II.1.1.2. Une ambition de connaissance

Le statut de « l’autre réalité » dans les trois premiers livres est toujours sujet à caution : systématiquement modalisées dans Tropismes par des formules comme « il lui semblait », « il paraissait certain », ramenées à des perceptions singulières de narrateurs plus ou moins marginaux dans Portrait d’un inconnu et Martereau, de telles visions ont une consistance incertaine, et leur pertinence peut paraître problématique. L’organisation narrative des textes 134 , la mise à distance ironique des clichés, la dislocation par la phrase sarrautienne des automatismes syntaxiques, contribuent certes, à l’intérieur même des œuvres, à donner corps à ces perceptions : la poétique de Sarraute va dans le sens d’une accréditation des visions a priori déviantes de ses narrateurs. Toutefois, une chose est de poser, dans la fiction, un désir de redéfinition et de connaissance de la réalité, une autre est de revendiquer, pour les écrits littéraires, l’ambition de produire et de diffuser cette connaissance.

Si, plus ou moins implicitement, les fictions suggèrent qu’une telle redéfinition de la réalité peut renouveler la perception de situations quotidiennes et éclairer leur compréhension d’un jour nouveau, cette ambition de connaissance par l’écriture - et, du côté de la réception, par la lecture - est affirmée beaucoup plus clairement dans les écrits critiques de Sarraute. Nous nous sommes attachés dans un premier temps à cerner, depuis les fictions mêmes, la mise en question de la notion de réalité, et le désir de connaissance qui en découle, afin d’en mieux saisir les enjeux du point de vue de la réception immédiate des œuvres, et de se donner la liberté de les appréhender sans le recours à des formulations auctoriales surplombantes. Pourtant, préciser l’intention de communication qui préside à l’écriture suppose que soit prise en compte la pensée critique qui s’élabore parallèlement à l’écriture des fictions : en effet, l’ambition, reprise à son compte par l’auteur, de mettre au jour une « autre réalité », en contexte critique, nous conduit à cerner plus précisément la communication littéraire qu’elle entend instaurer comme s’apparentant à une transmission de savoir, ou, plus précisément, à une construction collective de connaissance 135 .

L’ambition de connaissance affirmée par Sarraute, thématisée et figurée indirectement dans les fictions, engage en effet profondément la redéfinition des termes de la communication littéraire : si « l’autre réalité » est bien ce que les textes visent à faire reconnaître à leur lecteur, mais qu’elle est encore inaperçue, les modes de référenciation des œuvres ne sauraient donc se décrire en termes de mimésis. En outre, l’existence même de cette « autre réalité » suppose qu’elle soit reconnue comme vraie, ou tout du moins possible, par le lecteur : l’ambition de connaissance se double ainsi d’une nécessité de persuader le récepteur.

La redéfinition par Sarraute du réalisme en littérature occupe le premier plan de son discours critique à partir de 1956, donc après la période qui nous retient pour le moment, et trouve ses formulations les plus claires dans « Ce que voient les oiseaux », le dernier des articles qui composent L’Ere du soupçon 136 , et dans « Roman et réalité », texte d’une conférence de 1959. Toutefois, l’affirmation du caractère universel de cette vision du réel, présentée de façon focalisée donc particularisée dans les premières fictions, intervient dès les articles critiques de la fin des années 1940 137 .

« De Dostoïevski à Kafka », publié pour la première fois en 1947 dans Les Temps modernes, est l’œuvre d’un écrivain qui n’a encore publié qu’un petit livre, peu connu : Tropismes. Même si une poétique déjà affirmée s’y dessine, la part proprement critique, fondée sur l’étude d’œuvres précises, y occupe une place importante : Nathalie Sarraute ne peut encore se permettre de parler en tant qu’auteur, en son nom propre, ce nom étant alors inconnu. C’est donc indirectement, à propos notamment de Dostoïevski et de Proust, que l’existence de « l’autre réalité » défendue par certains personnages des fictions se trouve confirmée. La résonance entre la structuration binaire des fictions - l’univers des stéréotypes s’opposant à « l’autre réalité » - et la construction de l’article critique se manifeste dès la première page de l’essai : il s’ouvre ainsi sur le constat d’une opposition entre « roman psychologique » et « roman de situation » 138 . Le second serait le roman moderne par excellence, selon une doxa critique que définit Sarraute et dont elle fait de Claude-Edmonde Magny la principale représentante. La citation que donne Sarraute de l’article choisi pour cible 139 , entrelacée à sa propre phrase, insiste significativement sur l’omniprésence du stéréotype, censée caractériser le héros du « roman de situation » :

‘Sa conscience n’était faite que d’une trame légère « d’opinions convenues, reçues telles quelles du groupe auquel il appartient », et ces clichés eux-mêmes recouvraient « un néant profond », une quasi-totale « absence de soi-même ». Le « for intérieur », « l’ineffable intimité avec soi » n’avait été qu’un miroir à alouettes. « Le psychologique », source de tant de déceptions et de peines, n’existait pas (ES, 1558).’

