aux images que lui renvoient de lui « les hommes sains et forts », le narrateur de Martereau se qualifie de « greluchon délicat, [d]’enfant gâté » et fait sienne la devise de son oncle : « pas de quoi fouetter un chat » (M, 331). Le livre se clôt sur les paroles insignifiantes de Martereau, que rien ne vient contester : « Dès que le soleil se couche, le froid tombe tout de suite à présent. Je crois qu’on ferait mieux de rentrer. Aidez-moi donc, tenez, à remporter tout ça » (ibid., 337). Outre le triomphe du babillage quotidien, il est possible également de voir dans ces paroles un mot d’ordre : « on ferme, il n’y a plus rien à voir, et vous êtes prié de participer au rangement ». Le renoncement est plus explicite dans Portrait d’un inconnu : l’apaisement rassurant que procure la présence de Dumontet apparaît dans les dernières lignes comme une purification mortifère :

‘Tout s’apaisera peu à peu. Le monde prendra un aspect lisse et net, purifié. Tout juste cet air de sereine pureté que prennent toujours, dit-on, les visages des gens après leur mort.’ ‘Après la mort ?... Mais non, ce n’est rien, cela non plus… Même cet air un peu étrange, comme pétrifié, cet air un peu inanimé disparaîtra à son tour… Tout s’arrangera… Ce ne sera rien… Juste un pas de plus à franchir (PI, 175).’

Cesser de porter attention à ce qui constitue les soubassements pragmatiques de la conversation s’assimile ainsi à un abandon à la mort, la pétrification n’étant elle-même qu’une étape vers une décomposition définitive. Cette image finale accrédite a posteriori l’idée que ce sont dans ces soubassements inaperçus que réside « la vie », qui se situe donc à l’opposé de ce que les personnages entendent généralement par ce terme.

A cet égard, la quadruple scène de Martereau, où les mêmes dialogues sont repris quatre fois et revêtent des significations différentes à chaque occurrence, a valeur de démonstration : elle intervient en effet juste après le moment où l’oncle oppose « les faits » à « la psychologie » défendue par le narrateur. Le démontage opéré par cette narration multiple indique bien que « les faits » sont eux-mêmes construits et ne sauraient être rendus complètement intelligibles par la prise en compte exclusive des mots prononcés : les intentions qui les investissent, les actions qu’ils cherchent à accomplir, déterminent des significations diverses. Pour ne prendre qu’un exemple, la phrase « j’ai passé une bonne soirée […] il est bougrement intelligent », apparaît dans la première version comme un défi lancé par Martereau à sa femme : « Cette fois, il se sent parfaitement d’aplomb, il n’a aucune envie de l’aider comme il fait toujours à effacer les traces » (ibid., 292). Ces mêmes mots sont dans la deuxième version le signe d’un désarroi, un appel lancé pour que l’interlocutrice apaise les angoisses, qu’elle « acquiesce tranquillement » (M, 298). A l’inverse, à la troisième occurrence, la phrase est censée représenter le discours de « l’homme de paille » que Martereau craint d’incarner ; il espère alors un démenti de sa femme : « Un homme de paille… Mais qui a jamais dit cela ? Quelle idée… Qu’est-ce qu’il est allé chercher… » (M, 303). La dernière version a un statut plus ambigu : si les propos échangés sont les mêmes, la situation créée autour d’eux s’écarte des conventions réalistes. L’affrontement entre les époux pourrait semble-t-il basculer dans le crime passionnel, et Marterau lui-même apparaît comme une « brute avinée ». La main posée sur l’épaule est remplacée par un geste plus violent, et une partie de la phrase est retranscrite en monologue intérieur sous une forme argotique :

‘Il lui saisit le poignet : assez de comédies, parlons un peu, ma belle, tout seuls, là, entre nous, c’était, n’as-tu pas trouvé, il lui prend le menton, une bonne soirée bien réussie, pas, ma chatte… « Il est charmant, bougrement intelligent, hein ? » (M, 307).’

