La dernière page de « My creative method », rédigée en février 1948, lie de façon explicite l’écriture et le désir de connaissance, la nomination se faisant ainsi découverte :
‘Du fait seul de vouloir rendre compte du contenu entierde leurs notions, je me fais tirer, par les objets, hors du vieil humanisme, hors de l’homme actuel et en avant de lui. J’ajoute à l’homme de nouvelles qualités que je nomme.’ ‘Voilà Le Parti pris des choses. (M, I, 536)’Le premier livre marquant, Le Parti pris des choses, est donc considéré, quelques années après sa publication, avant tout comme un travail d’investigation, de connaissance, qui se construit d’abord contre un savoir reçu, un corps de doctrine constitué, et jugé comme périmé - le « vieil humanisme » : « rendre compte » des objets dans leur complexité - le « contenu entier de leurs notions » - conduit donc l’écrivain à faire des découvertes, qui contribuent à créer une réalité encore inexistante. La nomination est la manifestation de la découverte, - les « nouvelles qualités » - elle-même susceptible de modifier les choses existantes : se situant en « avant de l’homme », Ponge envisage son texte comme producteur d’une nouvelle humanité 153 .
Si le texte « méthodologique » de 1948 insiste a posteriori sur l’ambition heuristique qui régit le projet pongien du Parti pris des choses, certaines formulations très proches apparaissent dès « L’introduction au “Galet” » en 1933, peu après l’élaboration de la poétique du parti pris. Il est nécessaire ici de citer longuement ce texte capital :
‘Il est tout de même à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit, enfin la réalité de l’homme. Il suffit pour s’en rendre compte de fixer son attention sur le premier objet venu : on s’apercevra aussitôt que personne ne l’a jamais observé, et qu’à son propos les choses les plus élémentaires restent à dire. Et j’entends bien que sans doute pour l’homme il ne s’agit pas essentiellement d’observer et de décrire des objets, mais enfin cela est un signe, et des plus nets. A quoi donc s’occupe-t-on ? Certes à tout, sauf à changer d’atmosphère intellectuelle, à sortir des poussiéreux salons où s’ennuie à mourir tout ce qu’il y a de vivant dans l’esprit, à progresser - enfin ! - non seulement par les pensées, mais par les facultés, les sentiments, les sensations, et somme toute à accroître la quantité de ses qualités. Car des millions de sentiments, par exemple, aussi différents du petit catalogue de ceux qu’éprouvent actuellement les hommes les plus sensibles, sont à connaître, sont à éprouver. Mais non ! L’homme se contentera longtemps encore d’être « fier » ou « humble », « sincère » ou « hypocrite », « gai » ou « triste », « malade » ou « bien portant », « bon » ou « méchant », « propre » ou « sale », « durable » ou « éphémère », etc., avec toutes les combinaisons possibles de ces pitoyables qualités (PR, I, 201-202).’Comme dans le texte de 1948, la découverte que Ponge se propose de faire - ou plutôt qu’il revendique comme accomplie - est celle de « nouvelles qualités », à la finalité pragmatique clairement affirmée. La connaissance dont il est ici question vise donc à un enrichissement de la vie sensorielle, affective, morale et intellectuelle de l’humanité prise dans son ensemble : « connaître » et « éprouver » se trouvent ici en relation de quasi-synonymie 154 . Le modèle de connaissance qui se fait jour dans ces lignes suppose donc une implication corporelle, sensorielle et affective du découvreur, même si, par ailleurs, la valeur universelle des découvertes pongiennes, implicitement posée, les apparente d’emblée aux représentations communes de la découverte scientifique 155 .
Mais ce qui frappe d’emblée dans ce passage est le rapport ambigu entre les trois termes juxtaposés (« paroles », « esprit », « réalité »). On peut considérer que « réalité » reprend les deux premiers termes, la réalité résultant dès lors de représentations verbales déterminant la pensée (ce que Ponge nomme ici « esprit »). Toutefois, le texte laisse aussi entendre que les trois termes sont bien distincts, donc que la réalité est hétérogène aux paroles. Faire une « découverte » consiste donc à repousser les frontières de l’inédit, et partant à redéfinir la « réalité » : c’est parce qu’il reste « beaucoup de choses à dire » que le champ du réel est encore à explorer, et que l’écriture a à voir avec la connaissance. Par là même, elle bouleverse les représentations reçues, les catégories acceptées et les oppositions binaires qui opèrent une simplification outrancière du réel, figurées dans ce passage par l’énumération finale des paires d’adjectifs antonymes.
On voit bien en quoi une telle conception de l’écriture comme entreprise de connaissance s’apparente au projet sarrautien : pour Ponge également, il s’agit d’imposer un inédit rejeté à la marge, comme faisant pleinement partie de la réalité, contre les représentations admises. Dire le « vrai », trouver la formulation « juste », en dehors des mots qui en informent habituellement notre appréhension, suppose donc de mettre au jour d’autres façons de lire le monde, en passant outre les « chromos » qui l’offusquent : des enjeux spécifiquement pongiens de la redéfinition de la réalité, réalité qui suppose, pour être connue, un rejet des stéréotypes, il sera d’abord question.
Mais si, comme nous l’avons vu, l’inédit tel que Sarraute l’entend est par définition innommable 156 , puisqu’il recouvre une réalité labile rétive à toute désignation fixe, la découverte pongienne suppose la nomination, qui est même désignée comme l’horizon ultime de son projet : nous envisagerons donc ensuite la portée d’une telle ambition, en ce qui concerne la structure de la connaissance par l’écriture chez Ponge, notamment le rêve d’une « connaissance objective », et ses conséquences dans l’ordre de la communication littéraire.
« Matière et mémoire », PAE, I, 122 : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : sans doute… Mais seulement ce qui ne se conçoit pas bien mérite d’être exprimé, le souhaite, et appelle sa conception en même temps que l’expression elle-même. La littérature, après tout, pourrait bien être faite pour cela… Etre considérée à juste titre dès lors comme moyen de connaissance ».
En cela, ces lignes entrent en résonance étroite avec cette déclaration de la fin des « Notes premières de “L’Homme” », datées de 1943-1944 : « L’Homme est à venir. L’homme est l’avenir de l’homme » (PR, I, 230). Le jeu sur les caractères italique et romain indique bien la relation posée entre l’écriture possible d’un texte intitulé « L’Homme » et l’avènement d’une humanité nouvelle.
De telles déclarations mettent en perspective une certaine image de Ponge qui confond son souci d’objectivité avec un positivisme étroit. Elles rapprochent en outre son entreprise de celle de Nathalie Sarraute, qui cherche elle aussi à élargir la gamme des sentiments au-delà de leurs étiquettes.
Ce caractère universel est ailleurs relativisé à un temps et à une ère linguistique donnés : si la langue française considérée à un temps T est l’outil d’investigation privilégié, c’est aussi au lecteur francophone contemporain que les fruits de cette recherche s’adressent en premier lieu, comme l’indique « My creative method », par exemple : « Je tends à des définitions-descriptions rendant compte du contenu actuel des notions, [§] - pour moi et pour le Français de mon époque » (M, I, 536).
Cette notion n’est pas ici à prendre dans le sens que lui confèrent, par exemple, Bataille ou Blanchot, et ne se confond pas non plus avec l’indicible : tout le pari de Sarraute consiste à « dire » indirectement cet innommable, pour le donner à éprouver, faute de pouvoir le désigner de façon stable et univoque.