II.1.2.1.2. « Vérité », « réalité » : une science ambiguë

Nous l’avons entrevu, la « vérité » visée par Ponge contrevient précisément à l’image idéalisante d’une abstraction qui, elle, est rejetée du côté du symbole : la vérité n’est pas dans cette perspective un principe supérieur ordonnant la réalité qu’il s’agit de découvrir derrière, au-delà, sous les impressions sensibles, mais elle leur est attachée indissolublement. C’est pourquoi la vérité s’absente « des paroles » qui, elles, fonctionnent en circuit fermé et s’avèrent incapables de rendre compte du choc sensoriel singulier avec les choses. Si la proximité récurrente du beau et du vrai, sous la plume de Ponge, peut laisser penser dans un premier temps à un héritage platonicien dans son appréhension de ces notions, toute sa démarche consiste au contraire à les fonder de manière inductive, à les faire résulter de l’expérience sensible, et non d’informer celle-ci à partir de concepts qui les transcendent. Le beau découle du vrai, mais est vrai ce qui est conforme à une expérience singulière, circonstanciée et circonscrite : la vérité n’est pas pour Ponge un concept anhistorique et éternel, elle s’ancre toujours dans un temps et dans des conditions spécifiques, ce qu’il note à propos des Otages :

‘En somme, [Fautrier] satisfait par le choix de son sujet notre goût de la vérité (de la hiérarchie des valeurs, de la vérité relative, de la vérité humaine), et par la façon dont il le traite, notre goût de la beauté.’ ‘Il transforme en beauté l’horreur humaine actuelle » (PAE, I, 96).’

La notion de vérité est d’emblée en crise chez Ponge, qui constate précocement l’incompatibilité d’une idée absolue du vrai avec la réalité des pratiques humaines. Cette incompatibilité est d’abord perçue sur un mode tragique, comme dans ce passage déjà rencontré du « Proême à Bernard Groethuysen », écrit en 1924 : « La vérité ? Je ne comprends pas. La beauté ? Je ne comprends pas » (NR, II, 309). La « Note sur “Les Otages”. Peintures de Fautrier » rend sensible l’évolution de Ponge sur ce point : la vérité visée est d’abord une vérité de parti pris, qui opère des choix et hiérarchise. C’est une vérité produite par l’artiste et non plus un idéal ressenti comme inaccessible.

Le problème est dès lors de savoir en quoi une vérité dont les principaux attributs sont la contingence, la relativité, peut accéder encore au statut de connaissance. « Braque le réconciliateur », premier texte consacré au peintre, écrit en 1946, est à cet égard capital en ce qu’il met en lumière les tensions caractéristiques de la poétique de Ponge dans sa conception de la vérité, et de ses rapports aux savoirs préexistants :

‘Que voyons-nous en effet ? Sinon que ce qui paraît invraisemblable ou fantastique à une époque, tout imprégnée qu’elle est des vérités de l’époque précédente, a de ce fait plus de chances d’être vrai, que ce qui lui paraît naturel ou vraisemblable, puisque le vraisemblable n’étant que l’académie de l’ancien vrai, est donc faux, par définition (PAE, I, 130).’

Si l’artiste se voit une nouvelle fois confier la mission d’exprimer le vrai, c’est un vrai qui n’est pas reconnu comme tel avant l’œuvre elle-même. Le caractère relatif de la vérité est ici exprimé de manière radicale, puisque le vrai qui s’impose finalement comme représentation dominante pour devenir « vraisemblable », académisme, devient « faux ». La vérité est donc produite (plutôt que dévoilée, ou révélée) par l’œuvre, que cette œuvre soit peinte, comme celle de Braque, ou écrite, comme c’est le cas pour Ponge 166 . La suite du texte, explorant la genèse de cette vérité de l’œuvre, revient sur ses rapports avec les savoirs préexistants :