L’imparfait s’explique par la situation d’énonciation mise en place dès le début de l’article : Nathalie Sarraute s’imagine les réactions d’un lecteur 140 soulagé par la révélation faite par les critiques (Roger Grenier, Claude-Edmonde Magny) que la psychologie ne mérite pas son attention inquiète : d’où le récit - retranscrit ici au passé - qu’il se fait de l’histoire récente du roman, histoire aboutissant au triomphe du roman de situation sur le psychologique. La polyphonie, si prégnante dans les fictions, se retrouve donc d’emblée dans l’article critique. En outre, dans la situation conflictuelle posée initialement par Sarraute, l’un des deux partis prétend nier l’existence de l’autre : ainsi résumée, il semblerait que la thèse de Claude-Edmonde Magny mette en cause toute possibilité d’existence du « psychologique », et partant la raison d’être du « roman psychologique », qui se résume dès lors à des « tentatives stériles, [des] pataugeages épuisants et [à d’]énervants coupages de cheveux en quatre » (ibid.). « Couper les cheveux en quatre », c’est précisément ce que l’oncle reproche au narrateur de Martereau, et Claude-Edmonde Magny se voit donc ici confier le rôle ingrat joué par l’oncle dans la fiction, celui d’incarner un ordre définissant autoritairement le champ du réel. Ce parallélisme entre la situation fictionnelle et le conflit mis en scène dans l’article critique souligne en outre la proximité entre la position assumée ici par Sarraute et la place qu’occupe le narrateur de Martereau : il s’agit dans les deux cas de défendre la réalité de phénomènes dont l’existence même est niée par d’autres. L’article vise ainsi à démontrer la présence efficiente de cet élément mis en question, « le psychologique », y compris là où on ne l’y voyait pas : chez Kafka, pourtant emblématique du « roman de situation » selon les défenseurs de ce dernier, mais aussi dans L’Etranger, considéré par Maurice Blanchot 141 comme un exemple de roman remettant en cause la psychologie pour offrir « l’image même de la réalité » 142 . A contrario, Sarraute fait de Kafka un héritier de Dostoïevski, considéré ici comme un modèle fondateur d’investigation psychologique par la littérature.

Le débat entre deux formes génériques recoupe donc un conflit entre deux définitions de la réalité, débat que l’on pourrait ainsi résumer : le « psychologique », sur quoi se construit le « roman psychologique », a-t-il une existence autre que mythique et discursive, et permet-il de dire quelque chose du réel ? Le recoupement de la problématique abordée dans l’essai et la question implicite que posent les fictions est d’autant plus marqué que les termes que Sarraute emploie dans son article pour définir la matière psychologique, telle que traitée par Dostoïevski par exemple, sont ceux-là même qu’utilisent ses narrateurs : ainsi, les gesticulations du père Karamazov

‘traduisent au-dehors, telle l’aiguille du galvanomètre qui retrace en les amplifiant les plus infimes variations d’un courant, ces mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d’appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie (ES, 1566).’

L’image du galvanomètre, la description tâtonnante de mouvements à la limite de la perception, tout concourt ici à identifier le « psychologique » à « l’autre réalité » évoquée dans les fictions. Mais un élément nouveau, essentiel, apparaît par rapport à la figuration de cette « autre réalité » telle que la proposent les fictions : à partir de l’étude précise d’un passage des Frères Karamazov, Sarraute opère ici par glissements successifs une généralisation, faisant d’abord de l’exploration du « psychologique » une caractéristique de l’ensemble de la poétique de Dostoïevski puis, dans ce passage, cette « substance » est définie comme une donnée universelle de l’expérience humaine. Alors que le présent a une fonction descriptive en début de phrase (« traduisent »), il revêt clairement une valeur gnomique dans la conclusion (« constitue »), de sorte que ce qui structure la poétique de Dostoïevski est érigé finalement en invariant qui dépasse largement les cadres d’un auteur particulier, et même de la création littéraire. Tout l’article oscille ainsi entre des constats valables localement, pour des poétiques particulières, et des affirmations de portée générale. Les développements auxquels donne lieu la formule de Dostoïevski (« “mon éternel fond”, d’où il tirait, disait-il, “la matière de chacun de ses ouvrages” » (ES, 1567)), sont exemplaires à cet égard. Pour préciser ce fond, « qu’il est assez difficile de définir », Sarraute recourt à la formule de Katherine Mansfield, « this terrible desire to establish contact » (ES, 1568) : c’est bien aux personnages de Dostoïevski qu’elle est dans un premier temps appliquée, même s’ils sont en cela révélateurs d’un « trait de caractère général du peuple russe auquel l’œuvre de Dostoïevski tient si fortement par toutes ses racines » (ES, 1570) 143 . Mais ce qui est au départ une particularité de la psychologie dostoïevskienne devient quelques pages plus loin une vérité universelle que l’écrivain russe fait découvrir à ses lecteurs :

