Chapitre II : Communication à inventer

L’usage de la parole : c’est le titre que Nathalie Sarraute donne au livre qu’elle publie en 1980. C’est aussi à cette expression que pense Ponge pour désigner l’ensemble de sa démarche, dès 1943. S’il ne peut être ici question d’influence exercée par l’un sur l’autre écrivain 104 , l’attention qu’ils ont tous deux porté à ce simple groupe de mots dit bien quelque chose d’une préoccupation commune quant à la portée de l’écriture dans son lien à l’usage quotidien de la langue, écriture définie elle aussi comme un certain usage de la parole. Un détour par le livre de 1980 peut nous permettre de préciser quelque peu le questionnement qui se dessine dès Tropismes. Le texte « Ton père. Ta sœur » s’ouvre ainsi :

‘« Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur. »’ ‘Ecoutez-les, ces paroles… elles en valent la peine, je vous assure… Je vous les avais déjà signalées, j’avais déjà attiré sur elles votre attention. Mais vous n’aviez pas voulu m’entendre… il n’est pires sourds… Non, pas vous ? Vous vous les rappelez ? J’avoue que c’est là pour moi une vraie surprise, je ne m’y attendais pas… Mais il faut tout de même, pardonnez-moi, que j’y revienne, je dois absolument les reprendre encore une fois (UP, 939).’

Une phrase est rapportée. C’est elle qui constituera le propos de ce texte qui, en recréant la situation amenant une mère à la prononcer devant son fils, s’attardera à en discerner, à en reproduire les « effets surprenants » (UP, 940). Mais avant que cette étude se développe, un autre échange s’instaure, cette fois entre le je écrivant et le vous de ses lecteurs. Il s’agit de requérir l’attention sur les paroles rapportées, d’amener les lecteurs à accepter l’objet apparemment dérisoire qui leur est tendu, et de se faire « entendre » par eux. Faisant référence à une de ses œuvres antérieures 105 , Sarraute décrit bien là sa relation à son lectorat : pour que le propos puisse se déployer, il faut d’abord susciter un vous capable de « donner entièrement l’oreille » (UP, 940) aux mots cités, ainsi qu’elle l’a fait elle-même pour écrire son texte. En 1980, ce public existe, plus totalement sourd, une communauté d’oreilles sarrautiennes qui connaissent déjà ces mots s’est constituée, même si demeure la nécessité de s’assurer de ce lien. Ce qui frappe également dans ce court passage, c’est le contraste entre les mots rapportés, dont tout l’enjeu est d’assigner une place clairement définie à l’interlocuteur, et l’indétermination de l’adresse qui suit, où le je est incertain de l’écoute qui lui est accordée, de l’identité et du nombre de ceux qui l’écoutent : familiers de l’œuvre ou nouveaux venus, lecteurs attentifs ou refusant d’entendre… Deux usages de la parole s’esquissent ainsi dans ces quelques lignes : la parole rapportée ou « représentée », qui constitue l’objet du texte et qu’il nous faut entendre dans toutes ses résonances, et la parole effectivement tenue, qui doit elle-même susciter son auditoire et s’assurer de sa coopération. L’Usage de la parole est donc l’objet même de l’investigation du livre - le désignant thématiquement - et l’invention qui s’opère dans la prise de parole qu’est le livre, sans que ces deux dimensions, thématique et rhématique 106 , ne se recoupent complètement.

Lorsque Sarraute commence à écrire, la question ne saurait se poser tout à fait dans ces termes : il n’y a évidemment pas de vous lecteurs préexistants, et la question de l’adresse n’y est jamais autant explicitée. Pourtant, ce qu’exhibe le texte de 1980 ne fait que prolonger un questionnement initial : comment inventer un usage de la parole qui puisse former un lecteur capable de saisir l’usage de la parole représenté, et ce que Sarraute entend y révéler, qu’elle nomme tropismes ?

C’est dans la « Seconde méditation nocturne », datée de janvier 1943, que Ponge aboutit quant à lui à l’expression « L’Usage de la parole » :

‘Le parti pris des choses vient d’une découverte : le parti qu’on peut tirer des choses avec un peu d’attention. Mais F.P. a fait une autre découverte, au moins aussi importante : le parti qu’on peut tirer des mots, avec (également) un peu d’attention seulement.’ ‘Nous pourrions appeler cela : L’Usage de la parole (mais c’est déjà pris)(NNR II, II, 1187) 107 .’

