II.1.1.1.2. Le réel interstitiel

Plus généralement, « l’autre aspect » de la réalité 125 dont l’existence est suggérée par les fictions désigne ce qui n’est pas pris en charge par les images sédimentées en clichés, par les mots de la langue courante. Il entoure la réalité reconnue par tous, sans être immédiatement perceptible, selon une figure que le narrateur de Martereau décrit en ces termes : « des fioritures, ornements, guirlandes et pampres que pour me distraire mes doigts désoeuvrés tressent autour de ce bâton solide et droit, bien lisse et rond que tout le monde voit » (M, 228). Les termes péjoratifs s’expliquent dans le contexte immédiat de ces propos 126 , mais disent malgré tout quelque chose de la problématisation de la notion de réalité que proposent les fictions de Sarraute : en dehors de ce qui est immédiatement visible et dicible, la réalité recouvre des formes plus complexes et plus difficiles à décrire. Le thyrse s’oppose, ou plutôt complète et nuance, « le bâton solide et droit » de la réalité commune, bâton qui n’est pas sans évoquer le clou symbolisant pour l’oncle la seule réalité acceptable 127 . Ainsi figurée comme ce qui entoure et brouille la linéarité simple des catégories existantes et des savoirs reconnus, la « réalité » désirée par les narrateurs de Portrait d’un inconnu et de Martereau, esquissée dans Tropismes, est par définition innommée : c’est parce qu’elle n’a pas encore été catégorisée et clairement désignée qu’elle reste à connaître.

Cette réalité seconde, dont ceux qui la promeuvent se veulent les « découvreurs » 128 , a donc partie liée avec l’invisible et l’inédit, et se situe dans les interstices de ce qui habituellement se voit et se dit. L’exploration des mouvements - « vibrations », « ondes », « flageolements » ou « tremblements » - remet en cause le découpage du réel qu’opère la langue, - en définissant des sujets stables, désignés par un nom - et les habitudes de perception - qui nous amènent à isoler les êtres et les choses selon des contours fixes. Or le mouvement du tropisme, tel qu’il est figuré dans les fictions, met essentiellement en jeu plusieurs actants, et suppose donc que soient considérées comme caduques les partitions entre des sujets clos sur eux-mêmes : les « larves » aux contours indéfinis s’imposent au narrateur de Portrait d’un inconnu en lieu et place des « poupées » aux faces « lisses et plates » qu’il aimerait voir, comme tout le monde. Les objets eux aussi peuvent acquérir une plasticité inhabituelle lors d’échanges avec un observateur susceptible de les animer : les objets « chauds, pleins, lourds d’une mystérieuse densité » observés dans le texte XXII des Tropismes débordent leurs contours pour jeter une « parcelle de leur rayonnement » vers celui qui les regarde (Tr, 30). De même, lorsque le narrateur visite la maison, dans Martereau, le mélèze « s’incruste en [lui] » (M, 240). Mais c’est la scène qui donne son titre à Portrait d’un inconnu qui est à cet égard la plus emblématique : l’échange dynamique s’instaurant entre le narrateur de Portrait d’un inconnu et le tableau de « L’Homme au pourpoint » suppose lui aussi un estompement de la frontière sujet-objet, l’euphorie de l’expérience reposant sur une fusion partielle et provisoire entre les deux actants que sont le tableau et le spectateur. Un tel échange est en outre rendu possible parce que ce tableau présente lui aussi un grand degré d’indétermination : ce « Portrait d’un inconnu » est l’œuvre d’un « peintre inconnu aussi ». Il se caractérise en outre par son inachèvement : « Les lignes de son visage, de son jabot de dentelles, de son pourpoint, de ses mains, semblaient être les contours fragmentaires et incertains que découvrent à tâtons, que palpent les doigts hésitants d’un aveugle » (PI, 83). Ainsi que le note justement Laurent Adert, « que le peintre soit aveugle est ici une façon de signifier qu’il a affaire à l’invisible, qu’il peint l’invisible ou tente de le rendre visible », de sorte que le portrait est inconnu en un troisième sens : « il manifeste quelque chose d’inconnu » 129 .