‘C’est que ses personnages tendent déjà à devenir ce que les personnages de roman seront de plus en plus, non point tant des « types » humains en chair et en os, comme ceux que nous croyons apercevoir autour de nous et dont le dénombrement infini semblait être le but essentiel du romancier, que de simples supports, des porteurs d’états parfois encore inexplorés que nous retrouvons en nous-mêmes. […]’ ‘Ces mouvements [que l’on rencontre par ailleurs chez Proust] sur lesquels toute son attention et celle de tous ses héros et celle du lecteur se concentre, puisés dans un fond commun, et qui, telles des gouttelettes de mercure, tendent sans cesse, à travers les enveloppes qui les séparent, à se rejoindre et à se mêler dans la masse commune ; ces états baladeurs qui traversent toute son œuvre, passent d’un personnage à l’autre, se retrouvent chez tous, sont réfractés dans chacun suivant un indice différent, et nous présentent chaque fois une de leurs innombrables nuances encore inconnues, nous font pressentir quelque chose qui serait comme un nouvel unanimisme (ES, 1571-1572).’

Là encore, le « fond » exploré par Dostoïevski selon Sarraute se confond avec ce que nous avons appelé, à la suite du narrateur de Portrait d’un inconnu, « l’autre réalité » : il est constitué de mouvements imperceptibles qui transgressent les frontières des consciences, abolissent les catégories répertoriées, les « types ». Mais l’expression de départ, « mon éternel fond », est ici reformulée en « fond commun », et le monde romanesque se trouve placé sur le même plan que l’expérience quotidienne de tout un chacun : l’opposition entre une réalité de surface, celle des types, et les mouvements plus secrets, qui selon Sarraute structure l’univers de Dostoïevski, est présentée comme une vérité que chacun peut vérifier pour son propre compte. C’est même cette continuité entre univers fictionnel et expérience « réelle » qui fonde la validité de l’entreprise dostoïevskienne : le « fond éternel », propre à l’écrivain russe, acquiert une valeur heuristique dans la mesure où il est reconnu comme « fond commun » à l’auteur, au personnage et à l’ensemble des lecteurs. Dostoïevski permettrait en outre de faire le départ entre plusieurs types de perception, entre ce « que nous croyons percevoir » et ce qu’effectivement « nous retrouvons en nous-mêmes ». « Etats encore inexplorés », « encore inconnus » : le progrès de la connaissance par l’écriture et dans la lecture est clairement en jeu. La bascule d’une vision propre à une poétique vers une conception valable universellement est marquée par l’usage du nous, qui suppose que n’importe quel lecteur est à même de reconnaître la validité de ce qui est exploré, pour peu qu’il prête attention à ces mouvements. Dans le second paragraphe, l’expression « chez tous » permet ce même glissement : interprété par rapport au début de la phrase, il renvoie aux seuls personnages de Dostoïevski, tandis que la fin, qui conclut à « un nouvel unanimisme », confère a posteriori une extension maximale à l’expression : ce que l’écrivain place chez tous ses personnages est valable pour tous les hommes.