‘Or il se trouve justement que nous sommes « gorgés d’éléments naturels », d’impressions sensorielles, gorgés dès l’enfance. Il s’agit dès lors simplement de libérer cela. Sans vergogne. Cela n’est déjà pas si facile. Etant donné le plus simple objet, l’on peut tenir que chaque personne possède de lui une idée profonde, à la fois naïve et complexe, simple et nourrie (épaisse, colorée), puérile et pratique ; qui plus est, arbitraire et commune. Ce n’est pas le bon sens, ce n’est pas l’idée raisonnable : c’est, dit Jean Paulhan, « ce qu’il a en tête à tout moment ». Voilà ce qu’il s’agit de rendre honnêtement, sans autre scrupule. Si chacun y parvenait, quelle poésie (faite par tous) !’ ‘D’où vient cette idée, à laquelle ne correspond encore aucun mot, qui se forme contre la simplicité abusive du mot qui désigne communément jusqu’alors la chose ? Est-elle innée ? Est-ce l’idée enfantine (Braque dit qu’on cesse de voir après 25 ans) ? Ou plutôt, formée par une sédimentation incessante, la somme à ce jour des impressions reçues ? Reçues dans le silence aussi bien que par la science ? (ibid., 131).’

Le vrai que crée l’artiste, invraisemblable d’abord pour ses contemporains, ressortit à l’inédit, il est à inscrire contre le mot. Mais cette affirmation une fois posée, Ponge multiplie les questions. Deux séries se dessinent alors : « Naïve, simple, puérile, innée » et « complexe, nourrie, pratique, formée ». Deux modèles de la connaissance poétique sont ainsi mis en parallèle. Le premier consiste à produire une vérité fondée sur un rapport naïf/natif aux choses, la seconde en l’étayant sur les discours déjà existants pour les recombiner en un processus dynamique continuel, qui permette également de produire de l’inédit : la « science », dans cette optique, se situe tantôt du côté du « vraisemblable » faisant écran à une connaissance véritable, tantôt du côté d’un matériau susceptible de nourrir une formulation authentique.

La pratique de Ponge marque cette oscillation entre des moments de table rase de tout discours préconstruit, et la prise en compte des paroles déjà produites sur laquelle s’appuie sa propre démarche. Cette tension redouble les variations déjà relevées autour du terme de « signification », et le degré d’inadéquation de la langue à rendre compte d’une vérité éprouvée intimement. Parmi les textes du Parti pris des choses, plusieurs semblent répondre à la décision formulée dans « L’introduction au “Galet” » de tourner le dos aux bibliothèques :

‘Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début (PR, I, 204). ’

« La Fin de l’automne », écrit deux ans après, en 1935, loue ainsi le geste de la Nature, qui « déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque », pour un nettoyage « qui ne respecte pas les conventions » ; grâce à cet élagage radical, les bourgeons peuvent naître « en connaissance de cause » (PPC, I, 16-17). Une telle posture coïncide avec les moments de remise en cause les plus radicales du processus de symbolisation propres à la langue même : il s’agit de sortir des significations, et non seulement de celles produites par les « expressions habituelles » 167 .

Toutefois, la prise en compte du déjà dit, et du déjà connu, est l’attitude qui prévaut chez Ponge, même si ce matériau préexistant peut le cas échéant n’être qu’un négatif de ce qui reste à dire, un fond sur lequel va se découper l’inédit vers lequel tend le texte. Dans les « Notes prises pour un oiseau », la consultation du Littré vaut ainsi comme une base de connaissance et une confirmation que « tout l’oiseau » - tout ce qui constitue sa vérité relative au moment où Ponge écrit - reste à dire : « Et voilà. Il y a de bonnes choses à prendre, apprendre. Satisfaction pourtant de constater que rien n’est là de ce que je veux dire et qui est tout l’oiseau (ce sac de plumes qui s’envole étonnamment). Je n’arriverai donc pas trop tard. Tout est à dire. On s’en doutait » (RE, I, 350-351). Le contre-pied de La Bruyère, l’exigence de nouveauté qui s’y lit, s’étaye cette fois sur les citations données par Littré ; à la page suivante, Ponge assume finalement le rôle du moraliste pour préciser la formation de cet inédit qu’il cherche à formuler : « Le poète (est un moraliste qui) dissocie les qualités de l’objet puis les recompose, comme le peintre dissocie les couleurs, la lumière et les recompose dans sa toile » (ibid., 352). Si la vérité de l’oiseau est encore à construire par le texte en gestation, elle s’appuie donc aussi sur une (com)préhension des discours préexistants qui permettent de refigurer la chose-oiseau selon des catégories perceptives nouvelles. La Seine, écrit en 1947, soit près de dix ans après les « Notes », insiste davantage encore sur le dialogue nécessaire avec les discours antérieurs et les représentations existantes dans la constitution du nouveau : Ponge y revendique une nouvelle fois une démarche scientifique, mais plus spécifiquement une science expérimentale, qui fasse sa place à l’hypothèse 168 .