Cette reprise de la même situation par quatre fois offre en quelque sorte un démenti à ceux qui conçoivent les mots comme « des objets durs et pleins, d’une seule coulée » : en rompant la linéarité, Sarraute déplie les significations virtuelles en fonction des enjeux pragmatiques possibles. Ce relativement long passage défait pour ainsi dire « les faits » assénés par l’oncle. Certes, l’ambiguïté quant à la validité de cette quadruple reconstitution demeure, et la dernière version notamment peut être lue comme le fruit d’une vision délirante. Malgré cette ambiguïté que ménage la narration, c’est cette vision qui tend à dominer : là où l’oncle s’en tient à la linéarité de l’échange, le livre déploie les possibles et donne consistance à cette multiplicité 102 .

Si la poétique pongienne entend opposer la fermeté rhétorique aux postures qu’imposent les « paroles », Nathalie Sarraute valorise au contraire la ductilité, la souplesse et l’indétermination comme ce qui constitue la vérité des êtres et des discours. Les « massue cloutée d’expressions-fixes » que propose Mallarmé sont pour l’un un modèle esthétique et pratique, pour l’autre au contraire les « mots d’une seule coulée » ne font que figer les êtres dans des postures inauthentiques et irréelles. On pourrait extrapoler à l’ensemble de l’œuvre ces mots utilisés par le narrateur de Portrait d’un inconnu pour décrire la vision que « la Fille » parvient à avoir de du « Père » :

‘Elle le verra de nouveau, tel qu’elle le connaît, tel qu’elle l’a toujours connu, non pas cette poupée grossièrement fabriquée, cette camelote de bazar à l’usage du vulgaire mais tel qu’il est en vérité, indéfinissable, sans contours, chaud et mou, malléable… (PI, 161, nous soulignons). ’

L’indétermination des contours corporels, des significations des discours, est donc à la fois la source d’une douleur ou du moins d’une inquiétude, que l’« hypersensibilité » des narrateurs traduit, mais aussi le lieu d’une vérité que les textes cherchent à rendre sensible. Le narrateur de Portrait d’un inconnu souhaite par moments « [rentrer] dans le rang » : « Comme je voudrais leur voir aussi ces formes lisses et arrondies, ces contours purs et fermes, à ces lambeaux informes, ces ombres tremblantes, ces spectres, ces goules, ces larves qui me narguent et après lesquels je cours… » (ibid., 75). Mais ce désir est reconnu comme impossible quelques lignes plus loin, et apparaît in fine comme mortifère, ainsi que nous l’avons vu plus haut. L’état larvaire, opposé à la fasse lisse des poupées, est dans cette perspective plus « vrai » et plus « vivant ».