Ce terme même d’unanimisme n’est pas sans faire question : même s’il ne paraît pas explicitement renvoyer à la doctrine de Jules Romains, - il n’est pas entre guillemets - il ne peut manquer d’évoquer, surtout en 1947, l’auteur de La Vie unanime. Il est par ailleurs difficile de ne voir dans ce terme qu’un lapsus où « unanimisme » vaudrait pour simple synonyme d’« universalisme », puisque, malgré les nombreuses rééditions du texte, Nathalie Sarraute n’a jamais modifié ce passage. La référence mérite donc d’être explorée. En effet, la définition de l’unanimisme proposée par Jules Romains n’est pas sans rapport avec le « psychologique » tel qu’essaye de le redéfinir Sarraute : « Par unanimisme, entendez simplement l’expression de la vie unanime et collective. Nous éprouvons un sentiment de la vie qui nous entoure et qui nous dépasse » 144 . Si le vitalisme coloré de mysticisme de Romains est relativement éloigné de la vision sarrautienne, l’appréhension des sensations et des sentiments humains dans un cadre qui dépasse les frontières classiques du sujet isolé dans une conscience autonome correspond en revanche assez bien aux mouvements transpersonnels auxquels s’attache Sarraute 145 . Le « nouvel unanimisme », dont Sarraute croit repérer les prémisses dans l’œuvre de Dostoïevski et qu’elle appelle de ses vœux, sans reprendre l’ensemble de la théorie de Jules Romains, suggère néanmoins la possibilité d’une communauté de sensations transpersonnelles. Le caractère universel de telles sensations, par ailleurs clairement posé dans ce passage, permet d’entendre le terme dans son sens plus courant : autour de l’existence de telles sensations un accord peut se faire, unanime.

On pourrait juger sévèrement, selon une orthodoxie critique héritée du structuralisme, l’argument qui consiste à légitimer la fiction par une « expérience de la vie » à la définition assez impressionniste, et considérer en conséquence que Nathalie Sarraute succombe à dans l’illusion référentielle la plus complète. Pourtant, la simplification du père Karamazov, et de l’ensemble des personnages, à une fonction de « porteurs d’états », est une attaque frontale de l’illusion réaliste traditionnelle 146 . Plus fondamentalement, Sarraute renverse ici le problème de la référence tel qu’il se formulait, par exemple, dans l’esthétique réaliste du XIX° siècle 147  : la fidélité au réel ne consiste pas à créer mimétiquement une illusion de réalité, mais à amener le lecteur à reconnaître comme réelle l’expérience que lui propose le texte. Le référent, s’il préexiste virtuellement à l’écriture du texte, n’émerge véritablement que dans l’après-coup de la lecture : révélant au sujet lecteur de nouveaux objets, proposant de nouvelles perceptions, la lecture littéraire apparaît dès lors comme une activité de connaissance 148 . L’identité évidente entre le « fond commun » qui caractérise l’œuvre de Dostoïevski selon Sarraute, et « l’autre réalité » dont il est question dans ses propres fictions, permet en outre d’étendre à son œuvre propre cette ambition heuristique.

Trois ans plus tard, en 1950, « L’Ere du soupçon », publié également dans Les Temps modernes, affirme plus clairement encore la continuité entre la réflexion critique et l’écriture des fictions, et le rôle de découverte dévolu à l’écriture comme à la lecture : sans y assumer explicitement un point de vue de créateur, Sarraute s’éloigne de l’étude de poétiques particulières pour tenir des propos plus généraux sur les enjeux et la spécificité de la communication littéraire. L’enjeu de connaissance y occupe une place capitale, l’article se concluant sur la nécessité pour le romancier de « découvrir du nouveau », selon un mot attribué à Flaubert via Philip Toynbee, alors collaborateur régulier aux Temps modernes. De fait, le travail de l’écrivain est comparé à celui du scientifique. L’auteur doit selon Sarraute renoncer au « ton impersonnel » qui caractérisait la narration balzacienne :

‘Le ton impersonnel […] ne convient pas pour rendre compte des états complexes et ténus qu’il cherche à découvrir. Ces états, en effet, sont comme ces phénomènes de la physique moderne, si délicats et infimes qu’un rayon de lumière ne peut les éclairer sans qu’il les trouble et les déforme. Aussi, dès que le romancier essaie de les décrire sans révéler sa présence, il lui semble entendre le lecteur, pareil à cet enfant à qui sa mère lisait pour la première fois une histoire, l’arrêter en demandant : « Qui dit ça ? » (ES, 1583).’

La référence à la démarche scientifique n’aboutit pas ici à la revendication d’une objectivité entendue dans son sens classique - un objet cerné de façon extérieure mais connu indépendamment des circonstances de son étude - et justifie au contraire la narration à la première personne : la posture d’extériorité, instaurant une distance qui ferait place à quelque « rayon de lumière » brouillant le phénomène à observer, invaliderait l’expérimentation. Cette posture s’apparente donc à une mystification dont le lecteur n’est pas dupe : la réalité qu’il s’agit de découvrir ne saurait prendre la forme d’une vérité éternelle détachée des contingences humaines. Plus loin, le rôle de la première personne est encore relié étroitement au mouvement d’investigation du réel dans l’écriture : le « “je”, auquel l’auteur s’identifie », à « l’œil d’obsédé, de maniaque ou de visionnaire », déforme à sa guise les personnages secondaires « pour les forcer à lui livrer la réalité nouvelle qu’il s’efforce de découvrir » (ES, 1586). Le « je » dont parle ici Sarraute ressemble bien sûr à ses propres narrateurs 149 , et l’estompement de la frontière auteur/narrateur est un moyen d’assumer personnellement la « réalité nouvelle » que, dans les fictions, ces mêmes narrateurs revendiquent : la libido sciendi qui les anime correspond donc clairement au projet d’écriture même de Sarraute, qui entend faire de l’œuvre d’art un « instrument de connaissance », se rapprochant en cela « de l’œuvre des savants qui s’efforcent aussi d’exprimer une réalité inconnue », selon la formule de « Roman et réalité » (RR, 1645).