Sous la plume de Ponge, « L’Usage de la parole » désigne un pan de son œuvre, appelé plus tard « compte-tenu des mots » (M, I, 536), et revêt le statut de découverte, placée sur le même plan que le parti pris des choses, publié l’année d’avant : Ponge définit ainsi son geste d’écriture comme une entreprise de connaissance. Corrélativement à l’exploration des choses, aux ressources que l’on peut en tirer - ressources de bien-être, morales, heuristiques - est donc mise au jour une certaine façon de se servir des mots. L’expression « l’usage de la parole » ne désigne pas aussi clairement que chez Sarraute le mode d’échange instauré avec le lecteur, mais le fait que Ponge la qualifie de « découverte » qu’on puisse lui imputer - il anticipe ici, à la troisième personne, les avancées qu’on pourra reconnaître à « F. P. », et figure ainsi une réception à venir - suppose que cette découverte a été partagée : « l’usage de la parole » par Ponge est reconnaissable et utilisable par autrui, il constitue même pour partie le contenu de ce que le texte offre à son lecteur. Dans cette formulation mi-rétrospective mi-prospective de 1943, l’exploration des choses est donc étroitement solidaire d’une réflexion sur l’outil d’investigation de l’écrivain-chercheur, la parole 108 . Comme découverte partageable, cet « usage de la parole » nouveau suppose que soit pris en compte, « compris », le destinataire à qui cette découverte est transmise.

Ainsi que le suggèrent les quelques phrases de Sarraute et de Ponge citées ici, les représentations critiques des « paroles en situation » que donnent à lire leurs écrits n’aboutissent pas à un renoncement à toute parole - le silence - ni même à toute intention de communication : dans nos propos quotidiens, quelque chose d’inaperçu se loge, et il faut le dire, et se faire entendre ; beaucoup de choses restent à dire à propos de la moindre chose, et il faut les dire, et se faire entendre. Concevoir l’écriture comme un outil de connaissance, ainsi qu’ils le font, suppose, de façon indissociable, que soient pris en compte les moyens de rendre intelligibles - ou tout du moins perceptibles - les résultats de ces investigations.

Toutefois, ce lecteur ne préexiste pas : de même que l’inédit doit se conquérir sur les usages dominants de la parole, la lecture des œuvres qui le mettent en mots implique que s’invente un mode d’échange lui-même dégagé des contraintes de la communication courante. Si quelque chose d’encore inconnu est à transmettre, les modalités de cette transmission et les destinataires sont eux aussi indéterminés. C’est dire que les termes de la communication restent à inventer. Comment dès lors mettre en mots une réalité inédite - inventer des référents, décrits par les deux écrivains comme informulés jusqu’à eux - et simultanément créer les conditions d’une communication qui rende perceptible cette réalité inaperçue ? L’écriture apparaît dans cette perspective le lieu privilégié pour instaurer des conditions d’échange distinctes des usages langagiers quotidiens, usages décrits comme contraints et aliénants, comme nous l’avons vu précédemment. Mais en retour, Ponge comme Sarraute parient sur le fait que leurs textes puissent induire chez leurs lecteurs des usages différents : à l’aune de cette visée pragmatique, le rapport entre usages courants et usages littéraires ne peut donc se décrire en termes de simple exclusion réciproque. C’est la nécessité posée par les deux écrivains de cet espace spécifique et intermédiaire, et son invention, qu’il nous faut à présent explorer.

Notes
104.

En effet, le texte de Ponge daté de 1943 ne paraît que de façon posthume, en 1992.

105.

Nathalie Sarraute avait en effet « déjà attiré sur [ces paroles notre] attention » dans Entre la vie et la mort, p. 655.

106.

Selon la terminologie proposée par Genette (Seuils, Paris, Seuil, « Poétique », 1987, p. 75).

107.

Ponge pense ici à la revue de Georges Hugnet qui porte ce titre, revue créée en décembre 1939.

108.

Dans la construction de la phrase, on ne sait si « cela », que reprend « L’Usage de la parole », renvoie au seul « parti qu’on peut tirer des mots », ou si l’expression englobe aussi « le parti qu’on peut tirer des choses ». Quoi qu’il en soit, « l’usage de la parole » est ainsi désigné comme l’objet central de l’entreprise d’écriture.