‘Et quant à moi, s’il est vrai que la science (dont la fin n’est pas seulement connaissance mais puissance) doive s’appuyer pour commencer sur de solides définitions et d’autre part se confier parfois à la paresse et dans une certaine mesure aux hasards de la contemplation, alors peut-être mon entreprise n’est-elle pas folle ni totalement injustifiée. Car ce sont bien des définitions que je prétends formuler, mais telles que, n’impliquant nullement que j’aie fait d’abord table rase mais plutôt rassemblé au contraire, en un premier temps, les connaissances déjà élaborées (aussi bien en moi-même) sur chaque sujet, elles contiennent également des éléments nouveaux et si l’on veut une part du futur de nos connaissances sur le même sujet. Mais comment y parviens-je, si j’y parviens ? En repétrissant avec les connaissances anciennes les acceptions morales et symboliques, et toutes les associations d’idées, la plupart du temps très variées et contradictoires, auxquelles cette notion peut ou a pu donner lieu, - y compris celles habituellement considérées comme puériles, gratuites et sans intérêt, celles-là même de préférence peut-être, parce qu’ayant plus de chance d’apporter quelque élément non encore utilisé.’ ‘Si bien que par l’agglomérat de toutes ces qualités (ou qualifications) contradictoires - et plus elles sont contradictoires et semblent irrationnelles, mieux cela vaut -, j’obtiens un conglomérat neutre, dépourvu de toute tendance ou résonance morale propre à offusquer les vérités nouvelles et inouïes dont je désire passionnément qu’elles s’y incorporent, et de la sorte effectivement elles s’y incorporent. Il ne s’agit que d’un retour, d’un incessant appel au concret (La Seine, I, 262-263).’

La démarche est cette fois explicitement opposée à celle de la table rase : c’est au contraire à partir de connaissances préexistantes que peuvent émerger des « vérités », qui une nouvelle fois s’identifient avec l’inédit, le nouveau. La nouveauté réside dans ce cas dans la recombinaison d’éléments donnés, et non dans la confrontation ex nihilo à la chose. Deux éléments sont néanmoins indispensables pour que le texte puisse prétendre au vrai : la prise en compte des perceptions singulières et individuelles, habituellement censurées a priori par les savoirs constitués, et la neutralisation des connaissances convoquées. En effet, c’est en dissociant ces connaissances des déterminations axiologiques qui leur ont été associées, les transformant en symboles, que le texte peut espérer les rendre à nouveau aptes à produire des vérités. Cette seconde attitude consistant à partir de connaissances déjà construites suppose donc que soit maintenue la posture critique à l’égard des représentations figées et que, dans l’agglomération nouvelle à laquelle aspire Ponge, elles soient en quelque sorte déconstruites, au sens où leurs éléments constitutifs sont sélectionnés et redisposés. Ainsi « incorporées » à la lettre du texte, à sa disposition, les « vérités » visées sont donc immanentes à l’œuvre : du « Proême à Bernard Groethuysen » à La Seine, on est donc passé du constat douloureux d’une vérité absente, à une conception de la vérité comme notion en travail, le vrai étant en devenir dans l’œuvre.