Pourtant, si la découverte se doit d’être assumée en première personne 150 , Sarraute n’en maintient pas moins le caractère universel de son intuition dans ce deuxième article : selon elle, les particularités psychologiques du héros de roman traditionnel sont ainsi perçues par le lecteur moderne comme « une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers » (ES, 1581). Ce même lecteur « a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom » (ibid.) La « réalité inconnue », si elle ne peut être perçue et transmise qu’à partir d’un point de vue, d’un foyer de subjectivation, correspond cependant à une expérience généralisable, Sarraute postulant une identité de l’essence humaine et une universalité des perceptions. La coïncidence de l’inconnu et de l’innommé est par ailleurs rappelée ici : l’intérêt porte entre autres sur les sentiments « les mieux connus », mais devenus méconnaissables puisque ni le phénomène connu, ni le mot pour le désigner ne correspondent plus à ces anciens sentiments. Plus loin, l’insistance sur l’inédit revient : il s’agit en effet pour l’écrivain de maintenir le lecteur « jusqu’au bout dans une matière anonyme comme le sang, dans un magma sans nom, sans contours » (ES, 1586, nous soulignons). Universelle, inconnue, innommée : la réalité que Sarraute, critique, appelle les écrivains à découvrir, est bien celle que les narrateurs de ses romans tentent d’approcher.

« L’Ere du soupçon » reprend donc, en les approfondissant, les éléments déjà rencontrés dans « De Dostoïevski à Kafka », et l’ambition heuristique, notamment, est réaffirmée avec force, la création artistique s’apparentant à une découverte scientifique. Mais ce deuxième article précise par ailleurs quelque peu la particularité de la « découverte », de l’« inconnu » qu’il s’agit de mettre au jour, et s’interroge en conséquence sur les modalités de sa transmission. En effet, quoique virtuellement reconnaissable par tous, cette « réalité inconnue » est fragile, dans la mesure où elle n’est pas un objet visible et directement nommable : elle nécessite, pour émerger, que l’auteur s’implique personnellement dans sa découverte, à travers un je. Mais le lecteur se voit lui aussi investi d’un rôle décisif dans la mise au jour de la découverte : il risque en effet de ne pas voir la « réalité inconnue », qui exige de lui une attitude comparable à celle du « chirurgien qui fixe son regard sur l’endroit précis où doit porter son effort » (ES, 1581). Là où on lui montre du nouveau, le lecteur peut ne voir que des types, et c’est la réalité même qu’on cherche à lui montrer qui du même coup disparaît :

‘Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d’une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages. Comme au jeu des « statues », tous ceux qu’il touche se pétrifient. […]’ ‘Or, nous l’avons vu, les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent (ES, 1584).’

C’est une éthique du lecteur, pour peu qu’il soit guidé par l’auteur, qui est ici en cause : la lecture typifiante n’aboutit pas seulement à un échec de la communication, elle masque la réalité. De même que, d’après la confidence du narrateur de Portrait d’un inconnu à son « alter », « un seul mot, une seule bonne grosse image bien assénée » fait que « tout se pétrifie tout à coup » (PI, 61), la projection par le lecteur sur le texte de personnages préconstruits fige les « mouvements » que l’œuvre cherche à restituer. Le lecteur a donc un pouvoir de vie ou de mort sur la « réalité inconnue » que Sarraute cherche à montrer : cette réalité, ailleurs désignée franchement comme une « vérité » 151 , n’a donc pas d’existence objective autonome, et ne peut se concevoir que comme une construction intersubjective.

