II.1.1. Nathalie Sarraute et « l’autre réalité »

II.1.1.1. Ce qui est à connaître n’a pas de nom

L’incipit de Portrait d’un inconnu indique d’emblée le lien opéré par Sarraute entre la critique des usages courants de la parole et la réalité à explorer dans l’écriture : le narrateur demande si les sensations qu’il éprouve - vagues, mal définies - sont partagées par ses interlocuteurs. Face à un groupe, il essaye d’expliciter ce qu’il ressent en présence d’« elle » :

‘Je leur ai demandé s’ils ne sentaient pas comme moi, s’ils n’avaient pas senti, parfois, quelque chose de bizarre, une vague émanation, quelque chose qui sortait d’elle et se collait à eux… Et ils m’ont rabroué tout de suite, d’un petit coup sec, comme toujours, faisant celui qui ne comprend pas : « Je la trouve un peu ennuyeuse, m’ont-ils dit. Je la trouve un peu assommante… » (PI, 42).’

Insistant, le narrateur ne peut qu’obtenir une autre phrase extrêmement banale : « Oui, elle semble tenir beaucoup à l’affection des gens » (ibid.). Plus loin, d’autres interlocuteurs apparemment plus sensibles aux « vagues grouillements dans les coins, [aux] choses menaçantes » (ibid., 45) lui assènent finalement « de grosses « tranches de vie » aux couleurs lourdes, trop simples, absolument indignes d’eux, de moi, mais ils se contentent maintenant de n’importe quoi » (PI, 46). « Quelque chose » d’indéfini, d’innommé, qui passe d’un être à l’autre, se heurte à des qualificatifs au sens stable, des attitudes déjà connues et désignables en quelques mots : « ennuyeuse, assommante ». Les « tranches de vie » sur lesquelles se clôt finalement cette première scène du livre désignent génériquement ces termes, ces habitudes de paroles qui dans ce passage sont comme une négation de la sensation indéterminée du narrateur. A la sensation vague s’oppose ainsi la caractérisation psychologique hâtive, le stéréotype, le déjà formulé qui est une fin de non recevoir. Entre les qualificatifs (« ennuyeuse, assommante ») et les « tranches de vie » s’intercalent d’autres voix, entendues dans une cage d’escalier :

‘« C’est un vieil égoïste, disent-elles, je l’ai toujours dit, un égoïste et un grippe-sou, des gens comme ça ne devraient pas avoir le droit de mettre au monde des enfants. Et elle, c’est une maniaque. Elle n’est pas responsable. Moi je dis qu’elle est plutôt à plaindre, la pauvre fille » (PI, 42).’

« Egoïste », « grippe-sou » : d’autres traits de caractère viennent désigner par avance le personnage du « Père », avant même qu’il en soit autrement fait mention. « La Fille » - mais rien à ce stade ne permet de savoir que le « elle » la désigne - reçoit d’autres caractéristiques : « maniaque », « pas responsable ».

D’emblée, la complexité, la mobilité des relations entre « le Père » et « la Fille », qui va faire l’objet de l’investigation du narrateur, s’inscrit contre les désignations rapides, les habitudes courantes de caractérisation, ressenties comme insuffisantes pour cerner cette complexité. Ce que le narrateur tente de mettre en commun avec les autres est précisément ce qu’ils refusent de connaître, et que leurs catégories de pensée, leurs habitudes de paroles, leur interdit de voir. La fin du livre, marquée par le renoncement mortifère du narrateur à ses recherches, coïncide avec son acceptation des paroles convenues, et avec le triomphe des règles courantes de la communication. Après la conversation avec « la Fille » et son fiancé, Dumontet, le narrateur se retrouve ainsi face à face avec « le Père », pour échanger des « paroles anodines, anonymes, enregistrées depuis longtemps » (PI, 173). Ainsi définies, de telles paroles rassemblent toutes les caractéristiques du stéréotype : elles sont répétitives et inoriginées ; « anodines », elles s’en tiennent au niveau des généralités, et présentent donc un caractère abstrait et schématique ; le figement des paroles et des pensées apparaît également en filigrane dans l’image de l’enregistrement 110 . Or, c’est précisément lorsque la conversation s’en tient à ces stéréotypes que l’échange s’instaure le plus facilement, au point que la parole circule indifféremment d’un locuteur à l’autre. Lors de ce glissement dans les lieux communs, une coopération amicale semble même s’établir entre le narrateur et « le Vieux » :

‘Peut-être essaie-t-il maintenant de me tendre la main, de me montrer la voie, de m’aider à franchir le pas… « D’ailleurs, vous avez vu… mon futur gendre n’est pas de la première jeunesse, hein, lui non plus… Mais ces mariages de raison entre gens un peu mûrs… » Ma tête s’incline comme malgré moi, j’achève pour lui : « Ce sont souvent les meilleurs » (PI, 174).’