La situation de parole chez Sarraute, si elle exerce une contrainte certaine chez les locuteurs, jusqu’à bloquer bien souvent toute possibilité d’échange, ne saurait cependant être considérée comme un facteur parasitaire qu’il s’agirait de mettre de côté pour exhumer un « sens » autonome que les conditions d’énonciation n’auraient fait que masquer. Elles sont à l’inverse constitutives de la construction des significations, et il est vain dans cette perspective de vouloir dégager un sens « intrinsèque » aux mots qu’échangent Martereau et sa femme. S’il s’agit bien pour Sarraute comme pour Ponge de « regarder le langage » qui nous façonne et nous trahit tout à la fois, une telle prospection ne passe pas chez Sarraute par une plongée dans le dictionnaire, dans la langue, mais par une attention aiguë portée aux discours. L’entreprise critique de l’écriture consiste ainsi à multiplier les points de vue pour que les rôles assignés par les situations de paroles, la pétrification que le langage fait subir à l’expérience sensible, soient relativisés et amoindris. S’il n’y a pas moyen de sortir de l’interlocution, la position qu’offre l’écrit est celle d’une intériorité/extériorité à l’égard des situations de parole. Là encore, la quadruple scène de Martereau est emblématique, dans la mesure où elle présente de façon exemplaire le geste de reprise, redéploiement et redisposition des phrases : alors que l’énonciation représentée insiste sur les processus d’enfermement et la violence dont peut être porteur le langage, l’énonciation « effective » - écrite, la prise de parole qu’est le livre - tente de ménager un espace autre, où les possibles restent ouverts. La multiplication des points de vue énonciatifs est à cet égard déterminante : les échanges entre Martereau et sa femme sont ainsi imaginés par le narrateur, dont la présence, lors de cette longue analepse, se laisse le plus souvent oublier. Mais cette présence est à nouveau perceptible, nous l’avons dit, dans la dernière version de la scène. Au sein même de cette « reconstitution », on ne sait pas toujours quel point de vue est adopté : Martereau, sa femme, les pensées de la femme telles que Martereau se les imagine, et reconstruites et imaginées par le narrateur… Cette diffraction des voix crée dans le texte un espace où les contours des êtres s’estompent, et dessine comme un continuum entre les consciences, leur rendant une certaine plasticité. Sarraute crée ainsi une situation paradoxale où, au sein de la fiction, tout propos est interprété en fonction de celui qui l’énonce, mais où l’origine de ces paroles est rendue incertaine par les dispositifs énonciatifs et narratifs qu’elle met en place.

Dès lors, l’enjeu pragmatique de l’écrit réside dans cette possibilité de coller au plus près des circonstances de la prise de parole, tout en instaurant avec le lecteur une situation d’échange qui ne soit pas elle-même soumise aux contraintes de la conversation courante. On peut voir dans les retrouvailles heureuses - mais muettes - du narrateur de Portrait d’un inconnu avec le tableau de « L’homme au pourpoint » comme une figuration, transposée dans le domaine de la peinture, d’un mode d’échange heureux et libérateur que permet l’art :

‘Et petit à petit, je sentais comme en moi une note timide, un son d’autrefois, presque oublié, s’élevait, hésitant d’abord. Et il me semblait, tandis que je restais là devant lui, perdu, fondu en lui, que cette note hésitante et grêle, cette réponse timide qu’il avait fait sourdre de moi, pénétrait en lui, résonnait en lui, il la recueillait, il la renvoyait, fortifiée, grossie par lui comme par un amplificateur, elle montait de moi, de lui, s’élevait de plus en plus fort, un chant gonflé d’espoir qui me soulevait, m’emportait… […]’ ‘La flamme qui brûlait en lui avait, comme un chalumeau, fondu la chaîne au bout de laquelle ils me promenaient. J’étais libre (PI, 84-85).’

La note, projetée par le narrateur-spectateur vers l’œuvre perd finalement son origine pour résonner simultanément chez les deux acteurs de cet échange : indistinctement, elle « monte de moi, de lui ». Cette indétermination des positions permet de se libérer des rôles à jouer, de la « chaîne » des relations avec les « ils », les autres humains. 103

Notes
101.

Même si Martereau semble aller dans ce sens lorsqu’il parle de « maladie des riches ».

102.

Nous verrons par la suite (chapitre II : « Communication à inventer ») que toute l’entreprise de persuasion de Sarraute consiste à faire adopter ce point de vue à son lecteur.

103.

Cette rencontre avec l’homme au pourpoint apparaît certes comme un idéal désirable d’expérience esthétique, mais aussi comme une utopie partiellement illusoire : la « libération » du narrateur ne dure pas longtemps. L’image de la fusion, de la note qui résonne à l’unisson de l’œuvre chez le récepteur pour produire un vaste chant libérateur, coïncide en outre fort peu avec les réactions contrastées, souvent conflictuelles et, précisément, « ambivalentes », que suscite en général l’œuvre d’art chez Sarraute, comme le montreront notamment Les Fruits d’or, Entre la vie et la mort et Vous les entendez ?