Cette plasticité des corps et des consciences suppose que « la réalité », ce n’est précisément pas « du solide », du tangible, mais ce sont aussi des phénomènes invisibles à l’œil nu, et qui défient les catégories verbales existantes. Une telle réalité est donc à conquérir, elle fait l’objet d’une investigation qui cherche à la fois à définir son objet et à trouver les moyens de l’étudier. Ainsi, lors de la scène d’angoisse nocturne du « Vieux » 130 , dans Portrait d’un inconnu, les mouvements détaillés par le récit qu’en fait le narrateur se dissipent dès lors qu’ils sont considérés dans une autre perspective, qui coïncide ici avec la lumière du jour :

‘Rien ne subsiste des obsessions, des tourments de la nuit. Ils font penser à ces taches, ces ombres que forment sur l’écran, dans la chambre obscure, les os d’un corps humain traversé par les rayons X. Elles disparaissent dès qu’on rallume la lumière, et le corps retrouve son opacité (PI, 113).’

La comparaison avec l’imagerie scientifique est emblématique du souci de construire une vision originale qui ne s’impose pas naturellement, et qui a même contre elle les apparences. L’univers scientifique ainsi mobilisé inscrit par ailleurs ce désir de « rendre visible » dans un mouvement plus vaste de connaissance. L’« autre aspect » de la réalité n’est donc pas une donnée, mais résulte d’une construction : si l’ambition est de le connaître, il n’est pas reconnaissable, et c’est précisément en cela qu’il est nouveau. La question de cette visibilité nouvelle de certains phénomènes clôt donc cette scène d’angoisse nocturne, qui significativement s’ouvrait sur l’absence de discours disponible pour en décrire les enjeux. Avant même de préciser le cadre narratif de la scène – « le Vieux » sursautant brutalement dans son lit, saisi d’une angoisse nocturne - le narrateur propose en effet un développement général, pour conclure sur un défaut de discours :

‘Dans cette atmosphère raréfiée que fait la solitude, le silence - l’angoisse, contenue en nous dans la journée, enfle et nous oppresse : c’est une masse pesante qui emplit la tête, la poitrine, dilate les poumons, appuie comme une barre sur l’estomac, ferme la gorge comme un tampon… Personne n’a su définir exactement ce malaise étrange (PI, 107, nous soulignons).’

Ce qui motive « l’enquête » qui va se développer dans les pages suivantes, et aboutir à cette vision comparée à l’image renouvelée du corps humain qu’offrent les rayons X, c’est précisément le caractère inédit d’une sensation, ou du moins la nécessité de la préciser. Dans cette perspective, l’épisode de la barre du savon qui agite « le Vieux » vaut comme exemple s’inscrivant dans un projet de connaissance plus vaste 131 . En outre, cet épisode prend pour point de départ une absence de discours pour aboutir à une vision renouvelée : le mot étant perçu comme une « cristallisation », dans la langue, du déjà vu, déjà connu, une corrélation étroite s’établit entre invisible, inconnu et innommé. A cet égard, ce qui est à connaître est proprement innommable, puisque toute nomination tendrait à figer ce qui est par définition mouvement incessant. La langue apparaît donc chez Sarraute comme un lieu de pouvoir produisant structurellement des stéréotypes, selon une conception qui anticipe les pages célèbres que Barthes consacre à cette question dans sa Leçon :

‘Les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire, en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype 132 .’

Le souci de fidélité au réel se traduit donc par une attention portée aux intervalles, à ce qui n’est pas compris dans les mots eux-mêmes, comme lors de la dernière rencontre entre le narrateur et Martereau :

‘Je donnerais n’importe quoi pour ne pas avoir perçu dans le ton, dans le son de sa voix, moins dans les mots eux-mêmes que dans leur prolongement, dans le silence entre les mots, quelque chose d’agressif, d’un peu méprisant… (M, 332).’

La perception, traduite ici en termes approximatifs, comme demandant à être précisée, se situe dans les interstices, « entre les mots », et va à l’encontre de la signification reconnue habituellement aux paroles incriminées, ou plutôt de leur insignifiance d’échanges phatiques : « Quoi de neuf ?... Vous ne dites rien ?... Qu’est-ce que vous fabriquez ?... Comment ça va chez vous ? » (ibid.)

