II.1.1.1.1. Contre une réalité stéréotypée

La thématisation de la question du cliché au sein même des fictions peut se lire dans la perspective d’un lien à instaurer avec le lecteur. Les trois premiers livres se construisent ainsi sur l’opposition entre des mouvements indéfinis, vagues, - mais figurés par un ensemble de métaphores déjà cohérent - et ce qui ressort du stéréotype, que Sarraute nomme volontiers « cliché » 115 . « L’Hypersensible-nourrie-de-clichés », c’est ainsi que le narrateur de Portrait d’un inconnu imaginait dans sa jeunesse le portrait qu’il aurait pu faire de « la Fille », ainsi que le lui rappelle son « alter », lorsqu’ils se retrouvent : ce portrait, dans le musée imaginaire que les deux jeunes gens se sont figurés, aurait pu prendre place « au côté du Portrait de Mme X ou de La jeune fille à l’éventail ». Définissant un type, il se serait donc rangé dans la série des « scènes de genre », encourant le risque de se figer à son tour en cliché, d’autant qu’une personne, « la Fille », y est hypostasiée en un caractère. D’où les commentaires critiques du narrateur à l’égard de cette ancienne « découverte » qui ne consistait qu’à « prendre pour des trouvailles de vieilles choses oubliées… A ressasser sans fin » (PI, 60-61). Le mouvement de typification est récusé, et le rôle du cliché dans l’occultation de la réalité est confirmé immédiatement après par le narrateur, dans la suite de sa conversation avec son « alter » :

‘Je sens qu’il n’aime pas cela, mais je veux absolument le convaincre, j’insiste : « Je t’assure, il me semble que maintenant je les vois : tous ces remous en eux, ces flageolements, ces tremblements, ces grouillements en eux de petits désirs honteux, rampants, ce que nous appelions autrefois leurs “petits démons”, un seul mot, une seule bonne grosse image bien assénée, dès qu’elle pénètre là-dedans, c’est comme une particule de cristal qui tombe dans un liquide sursaturé : tout se pétrifie tout à coup, se durcit. Ils se recouvrent d’une carapace (PI, 61).’

« Remous », « flageolements », « tremblements », « grouillements » désignent « quelque chose » que, pour l’instant, seul le narrateur voit. Le tout est ramassé dans une expression semi-figée, “petits démons”, qui présente elle-même certaines caractéristiques du stéréotype : entrant en résonance avec d’autres syntagmes figés (« démon de midi », « les vieux démons »), elle s’insère dans des représentations préconstruites. Mais ce figement est désigné comme tel et relativisé : les guillemets et la glose métalinguistique - « ce que nous appelions autrefois leurs “petits démons” » - en désignent bien le caractère approximatif, localisé à une communauté restreinte (les deux amis), dans un temps révolu (« autrefois »). « Petits démons » ne saurait désigner de façon rigoureuse ces mouvements ailleurs subsumés par le terme tropismes, mouvements qui au contraire deviennent invisibles au contact du stéréotype.

