Les questions ici abordées sont massives, portent sur l’ensemble de l’œuvre de Ponge, et engagent son interprétation dans son ensemble. Les deux tendances que nous venons de présenter coexistent étroitement, et accorder un primat à l’une plutôt qu’à l’autre relève de choix interprétatifs ménagés par l’œuvre. Nous voudrions simplement montrer dans les pages qui suivent comment Ponge s’attache à maintenir la tension, l’oscillation entre « substance » et « qualité » 177 : il s’agit dans l’immédiat de comprendre comment le maintien d’une telle ambiguïté définit pour Ponge des enjeux particuliers de la communication littéraire.
L’ambition de constituer dans l’écriture des savoirs autonomes, validés en amont de la lecture par la confrontation du texte et de la chose dans laquelle il trouve sa source et sa raison d’être, est perceptible dès Le Parti pris des choses, où est sensible le va-et-vient entre la confrontation concrète aux choses, et la tentative pour les constituer en notions porteuses de leçons qui dépassent les circonstances de leur appréhension. Les titres mêmes des pièces qui composent le recueil paru en 1942 donnent à lire cette oscillation de la démarche : « La Bougie », « La Cigarette », « L’Orange » annoncent ainsi la saisie, non d’objets particuliers, mais de notions définies plus généralement, tendant à décrire des traits communs à toute une catégorie d’êtres. Le présent du texte tend alors à se faire gnomique, énonçant des vérités certes nourries d’une confrontation sensuelle à la chose, mais qui prennent valeur de connaissance générale, renforçant la dimension didactique exhibée par de tels textes. Le début de « L’Orange » est à cet égard exemplaire : « Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais » (PPC, I, 20). La comparaison ouvertement didactique, les adverbes à forte valeur de généralisation, les présents de portée indubitablement gnomique, tout indique en ce début de texte la volonté d’offrir au lectorat un savoir établi 178 . Le titre de « Pluie », poème liminaire du recueil, annonce une actualisation plus incertaine de la chose : l’absence d’article invite en effet à prendre le phénomène de la pluie dans son extension la plus large, sans préciser si va être envisagée une notion globale ou une manifestation singulière du phénomène. Le texte lui-même dessine ce parcours, de « la pluie, dans la cour où je la regarde » à « il a plu » (PPC, I, 15-16, nous soulignons) : on passe donc de la perception subjective d’un particulier à l’appréhension d’un phénomène envisagé plus globalement, dont le degré de généralité est marqué par le passage à l’impersonnel, et par le glissement du présent d’énonciation au présent gnomique 179 . Le jeu de mots final - « plu » est à la fois le participe passé de « pleuvoir » et de « plaire » - dessine sa place au lecteur appelé à jouir de cette notion de la pluie en cours de constitution dans le texte, sans que le rôle qu’il est amené à jouer n’apparaisse avec netteté : il semble néanmoins davantage amené à assister au glissement de la substance en notion qu’à participer à son édification. « De l’eau », pour prendre un dernier exemple, joue également sur ces différents niveaux d’actualisation de la chose, le titre pouvant s’entendre comme un partitif, ou renvoyer à la forme du traité. Là encore, le texte ménage les deux acceptions, par un aller retour entre l’appréhension singulière du phénomène (« Plus bas que moi, toujours plus bas que moi », « L’eau m’échappe… me file entre les doigts ») et les assertions sur les caractéristiques universelles de l’eau : « LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme » (PPC, I, 31-32).
De ces quelques remarques on pourrait inférer que la visée principale de l’écriture selon Ponge est de produire de nouvelles symboliques, de nouvelles significations qui dépassent la disparate et la fragmentation du réel observé, par des connaissances de portée plus générale, en des formules qui fondent leur autorité sur leur objectivité, autorité qui s’éprouve dans l’assentiment prévisible du lecteur. Ce passage de « l’opinion » en « formule » qui convainque à coup sûr est déjà le rêve exprimé dans « Caprices de la parole », en 1928 : la conversion d’une note, considérée comme « l’expression d’une opinion, trop farouche », en « poésie, […] qui convainque, qui se soutînt par tant de côtés que le lecteur critique enfin renonce, et admire » (PR, I, 185) apparaît ainsi le but assigné à ce qui deviendra « Le jeune arbre ». Dans cette perspective, la confrontation à la chose est un préliminaire, littéralement un pré-texte à l’élaboration d’un savoir que délivre le texte à un lecteur qui s’en fait le réceptacle. Bernard Beugnot voit ainsi dans ce « déplacement du discours qui dit autre chose que ce qu’il semble dire », et où « le propre est la face visible d’un caché » 180 , le mouvement caractéristique de l’écriture pongienne, dont la figure centrale est selon lui l’allégorie, et le modèle formel la fable. Dans les pièces du Parti pris des choses, la marque formelle de ce passage au sens caché que révèlerait le poème serait le « ainsi », qui permet le glissement de l’observation singulière à la « leçon » de portée plus générale.