Les pages qui précèdent se sont essentiellement appuyées sur Portrait d’un inconnu et Martereau. Cette réalité invisible et inédite, mais néanmoins prégnante et agissante, est pourtant présente dès Tropismes. En dehors du tableau du texte XIV déjà évoqué, que viennent finalement troubler les attitudes et propos inconvenants des « ils », de nombreux textes mettent en place un clivage entre deux niveaux de réalité : l’un, où il ne se passe rien de ce qui constitue habituellement un événement, l’autre, où les mouvements, imperceptibles dans la première strate, sont mis en lumière. La structure du texte XIX est à cet égard exemplaire : au début et à la fin du texte, la même scène est décrite - celle d’un enfant tendant ses deux joues, « deux faces planes », pour échanger un baiser. Mais entre les deux occurrences se déploient toutes les micro-actions qui entourent et déterminent ce geste banal, et qui consistent notamment à créer une réalité factice : « Ils lui montraient d’inquiétants trompe-l’œil, des fausses portes, des fausses fenêtre », de sorte que « le monde où ils l’avaient enfermé, où de toutes parts ils l’encerclaient, était sans issue » (Tr, 25-26). Le retour de la scène initiale du baiser, à la fin du texte, indique le caractère invisible, dans ce « monde », des mouvements précédemment décrits - un baiser ne saurait y signifier de telles choses, il reste identique à lui-même. Mais le sens de ce geste est cependant infléchi, et prend l’allure du renoncement, signalant qu’une autre réalité s’est manifestée dans le texte : « Il ne pouvait que tourner vers eux poliment les deux faces lisses de ses joues, l’une après l’autre, pour leur baiser » (i bid., nous soulignons) 133 . Le texte V montre lui aussi l’efficience de phénomènes non immédiatement perceptibles dans le comportement d’un « elle », cloîtrée chez elle par des sensations dont la source paraît quasiment immatérielle : « Elle les sentait ainsi, étalés, immobiles derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer ». Malgré la banalité de ce qui est observé, visible (« les façades des maisons, les boutiques, les vieilles femmes et les petits enfants qui marchaient dans la rue »), une « suprême compréhension » se fait jour chez « elle », sans toutefois que le contenu de cette « véritable intelligence » soit explicité, compréhension qui la conduit à tenir compte de cette menace latente (Tr, 9) : la tension entre une quotidienneté banale et aisément descriptible d’une part, de l’autre une sensation singulière et difficilement formulable, constitue là encore le ressort du texte.

Il n’en demeure pas moins que Portrait d’un inconnu et Martereau explicitent davantage la problématisation de ce qu’on appelle la réalité : en effet, la question du stéréotype y est largement thématisée et, d’une certaine manière, l’affrontement entre deux conceptions de la réalité constitue même le cœur du conflit sur lequel se déploie la trame narrative. La perception d’une « autre réalité » fait en outre l’objet de développements de la part des narrateurs. Le déploiement d’une narration plus ample fait ainsi apparaître une difficulté propre à cette « autre réalité » que les fictions tentent de mettre au jour, difficulté que Sarraute intègre dans la fiction dès le deuxième livre : rétive à la mise en mots, non immédiatement visible, cette réalité est aussi difficilement communicable. Il reste donc à convaincre les interlocuteurs de la pertinence de telles visions. On peut ici rappeler les mots que le narrateur de Portrait d’un inconnu adresse à son « alter ego » : « Je sens qu’il n’aime pas cela, mais je veux absolument le convaincre, j’insiste : “Je t’assure, il me semble que maintenant je les vois” » (PI, 61). Pour que la vision cesse d’être hallucination solipsiste pour devenir réalité connue, il est ainsi nécessaire de convaincre.

Portrait d’un inconnu et Martereau, on l’a souvent noté,peuvent se lire comme une enquête : cette pulsion d’investigation qui habite les narrateurs se nourrit d’une expérience de la réalité qu’ils cherchent à approcher de plus près. Cette même réalité énigmatique, sans qu’elle soit désignée explicitement comme l’objet d’une exploration, traverse déjà les textes de Tropismes. Les premières fictions de Sarraute problématisent la notion de « réalité » : ce qui est désigné comme réel par les narrateurs, ce qui se trouve au cœur de Tropismes, se caractérise en premier lieu par l’exclusion du stéréotype, entendu dans toutes ses acceptions, comme préconstruit idéologique, vision figée, automatisme verbal, et même comme simple nomination. Or c’est la somme de ces stéréotypes qui définit la réalité, selon les personnages qui incarnent l’ordre établi. La continuité entre représentations verbale et visuelle, que souligne Sarraute, suggère que le monde est vu avec des mots - qu’il est lu – et que, réciproquement, n’est perceptible que ce qui est déjà mis en mots. Perceptions sensorielles et représentations verbales se renforcent ainsi mutuellement : on ne peut voir que ce qu’on a déjà entendu, on ne dit que ce qu’on a déjà vu. A la limite, toute désignation stable d’un phénomène tend, dans cette perspective, à la stéréotypie, et une perception renouvelée suppose d’affronter l’innommé.