La mise en équivalence du mot et de la « grosse image » (« un seul mot, une seule grosse image bien assénée ») dessine le continuum entre le dit et le vu qui sous-tend le discours du narrateur : le mot fait littéralement image au sens où il informe le visible. « La grosse image » rejoint ici les « grosses tranches de vie » du début du livre, et réactualise la notion de cliché, terme apparu une page auparavant : plus qu’une analogie entre procédé photographique et réflexe verbal, le cliché désigne dans ce cas le lien rigide établi entre un mot et une représentation visuelle préexistante, non spécifique aux singularités d’une situation. Utilisé comme un mécanisme de défense contre ce qu’on ne veut pas voir, il annule ce contre quoi il s’érige. L’Hypersensible-nourrie-de-clichés est donc hypersensible aux clichés - « “Je suis le Père, la Fille, mes Droits.” Il sont enfermés là-dedans » (PI, 61) - mais, conséquemment, insensible à ce qui n’est pas le cliché : dans ce rôle-là, « la Fille » est « inerte et lourd[e] », située du côté de ceux qui ne voient « rien ». A l’inverse, on peut entendre l’expression de façon oxymorique : l’hypersensible colmate ses perceptions paroxystiques par les clichés. Cette acception est actualisée lorsque « l’hypersensible » reparaît plus loin dans le livre : elle est « tapissée de petits tentacules soyeux qui frémissent, se penchent au moindre souffle » et capable de « [faire] sourdre » ces mouvements auxquels le narrateur est lui aussi sensible. Mais tout son effort à elle consiste en ce que ces mouvements restent inaperçus et non dits, à l’inverse du narrateur : « je me sentais assez d’humeur, si l’occasion se présentait, à “gaffer”, comme je fais parfois quand elle m’exaspère trop, à mettre délibérément, comme elle doit dire rageusement, “les pieds dans le plat” » (PI, 118). Une fois encore, les expressions figées sont mises en évidence par les guillemets. Ces mots de la langue courante, qui sont comme l’inverse d’un idiolecte, sont malgré tout rapportés explicitement à « elle ». Les expressions figées apparaissent ainsi comme une grille d’interprétation des comportements, grille normative et censurante (il y est question de ce qui se fait et ne se fait pas, ne doit pas se faire).

Dans l’usage qu’elle fait du stéréotype, Sarraute s’attache ainsi à souligner la solidarité entre les applications locales de la notion - syntagmes figés, dictons, proverbes - et les phénomènes de plus grande ampleur qu’elle recouvre - lieux communs renvoyant à une doxa constituée. L’accent est mis sur la relation de continuité entre réflexes langagiers et préconstruits idéologiques. « Taper sur le même clou » : l’expression de l’oncle, dans Marterau, s’insère ainsi dans une trame idéologique qui parcourt tout le livre. Elle intervient pour la première fois lorsque, en présence de sa femme et de son neveu, l’oncle retrace son parcours professionnel devant Martereau :

‘Moi, voyez-vous, si j’avais écrit comme Ford un livre sur l’art de réussir, j’aurais dit que ça consiste à s’intéresser à une chose, une seule, n’importe laquelle, mais à la même toute sa vie : à la chose elle-même et à rien d’autre. Taper toujours sur le même clou. Il n’y a que ça. Je leur dis toujours ça aux jeunes : taper sur le même clou… c’est là le secret. Et l’argent, ça viendra toujours - après… plus qu’il n’en faut (M, 248).’

« Taper sur le même clou » apparaît ici comme une formule quasi-figée qui résume toute une expérience et toute une philosophie. L’expression est répétée, comme un slogan qu’il convient, précisément, de marteler 116 afin qu’il soit repris : impersonnelle (à l’infinitif), ramassée, imagée, facilement mémorisable, la formule se donne comme une maxime personnelle ambitionnant de devenir universelle et d’entrer dans la langue commune comme une locution courante. « Taper sur le même clou » n’est certes pas une expression déjà figée, enregistrée comme telle dans le dictionnaire, mais elle en présente les caractéristiques formelles et l’intention de l’oncle est explicitement de tendre vers cette proverbialisation. Mais, si la formule choisie par Sarraute n’est pas un stéréotype linguistique constitué, elle est idéologiquement surdéterminée, et les valeurs dont elle est porteuse sont d’ailleurs explicites : il s’agit d’exalter le travail régulier - autre formulation du « goût de l’ouvrage bien fait » évoqué plus haut par l’oncle - qui permet la réussite et l’accomplissement personnels, dont le modèle est le chef d’entreprise par excellence, Henry Ford. Cet ancrage politique est d’autant plus net que sont convoqués comme contre modèles, quelques lignes auparavant, « les ingénieurs [de l’] U.R.S.S. » (M, 246). Ce clivage (géo)politique est par ailleurs redoublé par l’opposition entre les « anciens » qui ont le sens du travail, et la jeunesse, qui a perdu ces valeurs : c’est d’ailleurs sur ce motif que s’amorce la tirade de l’oncle 117 . On peut enfin, sans prétendre être exhaustif, discerner un dernier déterminisme axiologique dans cette formule de l’oncle, que l’on pourrait formuler par l’opposition entre pragmatiques et artistes : le dilettantisme que fustige l’oncle vise en effet plus ou moins directement les penchants artistes de son neveu, qui cherche à devenir décorateur. « Taper sur le même clou » entre ainsi en résonance étroite avec d’autres propos attribués à l’oncle, lorsque le narrateur le sollicite pour investir dans l’entreprise qu’il compte fonder. L’associé du narrateur est ainsi opposé à un certain Leneux, modèle d’éthique et de probité selon l’oncle :