Cet échange est symétrique à la tentative avortée du narrateur, au début de Portrait d’un inconnu : alors que dans le premier cas, il essayait d’attirer l’attention sur une sensation difficilement exprimable, et se heurtait à un refus de communiquer, ici l’échange se déroule aisément, car les deux interlocuteurs choisissent de s’en tenir au plan des énoncés déjà éprouvés, qui ne heurtent en aucune manière des représentations établies. Le caractère prévisible de la fin de la phrase du « Vieux » est à la fois ce qui permet qu’une conversation facile s’instaure, et ce qui manifeste son caractère préconstruit. La complexité des réactions, des sensations, des relations intersubjectives - désignée ailleurs par le mot tropisme - apparaît donc en opposition avec les réflexes langagiers et idéologiques stéréotypés, qui rendent la communication courante possible mais occultent l’objet de la recherche.

Mais le plus souvent, les personnages des fictions de Sarraute qui tentent d’attirer l’attention sur ces mouvements infimes, « vagues tremblements », « légers flageolements », se heurtent à un seul mot : « rien ». Ce clivage entre le narrateur de Martereau qui « coupe les cheveux en quatre » et son oncle qui ne voit « rien, pas de quoi fouetter un chat » (M, 331) clôt ainsi le deuxième livre 111 . L’opposition renvoie, nous l’avons vu, à deux conceptions du langage antagonistes, qui sont également deux manières de définir la réalité : les « mots d’une seule coulée » adhèrent à leurs référents, et dans ce cas la réalité est co-extensive à ce qui se dit. Elle se confond avec « les faits », ceux auxquels l’oncle, dans Martereau, décide de se cantonner. A l’inverse, l’intérêt que porte le narrateur aux enjeux souterrains de la conversation, aux mouvements invisibles et difficiles à définir, suggère que la réalité n’est pas donnée d’emblée par les mots répertoriés dans le dictionnaire.

« L’usage de la parole » engage ainsi, nous voudrions à présent y insister, des usages du monde et du réel divergents : Nathalie Sarraute rejette ainsi du côté du stéréotype la vision du monde imposée par « les mots d’une seule coulée », et lui oppose une autre réalité, qu’elle définit par son caractère inédit. Ce clivage entre une réalité conventionnelle et l’inédit dévoilé dans l’écrit, que désigne le terme de tropisme dans l’emploi métalittéraire qu’en fait Sarraute 112 , est par ailleurs théorisé dans les articles critiques et essais qu’elle commence à publier dès 1947 113 . Si l’articulation entre les fictions et la parole critique de l’auteur est essentielle pour comprendre la relation établie par Sarraute entre littérature et connaissance, et surtout la façon dont ce discours auctorial informe peu à peu la réception des textes de fiction, il convient pour nous tout d’abord de saisir comment les premières œuvres mettent en place une communication spécifique avec leur lecteur, et problématisent la notion de réalité, et ce, indépendamment des déclarations de Sarraute elle-même - qu’il est toujours tentant de considérer comme un discours de vérité - et de son métalangage spécifique, qui ne viendra qu’après-coup désigner ce qui est mis en jeu dans la lecture 114 . C’est la nature du lien avec le lecteur, instauré en acte par les premières œuvres, que nous voudrions d’abord appréhender.

Notes
110.

Ces caractéristiques (répétitivité, caractère inoriginé, figement) sont en effet les critères définitoires du stéréotype selon Jean-Louis Dufays. Il y ajoute une dimension axiologique (« usé, inauthentique ») également présente chez Sarraute, dimension qui n’apparaît qu’implicitement ici, mais est essentielle : le stéréotype est précisément ce qui fait obstacle à la perception de la réalité du tropisme (J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Margada, « Philosophie et langage », 1994, pp. 52-57).

111.

Mais on le trouve déjà, par exemple, dans le texte XX des Tropismes, lorsqu’« il » appelle des « elles », la nuit : « Elles regardaient […] mais il n’y avait rien nulle part, rien qui pût effrayer, tout semblait bien en ordre, à sa place » (Tr, 27). La hantise du « rien », comme négation même du tropisme, traverse toute l’œuvre de Sarraute, et donne même son titre à l’une de ses pièces (Isma ou ce qui s’appelle rien, 1970).

112.

Cet emploi est tardif, et Nathalie Sarraute ne propose de réelle définition du terme que dans la préface à l’édition de poche de L’Ere du Soupçon, en 1964.

113.

Soit un an après la fin de la rédaction de Portrait d’un inconnu, qui paraît pour la première fois chez Robert Marin en 1948. En 1947 paraissent ainsi « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant » (Les Temps modernes, n°16, janvier 1947, p. 610-637), et « De Dostoïevski à Kafka », (Les Temps modernes, n°25, octobre 1947, p. 664-685).

114.

Par rapport à Tropismes et Portrait d’un inconnu, Martereau occupe à cet égard une position intermédiaire, puisqu’au moment de sa parution, en 1953, deux des quatre articles qui composeront L’Ere du Soupçon ont déjà paru en revue. Notons toutefois qu’avant la reprise en recueil de ces articles, en 1956, ils passèrent largement inaperçus.