La « vérité », relative, « relative au langage » 169 , résultant de formulations inédites, telle que l’envisage Ponge, présente un certain nombre d’attributs communs avec la « réalité ». De même qu’il existe une aspiration à formuler le vrai, la réalité apparaît ainsi comme horizon désirable que les œuvres aspirent à incorporer. Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, la récurrence de l’expression « en réalité », dans les textes qui composent Le Parti pris des choses, marque bien cependant ce désir de réel qui dirige le regard et régule les expressions. Dans « Le cycle des saisons », l’objection qui se fonde « en réalité » contredit ainsi l’opinion commune que les arbres se font d’eux-mêmes et de leurs paroles :

‘Las de s’être contractés tout l’hiver les arbres tout à coup se flattent d’être dupes. Ils ne peuvent plus y tenir : ils lâchent leurs paroles, un flot, un vomissement de vert. Ils tâchent d’aboutir à une feuillaison complète de paroles. Tant pis ! Cela s’ordonnera comme cela pourra ! Mais, en réalité, cela s’ordonne ! Aucune liberté dans la feuillaison… (PPC, I, 23).’

Le texte, même à travers l’expression partiellement désémantisée, se réclame ainsi de la réalité contre la vulgate des arbres. La réalité dans cette perspective est le propre de ce qui contredit l’opinion commune, et mérite considération et effort de formulation. Cette même opposition entre une opinion fausse et l’observation adéquate reparaît dans « Bords de mer ». La mer « laisse sans doute croire à chacun [des fleuves] qu’elle se dirige spécialement vers lui », mais « en réalité, […] elle garde au fond de sa cuvette à demeure son infinie possession de courants » (ibid., 30) : le fond inconnu de la mer en est la réalité désirable, non immédiatement saisissable, qui réclame attention. Pour prendre un dernier exemple, le terme de « réalité » apparaît dans « Le Mollusque » valorisé en tant que tel :

‘La nature renonce ici à la présentation du plasma en forme. Elle montre seulement qu’elle y tient en l’abritant soigneusement, dans un écrin dont la face intérieure est la plus belle.’ ‘Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité des plus précieuses (PPC, I, 24).’

L’absence de forme peut, par analogie, amener à réduire le mollusque à un crachat, donc à en nier la forme d’existence originale pour l’assimiler à une sécrétion dont il faut se défaire. Le texte tend au contraire à le constituer en une réalité, comme telle digne de considération.

Tout comme la vérité est à construire plus qu’à découvrir, la réalité est elle aussi à conquérir, elle n’est pas donnée d’avance. De même que la vérité inédite exige pour être connue que soient remises en cause les significations stables, la réalité nécessite pour être perçue de faire pièce aux représentations convenues. Dans « La loi et les prophètes », il s’agit ainsi de « [communiquer] à tous, par la vision d’une réalité un peu plus importante que la rondeur ou que la fermeté des seins, la terreur qui saisit les petites filles la première fois » (PR, I, 194). Contre la célébration habituelle des rondeurs du corps féminin - telle que la présente la statuaire, dans le texte - l’entreprise revendiquée par Ponge consiste à donner à voir une réalité occultée. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres », lit-on dans « Le Cycle des saisons » (PPC, I, 24) ; Ponge se refuse de même à « déduire la réalité de la réalité » 170  : une entreprise de création authentiquement réaliste est simultanément critique à l’égard de ce qui se donne comme la réalité, et enrichissement de ce qui la constitue.