‘Un travailleur, celui-là, et qui a la tête solide : il sait ce qu’il fait, je t’en réponds, il connaît son affaire, il travaille mieux que n’importe lequel de ses ouvriers. Il sait planter un clou. Et ça tient, je te prie de le croire, ses trucs. C’est solide, c’est bien conçu. Il a le sens des réalités. Rien d’un rêvasseur. […] Je ne l’ai pas beaucoup vu, ton patron ou ton associé, comme tu préfères, mais je l’ai bien observé. […] Eh bien, veux-tu que je te dise : Leneux et lui, c’est juste l’opposé. […] C’est un petit vaniteux, il a une susceptibilité d’écorché vif… je l’ai jugé du premier coup (M, 202).’

Le slogan énoncé dans la tirade citée précédemment est ici préparé par le syntagme « planter un clou », entendu littéralement (Leneux sait construire des meubles), mais qui reçoit immédiatement des déterminations axiologiques : savoir planter un clou va de pair avec « avoir l’amour du travail bien fait », et « avoir le sens des réalités ». De telles qualités s’opposent terme à terme aux valeurs défendues par le narrateur, et en l’occurrence son associé, telles que les définit l’oncle : « rêvasserie », associées ailleurs à l’inefficacité, au parasitisme, à la « poésie » 118 . Le discours de l’oncle illustre jusqu’à la caricature la logique du stéréotype telle qu’elle apparaît dans les fictions de Sarraute : les stéréotypes verbaux redoublent des stéréotypes idéologiques qui se veulent totalisants - « il n’y a que ça » - et prétendent définir la réalité, elle-même découpée selon des catégories tranchées et étanches. Les oppositions binaires - « c’est juste l’opposé » -, les qualifications définitives, par la réduction des êtres à des types - « petit vaniteux », « écorché vif » - ne sont donc pas de simples « façons de parler », mais sont solidaires d’une vision du monde extrêmement normée et autoritaire. Cette cohérence, et la dimension « préfabriquée » du discours de l’oncle, sont d’ailleurs soulignées, dans le premier passage cité, par une remarque du narrateur qui en relève le caractère prévisible : « Je pressens chaque mot qu’il va dire » 119 .

Cette continuité entre le stéréotype verbal, et le clichage des attitudes est plus sensible encore dans Tropismes, où la frontière entre discours direct et flux de conscience est plus ténue. Le début du texte XIV est à cet égard exemplaire en ce que les attitudes convenues recoupent parfaitement les expressions toutes faites qui les désignent, le tout formant tableau :

‘Bien qu’elle se tût toujours et se tînt à l’écart, modestement penchée, comptant tout bas un nouveau point, deux mailles à l’endroit, maintenant trois à l’envers et puis maintenant un rang tout à l’endroit, si féminine, si effacée (ne faites pas attention, je suis très bien ainsi, je ne demande rien pour moi), ils sentaient sans cesse, comme en un point de leur chair, sa présence. (Tr, 20)’