Dès lors, la question du récepteur ne peut être considérée comme une péripétie seconde, indépendante du geste créateur : le lecteur participe en effet de la construction du référent central de l’œuvre - qu’il ait pour nom « mouvements imperceptibles », « réalité inconnue », ou « tropisme ». Et même si ce référent est bien perçu à la lecture, il est possible pour le lecteur de lui attribuer plusieurs statuts : fictif, résultant de l’hallucination des personnages, ou réel. Pour réaliser son programme esthétique - découvrir une « réalité inconnue » - Nathalie Sarraute est donc amenée à concevoir dès le moment de l’écriture la formation d’un lecteur compétent pour appréhender son œuvre, puisque l’existence même de cette réalité dépend de sa reconnaissance par un tiers. « L’Ere du soupçon » donne bien à lire cette contrainte fondamentale que représente l’instance lectoriale pour l’écrivain, la figure du « lecteur » soupçonneux contrôlant en quelque sorte les agissements de « l’auteur », paresseusement tenté par les conventions romanesques : le lecteur, même considéré comme une instance abstraite, comme c’est le cas dans l’article, est d’emblée inscrit dans le geste d’écriture. Penser l’œuvre d’art comme « instrument de connaissance » suppose donc pour Sarraute de réfléchir simultanément aux conditions spécifiques de la communication littéraire, comme le montre le passage de « Roman et réalité » où elle compare le travail artistique et la recherche scientifique, passage qu’il convient à présent de citer plus longuement :

‘Sans doute, par cette recherche, par cet effort pour rendre visible un univers invisible, l’œuvre littéraire, comme toute œuvre d’art, est un instrument de connaissance. Par là on a pu la rapprocher de l’œuvre des savants qui s’efforcent aussi d’exprimer une réalité inconnue, en la recréant dans un modèle, en la façonnant en un système, en la captant dans le réseau de leurs constructions théoriques. […]’ ‘Mais la différence entre l’œuvre scientifique et l’œuvre d’art est trop évidente. La réalité que l’œuvre d’art révèle n’est pas d’ordre rationnel. Pour la communiquer, il faut l’exprimer par une forme sensible. Sans cette forme, il n’y a pas de communication possible, la forme étant le mouvement même par lequel la réalité invisible accède à l’existence (RR, 1645).’

Le texte de la conférence de 1959 explicite ainsi ce qui était implicitement contenu dans l’article de 1950 : la spécificité de la découverte artistique réside dans son mode de communication, qui lui-même détermine les possibilités d’existence de cette découverte. La « réalité nouvelle » n’est pas démontrable, elle n’est à la limite pas montrable, mais simplement éprouvable. C’est donc, selon cette conception, à la mise en œuvre d’une communication sur le mode sensible que doit s’attacher l’écrivain. L’ambition heuristique du projet d’écriture de Sarraute est, comme le montre clairement ce passage, indissociablement liée à l’instauration d’une telle communication.

« L’Ere du Soupçon » donne quelques éléments sur la nature du lien qu’il s’agit d’établir avec le lecteur. Si une coopération est en définitive visée, force est de constater que la représentation que Sarraute se fait de son lecteur est autant celle d’un adversaire que d’un partenaire, comme le suggère d’ailleurs d’emblée le titre de l’article. Cette relation de défiance réciproque entre auteur et lecteur trouve son origine dans les enjeux mêmes dont est investi le lien à établir, que nous venons de montrer : la « réalité inconnue » qu’il s’agit de construire avec le lecteur suppose de le convaincre de son existence, et ce en contrevenant à toutes ses habitudes perceptives. C’est donc constamment en termes d’effort, de refus de la paresse que s’exprime l’activité de lecture, qui doit elle-même être préparée par l’auteur. L’obstacle à franchir est inhérent à l’objet à transmettre, qui est l’envers du stéréotype : ennemi de « l’autre réalité » dans l’univers fictionnel, le (stéréo)type l’est également dans la situation de lecture. C’est le personnage de roman qui, dans la pensée critique de Sarraute, cristallise cette tendance à la construction des types. Le travail de l’écrivain consiste donc à aménager les conditions d’une lecture qui bloque cette tendance typifiante : « Tout est là en effet : reprendre au lecteur son bien et l’attirer coûte que coûte sur le terrain de l’auteur » (ES, 1585).

Les fictions s’organisent, nous l’avons vu, autour du clivage entre deux réalités, ou plutôt deux façons de définir ce qu’est la réalité : la première réalité, immédiatement visible, décryptable en significations déjà disponibles, est aisément descriptible et nommable. La seconde, peuplée de mouvements à peine perceptibles, déstabilisant les catégories de pensée et de nomination, apparaît en revanche moins légitime. Portrait d’un inconnu et Martereau thématisent cet affrontement, au point que, d’une certaine manière, il constitue le nœud conflictuel structurant ces œuvres : les narrateurs rejettent la première réalité comme factice, clichée et régie par le stéréotype, catégorie qui nous semble subsumer les griefs formulés à l’encontre de cette première réalité. En revanche, l’« autre aspect de la réalité », la « réalité nouvelle », fait l’objet d’un désir de connaissance, décrit parfois en termes de quête compulsive : quelque chose est à connaître, d’imperceptible et d’inédit. Imperceptible car inédit, pourrait-on dire, tant Nathalie Sarraute insiste sur la détermination réciproque de nos représentations verbales et sensorielles.