La catégorie de la « réalité » est donc au premier chef affectée par l’élaboration de la poétique du parti pris des choses : alors que dans un premier temps elle était ce qui est occulté par tout exercice de la parole, elle trouve finalement en lui son fondement même. « L’introduction au “Galet” » postule ainsi que les « ressources infinies de l’épaisseur des choses » puissent être « rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots » (PR, I, 203) : le langage accède au statut d’outil d’investigation privilégié de la réalité, et n’est plus simplement perçu comme un masque dont il faudrait se défaire, dans le silence, ou qu’il conviendrait d’ériger en absolu, dans une attitude logocentrique un temps adoptée. C’est parce que le langagel est reconnu comme un élément de cette réalité que l’écriture peut à son tour être créatrice de réel. Ainsi, en 1946, en une longue prétérition, Ponge peut affirmer : « Je ne vais pas m’occuper de fonder sérieusement en réalité (c’est-à-dire en paroles) le magma de mes authentiques opinions » (PAE, I, 128). Suit une méditation sur les assonances de « Braque » avec « Bach », « barque », « baroque », sur les formes du A et du Q, etc. : reconnaître aux signes une existence réelle permet donc de poser une possible appréhension de la réalité par la parole, de sorte que « fonder en réalité » et « fonder en paroles » puissent devenir synonymes. Au-delà de la rêverie cratylienne d’une motivation retrouvée du signe, à laquelle peut effectivement faire penser cette page sur le nom de Braque, Ponge prend acte des interférences possibles entre ces deux ordres de la réalité que sont les perceptions et les formulations. L’œuvre, définie comme ce qui « change-quelque-chose-à-la-langue », constitue ainsi une « autre réalité » 171 distincte des perceptions courantes. Mais réciproquement, faire quelque chose à la langue, fonder une autre réalité, c’est se donner les moyens de transformer la réalité première. C’est ce qu’exprime dès 1943 la huitième des « Pages bis » de Proêmes : « A la vérité, expression est plus que connaissance ; écrire est plus que connaître ; au moins plus que connaître analytiquement : c’est refaire » (PR, I, 219). La connaissance qui résulte de l’écriture donne ainsi prise sur les choses. Ponge, lors de sa conférence de 1956 intitulée « La pratique de la littérature », revient sur ces deux ordres de réalité et, tout en affirmant leur étanchéité, suggère néanmoins que fonder en réalité des textes est un moyen d’accéder à la réalité du monde extérieur, et partant de le changer :

‘Il y a donc d’une part le monde extérieur, d’autre part le monde du langage, qui est un monde entièrement distinct, entièrement distinct, sauf qu’il y a le dictionnaire, qui fait partie du monde extérieur, naturellement. […] Vous comprenez ce que je veux dire. On ne peut pas entièrement, on ne peut rien faire passer d’un monde à l’autre, mais il faut, pour qu’un texte, quel qu’il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d’un objet du monde extérieur, il faut au moins qu’il atteigne, lui, à la réalité dans son propre monde, dans le monde des textes, qu’il ait une réalité dans le monde des textes. C’est-à-dire qu’il existe dans le monde des textes, qu’il y prenne une valeur de personne, vous comprenez, nous employons ce mot seulement pour les hommes, mais vous comprenez ce que je veux dire. C’est-à-dire que ce soit un complexe de qualités aussi existant que celui que l’objet présente (M, I, 678).’

L’insistance sur l’absence de communication entre les deux « mondes », d’ailleurs nuancée par la mention du dictionnaire qui appartient aux deux ordres de réalité, peut en partie être attribuée à une volonté didactique, cette conférence étant à l’origine destinée à un public d’étudiants allemands. L’enjeu d’une telle partition ferme est de récuser une attitude poétique naïve qui consisterait à négliger le matériau du langage dans l’appréhension des choses. Mais, in fine, tendre à fonder un texte en réalité ne consiste pas tant à se détourner du monde extérieur en faisant du texte la seule réalité digne d’attention, qu’à se donner les moyens, par ce geste, d’appréhender ce monde extérieur, de le donner à éprouver par la création d’un objet qui soit dans un rapport homologique à la chose visée 172 .