L’affirmation de Laurent Adert concernant les deux faces, verbale et visuelle, du cliché, éclaire particulièrement ce passage : « Le premier aspect, verbal, est pris en charge par toutes les formes narratives du citationnel ; le second, non-verbal, est traduit par le langage descriptif. […] L’image de soi que le personnage promeut, et dont le texte épouse fidèlement l’axiologie, est corrélative d’un discours qu’il se tient à lui-même et aux autres », de sorte que « la description est simultanément une citation de lieux communs verbaux » 120 . Il est en effet ici quasiment impossible de distinguer ce qui relève de la description du personnage en focalisation externe, de ce qui émane du discours tenu par les « ils » en l’apercevant (à qui attribuer « modestement » ?), d’autant que l’on peut identifier des bribes de discours direct (la parenthèse à la première personne, le décompte des points de tricot) : ce qui est visible coïncide donc dans un premier temps avec les discours que tiennent les différents acteurs de la scène. L’attitude corporelle, l’activité, les paroles prononcées par le « elle », tous ces éléments s’entredéterminent et convergent vers la double qualification, au milieu de la phrase : « si féminine, si effacée ». Le « si », placé devant les deux adjectifs, invite à les interpréter en discours direct, sans qu’on sache à qui attribuer ces mots : à « elle », consciente d’incarner ces qualités, ou à « eux », pour qui tout ce qui est vu et entendu les représente ? Cette incertitude souligne l’effet de stéréophonie, l’accord qui se fait autour de ces désignations, et la cohérence entre le visible, le verbal et l’axiologique 121 . Tout le mouvement du texte qui suit cette citation, mouvement déjà amorcé dans cette phrase 122 , consiste précisément à montrer comment « elle », « tapissée de ventouses mouvantes », détermine leur comportement à « eux » malgré son apparent effacement : la cohésion et l’immobilité du tableau sont ainsi remis en cause, de sorte que c’est l’ambition totalisante du stéréotype - dire le tout de la réalité, des attitudes visibles aux sentiments éprouvés en passant par la signification des mots prononcés - qui se trouve contestée.

Ce sur quoi se focalisent les textes de Tropismes, ce que cherchent à mettre au jour les narrateurs de Portrait d’un inconnu et de Martereau, s’inscrit donc contre les stéréotypes 123 , entendus comme discours dominants et comme vision du monde, vision étant ici à entendre littéralement, puisque les textes s’attachent à montrer l’information du visible par le verbal, et réciproquement, la détermination des paroles par les images reçues, les « clichés ». En définitive, l’opposition recouvre un conflit entre le figement inhérent au cliché, et le mouvement, rendu imperceptible par les catégories verbales et idéologiques qui prévalent dans la pensée stéréotypée. Envisagé comme mouvement de figement du réel, le stéréotype a dès lors des frontières floues : en dernière instance, la dynamique de création de stéréotype serait le mouvement même du langage. En effet, le mot peut être considéré comme la stabilisation dans la langue d’un signe désignant une multiplicité de référents, stabilité et unité qui masquent la variabilité et la diversité de ces référents : à cet égard, toute désignation verbale encourt le risque de figer les choses et les êtres, et de négliger leurs singularités. A la limite donc, les « discours dominants » ne sont que la pointe extrême du mouvement de clichage qui menace tout discours. « Un seul mot » (selon l’expression du narrateur de Portrait d’un inconnu) peut donc suffire à concentrer des représentations figées, des schémas de pensée préconstruits. La fixité du vocable contredit dans ce cas la mobilité des êtres et des choses. Ce sont particulièrement les adjectifs définissant des types qui sont visés par Sarraute dans cette perspective : dans le texte de Tropismes précédemment cité, tout le cliché se concentre ainsi dans les deux termes « féminine » et « effacée », et le début du texte peut se lire comme un développement des images charriées par ces deux adjectifs. Mais les emplois substantivés rendent encore plus patent ce mouvement propre au stéréotype, mouvement d’essentialisation de qualités particulières et contingentes. Les voix anonymes qui traversent Portrait d’un inconnu et commentent la relation du « Vieux » et de sa fille, sont ainsi friandes de tels mots, qui réduisent les êtres dont elles parlent à une ou deux caractéristiques : « un égoïste et un grippe-sou » (PI, 42). De tels traits reviennent significativement à la fin du livre, soulignant la permanence des désignations, qui contrastent avec la variété des visions qui nous ont été données du « Vieux » : « un égoïste, monsieur, un avare comme on en fait peu… » (PI, 175). La « plongée dans la conversation » opérée par Sarraute apparaît à cet égard comme une manière de parer le risque de faire image. Ce risque est inhérent à l’utilisation même des mots, si on les considère dans leurs significations courantes et stabilisées, en langue, significations par définition indifférentes aux singularités de leurs actualisations particulières. Dans cette perspective, le mot seul peut être porteur d’une doxa constituée, de même qu’une vision du monde peut se concentrer dans un dicton.