Sa pensée critique, telle qu’elle la formule parallèlement à l’écriture des trois premiers livres, permet de mieux cerner les enjeux de cette libido sciendi : l’ambition heuristique y est en effet revendiquée sans ambiguïté par Sarraute pour la littérature, et la « réalité inconnue » traquée par les narrateurs est celle-là même que Sarraute, en critique, donne pour objectif à l’écrivain d’appréhender. Ce qui apparaît comme une vision singulière dans les fictions est même posé comme un universel dont la mise au jour constituerait une connaissance nouvelle pour le genre humain dans son ensemble. Mais cette connaissance ne saurait être partagée selon les schémas habituels de transmission du sens prévalant, par exemple, dans la diffusion des connaissances scientifiques. Echappant par nature aux traductions discursives, la « réalité inconnue » ne peut se concevoir selon le modèle d’un objet découvert par un seul : construction intersubjective, elle n’accède à l’existence que si elle est éprouvée et reconnue par un tiers.

La connaissance littéraire visée par Sarraute brouille donc profondément le modèle de la communication : le référent visé - la « réalité inconnue » - ne préexiste que virtuellement au message chargé de le désigner, mais surtout, son existence effective dépend étroitement du destinataire. On est conduit à entendre littéralement l’image qu’emploie le narrateur lorsqu’il renonce à voir en Martereau autre chose qu’un personnage :

‘Ses actes, ses gestes, ses paroles - des traits nets et purs qui le dessinent parfaitement, l’expriment. En dessous, autour, il n’y a rien : une feuille de papier blanc (M, 331).’

Si le lecteur en effet ne perçoit plus lui non plus ce qui défait les représentations nettes, c’est l’entreprise d’écriture elle-même qui est proprement annulée, ce que figure ici la « feuille de papier » redevenue « blanc[he] ». Ce que nous disons déterminant notre perception, et partant notre définition de la réalité, il s’agit donc d’inventer de nouvelles façons de parler pour qu’un autre réel soit lu : affronter la réalité innommée exige donc simultanément que s’invente une communication littéraire spécifique.

Notes
134.

Voir notre analyse de la quadruple scène de Martereau, qui contredit « les faits » tels que définis par l’oncle (supra I.2.2.3. « En vérité, indéfinissable, sans contours »). Les nombreuses analepses et prolepses de Portrait d’un inconnu, brisant la linéarité et l’évidence des enchaînements causaux, vont également dans ce sens.

135.

Le rôle d’attestation par les essais de cette « autre réalité » figurée dans les fictions, et la fonction des écrits critiques dans le positionnement générique de Sarraute, feront quant à eux l’objet de développements ultérieurs (voir supra Chapitre III : « Premiers contacts »).

136.

Seul des quatre articles à n’être pas paru en revue, il paraît donc pour la première fois en 1956, dans L’Ere du Soupçon.

137.

Etant donnée la période ici considérée, nous nous appuierons donc essentiellement sur ces articles antérieurs à 1953, date de publication de Martereau. Toutefois, on s’autorisera quelques références aux propos ultérieurs, dans la mesure où ils offrent une explicitation exemplaire d’une pensée précédemment contenue en germe.

138.

Comme le souligne Ann Jefferson, l’opposition tranchée entre deux points de vue est récurrente dans les articles critiques de Nathalie Sarraute, et fait écho à des situations présentes dans les fictions : « [Le] discours critique [de Nathalie Sarraute], pour se constituer, doit ériger un discours opposé qu’elle puisse prendre pour cible. […] A travers son œuvre critique, elle ne cesse de recréer une situation qui constitue un thème récurrent de ses ouvrages romanesques : l’exclu poussé malgré lui à affirmer certaines vérités en les jetant à la face d’un groupe qui se prend pour le gardien de l’ordre établi » (Notice à l’œuvre critique, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 2035-2036).

139.

C.-E. Magny, « Roman américain et cinéma. L’ellipse au cinéma et dans le roman », Poésie 45, n° 24, 1945, p. 59-72. Article repris dans L’Age du roman américain, Paris, Le Seuil, 1948.