Les pages qui précèdent soulignent certaines caractéristiques communes à la « vérité » et à la « réalité » telles que Ponge les conçoit : s’érigeant contre les impensés des représentations communes, ce qui est défini comme vrai ou réel relève de l’inédit, et fait l’objet d’une construction dans l’écriture. Si l’œuvre d’art littéraire peut à bon droit prétendre à produire une connaissance, c’est précisément que la vérité, la réalité, ne sont pas des données préexistantes qu’il ne s’agirait que de traduire : elles sont à produire dans la mise en mots, même si, ou parce qu’elles constituent un défi à la verbalisation. Est « vrai », est « réel », ce qui conteste les symboles fixes, les significations figées - en les contredisant ouvertement par un oubli préalable et volontaire, ou en les « neutralisant » : le particulier, le singulier qui échappe à la catégorisation, tel est l’objet de la connaissance pongienne.

La parenté avec la démarche sarrautienne apparaît là encore nettement : chez l’un comme chez l’autre écrivain, l’ambition revendiquée d’une connaissance dans l’écriture s’appuie sur l’affirmation que l’expérience du réel ne s’épuise pas dans la langue, et qu’il y a un inédit de la réalité que chacun, pour son propre compte, s’attache à mettre en mots. Il en résulte un renversement du schéma de la mimèsis traditionnelle : la « réalité » ne préexiste que virtuellement au texte qui la désigne, et qui, de fait, la produit.

Mais si Sarraute postule « une autre réalité » dont le caractère universel doit être confirmé par l’expérience de lecture, il n’est pas anodin que Ponge se réfère quant à lui fréquemment à une « vérité ». Même si cette dernière est, nous l’avons vu, caractérisée par sa relativité, elle suppose bien la création de notions, de principes généraux et communicables, termes qui sont radicalement étrangers à la poétique de Sarraute : le vrai est bien pour Ponge comme pour Sarraute à conquérir contre le mot, mais Ponge décrit parfois sa démarche comme un effort pour le constituer en notion nommable alors que la nomination est par définition destruction de « l’autre réalité » que Sarraute tente de cerner. C’est cette ambivalence de Ponge à l’égard d’un savoir édifié en notions, et les conséquences sur sa transmission à un tiers lecteur, qu’il nous faut à présent questionner.

Notes
166.

Il est en effet évident - et du reste explicite - que Ponge voit dans le travail de Braque l’expression picturale de sa propre démarche.

167.

Cette posture prolonge aussi, sous une autre forme, le rêve anciennement formulé de « créer le langage », en écrivant contre la langue telle qu’elle existe (voir supra I.2.1.2. « Créer le langage ? »).

168.

La référence récurrente au Novum organum (1620) de Bacon, ouvrage fondateur de la science expérimentale, s’inscrit également dans ce désir de fonder un savoir inductif. En 1951, le nom de Bacon apparaît ainsi aux côtés de Shakespeare et de Cervantès parmi les « contemporains les plus illustres » de Malherbe (PM, II, 22), et, en 1963 encore, Ponge entend écrire « le novum organum des prés » (FP, II, 474).

169.

J.-M. Gleize, Poésie et figuration, Paris, Seuil, « Pierres vives », 1983, p. 160.

170.

« Natare piscem doces », Proêmes, I, 178.

171.

Dans une note de « My creative method » en date du 27 décembre 1946 (M, I, 518).

172.

On mesure la distance qui sépare une telle conception, postulant que la réflexivité est un moyen privilégié d’accéder au « monde extérieur », de celle qui sous-tend les premiers vers de « Fable », probablement écrit dans les années 1920, et qui fait du mouvement spéculaire du texte sa seule vérité : « Par le mot par commence donc ce texte / Dont la première ligne dit la vérité ». L’aporie de cette approche apparaît néanmoins dans la fin du texte, où la sortie de cette relation spéculaire vise à conjurer le malheur : « (APRES sept ans de malheurs / Elle brisa son miroir) » (PR, I, 176).

Notons encore dans ce passage de « La pratique de la littérature », dont le texte est établi à partir de l’enregistrement de la conférence, l’omniprésence des formules phatiques - « vous comprenez », « vous comprenez ce que je veux dire » : si le texte doit se constituer en réalité propre, il ne peut le faire qu’en lien avec le « monde extérieur », mais aussi avec le hors texte d’un public dont il faut s’assurer sans cesse de la coopération.