Cette liaison étroite entre stéréotypes verbaux et schémas idéologiques recoupe aussi une solidarité entre ce qui est dicible et ce qui est visible : la question des pouvoirs des stéréotypes renvoie certes à la problématique des relations de pouvoir dans la prise de parole 124 , mais elle engage aussi la possibilité de voir et de percevoir donc, in fine, la définition de la réalité. Le conflit sous-jacent entre les personnages de fiction au sujet de ce qui est réel recoupe en effet leurs positions à l’égard des visions et expressions stéréotypées : « avoir le sens des réalités », selon l’oncle de Martereau, consiste à ne pas s’abandonner à des « rêvasseries », « rêvasseries » qui pour le narrateur permettent de défaire « les faits » assénés par son oncle pour mettre au jour une réalité plus complexe. Alors que les stéréotypes se caractérisent par leur volonté totalisante, les narrateurs de Portrait d’un inconnu et de Martereau sont animés par l’idée que « ce qui se dit » ne parvient pas à épuiser leur expérience du réel. « Ce qui se dit », au sens des convenances à respecter (on ne « met pas les pieds dans le plat », on n’attire pas l’attention sur des « flageolements, tremblements » qui remettent en cause les rôles établis dans la conversation). « Ce qui se dit » également au sens des possibilités qu’offre la langue : la désignation aisée d’une perception, d’un phénomène, suppose déjà une stabilisation dans la langue de représentations plus ou moins figées, donc une réduction de la complexité de ce qui advient à du déjà connu. La révolte contre les stéréotypes est donc à la fois rébellion contre une doxa dominante et désir de connaissance, désir qui suppose la remise en cause de l’ordre langagier.

La première visite du narrateur chez les Martereau est emblématique d’une expérience qui ne parvient pas à se confondre avec les « images » et les mots échangés. Feuilletant l’album de famille en compagnie du couple Martereau, le narrateur est dans un premier temps comblé par la congruence entre les images observées, les commentaires qui en sont faits, et les postures adoptées par le couple en sa présence :

‘« Là c’est nous en Corse, pendant notre voyage de noces… » […] Lui seul, Martereau, est assez fort pour obtenir cela, sans le chercher, sans le vouloir, que je le regarde comme je fais maintenant se tenant là devant moi, adossé à la cheminée, le bras passé autour des épaules de sa femme, sans que j’aie envie de détourner les yeux, sans qu’apparaisse sur mon visage ce petit sourire contraint, […] qui vous tire malgré vous les lèvres en pareil cas, quand les gens se mettent ainsi devant vous en position - un déclic et ce sera fait, ne bougez pas - et veulent qu’on les regarde. […]’ ‘Comme l’acier incandescent, leurs sentiments se laissent couler dans des moules tout préparés, il y deviennent des objets durs et lourds, très résistants, lisses au toucher, sans une rugosité, sans une faille… (M, 232-233).’

Durant ce passage, l’adhésion au cliché - pris encore une fois dans son double sens idéologique et photographique - n’est pas un signe d’inauthenticité, l’image présentée semblant correspondre à la réalité de ce que ressentent les personnages, réalité que le narrateur est prêt à accepter. Mais si, lors de cette première rencontre, la fascination exercée par les personnages de Martereau et de sa femme est presque complète, le caractère factice de cette composition est néanmoins suggéré, et une « autre réalité » pointe malgré tout :

‘Bien sûr, il n’est peut-être pas exactement tel qu’il m’apparaît en ce moment, il améliore probablement en ma présence très légèrement sa ligne, il se donne peut-être un tout petit coup de pouce pour se confondre avec cette image de lui que je vois et qui le recouvre si parfaitement. Et puis il a d’autres aspects - des copies d’autres images tout aussi nettes : coléreux comme tous les hommes… […]’ ‘D’autres aspects encore, tout aussi sobres et purs de ligne, que sa femme même peut-être ne connaît pas ou sagement feint d’ignorer (PI, 233).’