En effet, « l’autre réalité » qui tente de se faire jour dans les fictions brise ce schéma spéculaire de la représentation : elle est essentiellement inédite - donc invisible - et c’est précisément ce caractère inédit qui atteste sa nouveauté. La réalité n’est pas donnée mais, située entre les représentations préconstruites, elle est à découvrir. Ainsi définie, comme informulée et imperceptible selon les représentations dominantes, « l’autre réalité » présente tous les traits de l’inconnu.

Mais si « l’autre réalité » reste à connaître et fait l’objet d’une investigation, il faut que se mettent en place des moyens de la transmettre à un tiers, afin que cet inconnu ne reste pas inconnaissable. Il convient dès lors de préciser quel statut accorder à cette « autre réalité » dans l’économie d’ensemble de l’œuvre de Sarraute : comment la vision singulière des personnages accède-t-elle au statut d’expérience désirable par le lecteur ? Définie ici par ce qu’elle n’est pas - une représentation - il reste en outre à en préciser la nature et les modes de construction et de transmission.

Notes
125.

Nous reprenons l’expression du narrateur de Portrait d’un inconnu : « Je ne cherche pas l’originalité. Je ne suis pas sorti pour cultiver mes sensations personnelles, mais pour voir – je le désire de toutes mes forces - “l’autre aspect” ; celui dont on ne parle pas dans les livres de médecine tant il est naturel, anodin, tant il est familier » (PI, 48).

126.

En effet, le narrateur est alors fasciné par la plénitude de la scène de félicitée familiale que lui offrent les Martereau, et prêt à renoncer à sa propre vision du monde. Le lexique de l’ornementation - les connotations d’inutilité, d’oisiveté qui y sont attachées - renvoient par ailleurs au métier de décorateur qu’il essaye d’exercer : le narrateur intériorise donc ici la qualification de « greluchon délicat » proférée par son oncle.

127.

Ce thyrse évoque également Baudelaire, qui lui-même reprend ce motif à Thomas de Quincey : « Physiquement ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes » (« Le Thyrse », Petits poèmes en prose (1869), éd. Lemaitre, Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1980, p. 162-163). La « complexité de lignes » célébrée par Baudelaire s’accompagne chez lui d’une valorisation de l’« amalgame » entre « ligne droite et ligne arabesque », que rien ne doit « diviser » ni « séparer » (p. 165), tandis que Sarraute insiste sur les rapports conflictuels entretenus par ces deux lignes, qui ne parviennent jamais à se séparer mais dont la cohésion est sans cesse remise en cause.

128.

C’est le cas, nous l’avons vu, du narrateur de Portrait d’un inconnu lorsqu’il rencontre son « alter ».

129.

L. Adert, Les mots des autres, op. cit., p. 191.

130.

Rappelons la trame narrative de ce passage : réveillé brusquement par « un corps étranger qui est là, fiché au cœur de l’angoisse », « le Père » finit par découvrir que la source de cette agitation est le vol d’un morceau de savon par sa fille, vol pressenti puis vérifié pendant la nuit (PI, 106-113).

131.

Nous reviendrons plus loin sur le rôle crucial que jouent, dans cette perspective de généralisation, les développements gnomiques des narrateurs, et les procédures d’appel à l’expérience du lecteur, notamment par l’usage du on, du nous et du vous.

132.

R. Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, repris dans Œuvres complètes, vol. 5, éd. d’Eric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 432

133.

La confrontation des deux niveaux de réalité est d’autant plus brutale que les actions verbales et corporelles sont particulièrement indistinctes dans ce texte, comme on l’on vu plus haut (voir supra I.1.2. « Nathalie Sarraute et la parole comme passage à l’acte »).