140.

Pour être précis, il s’agit plutôt d’un récit sans origine précise : le discours adverse, celui des défenseurs du « roman de situation » en l’occurrence, est érigé en doxa reprise par un on anonyme qui en infère un récit.

141.

Nathalie Sarraute s’appuie sur les pages qu’il consacre au roman de Camus dans Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 248-253.

142.

M. Blanchot, op.cit., cité p. 1560.

143.

Il est certes étonnant de voir Sarraute recourir à cette notion de « trait de caractère » supposé définir le comportement de tout un peuple, et affirmer l’enracinement d’une œuvre dans une communauté nationale. Ces affirmations semblent en effet en complète contradiction avec sa propre poétique et, précisément, la vision du monde, emprunte d’universalisme, qui la sous-tend, et que nous essayons ici de préciser. Deux hypothèses peuvent cependant éclairer ces phrases bien étranges : même si elle met peu en avant, lors de ses débuts littéraires, ses origines russes, Nathalie Sarraute indique peut-être en creux en quoi son œuvre, écrite en français, est redevable à une culture étrangère. Les modèles littéraires par ailleurs convoqués (Kafka, Woolf, Rilke) sont, à l’exception de Proust, tous étrangers : « les racines » russes de Dostoïevski ici évoquées pourraient donc paradoxalement servir à la revendication d’un certain cosmopolitisme.

Le second élément d’explication est contextuel, et fait pendant à l’opposition entre Ford et les ingénieurs de l’URSS, dans le discours de l’oncle de Martereau. La fin de l’article, qui paraît au début de la guerre froide, évoque implicitement la révolution russe de 1917 : c’est la « divination propre à certains génies […] qui avait fait pressentir à Dostoïevski l’immense élan fraternel du peuple russe et sa singulière destinée » (ES, 1576). Cette conception toute romantique du génie visionnaire semble donc faire de Dostoïevski un rempart politique contre le modèle culturel américain, défendu par Claude-Edmonde Magny. A cette date, Nathalie Sarraute relie donc explicitement ses analyses littéraires à des enjeux historiques et politiques précis.

144.

J. Romains, « Les sentiments unanimes et la poésie », in La Vie unanime (1908), Paris, Mercure de France, 1913, p. 43.

145.

L’estompement des limites du sujet percevant, qui sous-tend la doctrine de Romains, se manifeste par exemple dans ces vers tirés de La Vie unanime : « Le mystère nouveau cherche à nous ligoter ; / Ce passant tient à moi par des milliers de cordes ; / Dans ma chair des crochets s’enfoncent, et la mordent. / […] Ma pensée, à travers mon crâne, goutte à goutte, / Filtre, et s’évaporant à mesure, s’ajoute / Aux émanations des cerveaux fraternels / Que l’heure épanouit dans les chambres d’hôtels, / Sur la chaussée, au fond des arrière-boutiques. » (« La Rue », in La Vie unanime, op. cit., p. 57). Si l’évocation optimiste d’une fraternité humaine universelle est étrangère à l’univers de Sarraute, les sensations transsubjectives que décrit le texte de Romains, et les métaphores mêmes, utilisées pour figurer cette labilité de l’être, en sont en revanche très proches.

146.

La remise en cause du personnage de roman est du reste l’aspect le plus connu de la poétique de Sarraute, et s’amplifie dans les articles ultérieurs.

147.

C’est sur elle, on le sait, que s’appuie Sarraute de manière privilégiée : « L’Ere du Soupçon » se réfère ainsi de façon récurrente à Balzac.

148.

En cela, la conception de la référence selon Sarraute se distingue radicalement du surréalisme, auquel elle ne fait du reste jamais allusion : il ne s’agit pas tant de créer une autre réalité, une surréalité, que de permettre l’appréhension de ce qui est déjà là, disponible dans la quotidienneté la plus banale.

149.

La rédaction de « L’Ere du Soupçon » est contemporaine de l’écriture de Martereau.

150.

Sarraute abandonnera certes le principe du narrateur unique à partir du Planétarium, optant pour des œuvres chorales et une diffraction des voix. Il n’en reste pas moins que les tropismes sont saisis en première personne, même si les je se multiplient.

151.

Pour désigner, il est vrai, le geste de Balzac, mais dans une perspective qui entend décrire tout mouvement créateur véritable : « Au lieu, comme au temps de Balzac, d’inciter le lecteur à accéder à une vérité qui se conquiert de haute lutte, [les vieux accessoires du roman] sont une concession dangereuse à son penchant à la paresse » (ES, 1580-1581, nous soulignons).