La fabrication du cliché est ainsi reconnue, et d’« autres aspects » sont envisagés, même si, dans ce passage, ils prennent encore la forme de traits de caractère eux-mêmes stéréotypés (« coléreux comme tous les hommes » et, juste après, « volage »).

Notes
115.

J.-L. Dufays définit le cliché comme une sous-catégorie du stéréotype (syntagme semi-figé connoté ou non) (voir J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 85). L’usage qu’en fait Sarraute est moins technique, et non exclusivement verbal : c’est précisément cette intrication de l’expérience du langage et du réel que nous voudrions mettre au jour ici.

116.

Comme le note Valérie Minogue, l’expression appelle effectivement le mot « marteau », qui entre en résonance avec le personnage éponyme (in N. Sarraute, Œuvres complètes, note 1 de la p. 248, p. 1796).

117.

« Ah ! bien sûr, les jeunes générations, ah ! la vie leur apprendra… Ils apprendront, allez… » (M, 245).

118.

Par exemple lors de la visite de la maison : alors que l’oncle et Marterau se félicitent de la solidité de cette construction récente (en meulière), ils supposent chez le narrateur une réticence esthétique. D’où cette remarque ironique de son oncle, qui une nouvelle fois oppose l’aspiration artistique et le sens du concret : « Ah ! mais c’est que vous ne savez pas, mon cher Marterau, vous lui portez un coup au cœur, à ce jeune homme. […] Ce qu’ils veulent [ma femme et lui], c’est de l’ancien : un vieux château - tant pis s’il est un peu délabré - ou une chaumière… La poésie avant tout… » (M, 253).

119.

Le texte ménage certes une possible interprétation psychologique de cette incise : le narrateur connaît bien son oncle, et on peut considérer comme une sorte de trait de caractère du narrateur cette prescience de ce qui va se produire, chez lui qui se compare ailleurs à un galvanomètre. Toutefois la prédictibilité du stéréotype est aussi une caractéristique récurrente dans les fictions, comme dans la conversation déjà citée entre « le Vieux » et le narrateur, à la fin de Portrait d’un inconnu.

120.

L. Adert, Les mots des autres (Flaubert, Sarraute, Pinget), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, « Objet », 1996, 301 p., p. 180-181. Ces propos portent initialement sur Portrait d’un inconnu mais peuvent s’appliquer, on le voit, à Tropismes.

121.

Tout ce tableau se fonde précisément sur la synonymie entre « féminine » et « effacée ».

122.

La chute de la phrase (« ils sentaient sans cesse, comme en un point de leur chair, sa présence ») suggère que le tableau présenté d’abord n’est qu’un trompe-l’œil. Cette chute, longuement attendue après la tournure adversative (« bien que ») qui ouvre la phrase, introduit d’emblée une tension dans la description de cette scène de genre.

123.

La valorisation ponctuelle, par ces mêmes narrateurs, des expressions figées, correspond à la capacité relative du stéréotype à informer les corps et les représentations, phénomène que nous avons désigné plus haut par le terme de « conformations ». Dans de tels cas est ainsi reconnu aux stéréotypes verbaux le pouvoir de dire quelque chose de la réalité. En voici quelques exemples : « Il rit d’un de ces rires dont on dit - et l’expression est juste - qu’ils vous font froid dans le dos » (M, 249) ; « On n’oserait dire qu’il se sent glacé de peur ou qu’il sent ses cheveux se dresser sur sa tête, tant on se méfie, souvent à tort, de ces images stéréotypées » (PI, 110). Notons toutefois que dans ces deux cas le recours à l’expression figée est fortement modalisé, et ainsi mis à distance.

124.

Voir supra I.1.2. « Nathalie Sarraute ou la parole comme passage à l’acte ».