II.1.2.2. De la substance à la qualité, et retour

En 1919, Ponge se propose dans « La promenade dans nos serres » de « rapprocher [les mots] de la substance et [de les] éloigner de la qualité ». En 1930, dans « Hors des significations », les mots sont désignés comme des « manifestations à égale distance des qualités et des substances ». Dans « L’introduction au “Galet” », en 1933, c’est l’accroissement de la « quantité [des] qualités » de l’homme qui est présenté comme le but de l’entreprise d’écriture. Ainsi isolées, ces citations laissent entendre qu’à mesure que se formule la poétique pongienne, et que se dessine le projet heuristique qui la sous-tend, l’écriture tend vers l’abstraction de notions, de qualités, à partir de la texture des choses. Un tel raccourci ne rend évidemment pas compte de la complexité du parcours de Ponge, mais il met bien en lumière une tension inhérente à sa position : est considéré comme vrai un écrit qui dit la particularité d’une chose dans une circonstance donnée. Mais l’édification d’une connaissance partageable suppose néanmoins que ce particulier soit appréhendé dans des catégories de portée plus ou moins générales. La connaissance telle que l’envisage Ponge tend donc vers une oxymorique « science du singulier », comme le note avec justesse Sydney Lévy : Ponge cherche à « répondre à un objet de connaissance précis mais qui s’est toujours trouvé, par nécessité, interdit à la connaissance : le singulier » 173 . Une « science des impressions esthétiques » telle que Ponge rêve de la fonder dans « La Mounine », tout en doutant de sa possibilité 174 , peut à première vue sembler aporétique, puisque la science, pour se constituer comme telle, a besoin de s’attacher à ce qui est généralisable dans l’objet. « La Mounine » pousse d’ailleurs jusqu’à l’extrême cette logique paradoxale : de la « profonde émotion » ressentie subjectivement, Ponge veut tirer « une loi scientifique, un théorème » (RE, I, 424). L’idée de « qualité différentielle », qui conclut « My creative method », condense cette structure paradoxale de la connaissance selon Ponge : il s’agit d’ériger en « qualité » - une catégorie reconnaissable et subsumante donc - le particulier de la chose. Cette tension inhérente au projet de Ponge éclaire le rapport asymptotique que son écriture entretient avec le modèle scientifique : il s’agit pour lui de revendiquer une méthode expérimentale, d’obtenir pour l’atelier du peintre comme pour la table de l’écrivain une dignité égale à celle accordée au laboratoire des savants 175 , de poser l’œuvre d’art comme productrice de connaissances, mais la science propre à sa démarche est nécessairement à venir, en cours de constitution.

La référence au modèle scientifique joue en outre dans le désir d’objectivité qui préside à l’écriture, et qui garantit la part des « vérités » contenue dans les textes : ce qui fonde le texte en raison est sa confrontation possible à un objet extérieur qui puisse en valider les formules, et en assurer la valeur universelle.

Cette tension interne à l’œuvre, reconnue comme centrale par Ponge lui-même 176 , engage étroitement les modalités de la communication qu’il entend instaurer dans ses écrits, et le sens de leur portée didactique : si l’accent est placé en effet sur la construction de qualités nouvelles, constituées et validées objectivement, il s’agit alors de transmettre des contenus notionnels que le lecteur ne peut qu’accepter comme vrais. Dans ce cadre, la critique des significations par la recherche des « vérités inouïes » se limite aux « significations courantes », et l’œuvre cherche à en produire de nouvelles, à créer ses propres symboles, sur des fondements plus solides. Si à l’inverse on postule que le savoir pongien réside essentiellement dans la mise en jeu de singularités irréductibles à des symboles, sans cesse en porte-à-faux avec leurs mises en mots provisoires, alors la réalité visée par le texte est avant tout à éprouver, et son objectivation relève d’un processus nécessairement en cours : ce qui se transmet dans la lecture est alors davantage de l’ordre d’une expérience, qui participe de la tentative d’objectivation elle-même.

Notes
173.

S. Lévy, Francis Ponge : de la connaissance en poésie, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Essais et savoirs », 1999, p. 14-15

174.

« S’il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme de cette science » (RE, I, 425).

175.

« Braque le réconciliateur » (1946) se conclut en effet par ces mots : « Qu’on nous laisse à notre laboratoire » (PAE, I, 135).

176.

« My creative method » (M, I, 515-537) notamment, ne parle que de cela.