Cette volonté de transmettre des leçons de portée générale à partir de formules, dont l’objectivité est fondée par avance dans la confrontation avec la chose, trouve son prolongement le plus net dans certains passages de La Rage de l’expression, écrits au début des années 1940. Deux extraits, situés au début de « L’Œillet », et précédant la formulation de « l’évidence muette opposable » déjà citée, requièrent à cet égard notre attention :
‘Relever le défi des choses aux langages. Par exemple ces œillets défient le langage. Je n’aurai de cesse avant d’avoir assemblé quelques mots à la lecture ou l’audition desquels l’on doive s’écrier nécessairement : c’est de quelque chose comme un œillet qu’il s’agit. […]’ ‘Etant donné une chose - la plus ordinaire soit-elle - il me semble qu’elle présente toujours quelques qualités vraiment particulières sur lesquelles, si elles étaient clairement et simplement exprimées, il y aurait opinion unanime et constante : ce sont celles que je cherche à dégager (RE, I, 356).’Les « qualités » qu’il s’agit d’exprimer ont ici toutes les caractéristiques de la vérité scientifique dans le sens le plus commun de l’expression : non plus relative et circonstancielle, mais absolue, dégagée des contingences temporelles notamment. Les expressions claires contiendraient donc, dans cet idéal du texte qui s’appuie sur une conception classique de la vérité et de l’objectivité scientifique, un savoir intrinsèque, qui ne peut produire qu’une réaction et une seule chez les lecteurs, un effet « nécessaire » : la reconnaissance unanime de l’exactitude des formules. A la limite, l’élaboration du texte ne supposerait que deux actants : si le je est à l’origine de la notion qu’il s’agit d’exprimer, la constitution de cette notion en tant que telle suppose pourtant l’effacement du sujet écrivant, pour que les mots et la chose subsistent seuls dans un face-à-face qui en fonde l’objectivité. La trace écrite permet alors au lecteur de prendre connaissance d’un savoir établi en amont, et qui ne doit rien à son activité. C’est ainsi un idéal du texte proche de celui de « L’Œillet » qui se fait jour au début du « Mimosa ». Ponge écrit d’abord à son propos : « J’ai une idée de lui au fond de moi qu’il faut que j’en sorte parce que je veux en tirer profit » (RE, I, 366), pour ajouter quelques lignes plus loin ces formules devenues célèbres :
‘Tout ce préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, devrait être intitulé : « Le mimosa et moi. » Mais c’est au mimosa lui-même - douce illusion ! - qu’il faut maintenant en venir ; si l’on veut, au mimosa sans moi… (ibid., 367).’La « douce illusion » signale d’emblée le caractère utopique d’une telle visée, mais semble indiquer un mouvement d’ensemble du texte, qui vise à gommer toute présence du sujet scripteur pour aboutir finalement à un vis-à-vis du texte et de la chose, qui ne nécessite qu’après-coup approche de lecteur. A cet égard, le modèle didactique hérité de la fable, et la revendication d’une valeur scientifique de l’écrit comme lieu de transmission de connaissances, se rejoignent.
Si l’on fait, à l’instar de Bernard Beugnot, de ce mouvement d’abstraction la dynamique dominante de la poétique de Ponge, il apparaît néanmoins que l’allégorie y prend avant tout la forme d’un travail d’allégorisation, dont on peut supposer qu’elle est désirée, mais dont on ne peut dénier le caractère inachevable : « Parce que l’allégorie n’est pas conceptuellement posée au départ, parce que le désir du texte naît d’abord de l’émotion suscitée par l’objet, elle constitue un processus plutôt qu’un procédé de l’invention » 181 . Comme Bernard Beugnot le précise bien, les deux plans que dessine selon lui la fable pongienne tendent à entretenir entre eux une relation spéculaire, mais cette spécularité est nécessairement imparfaite, de sorte que l’objet ne disparaît jamais sous sa figuration allégorique qui viendrait se substituer à lui. Ces nuances une fois posées, il n’en reste pas moins que l’abstraction suppose de tendre vers une unité, qui fait passer le particulier de la chose au second plan. A propos des effets de mise en abyme et de bouclage, Bernard Beugnot conclut ainsi : « l’univers et les objets donnent leçons de poésie et la fable retrouve là, de manière détournée et diffuse, sa vocation didactique et son statut argumentatif puisqu’elle plaide pour l’art poétique » 182 . Si les « leçons » tirées des choses sont plurielles, l’objet ultime du discours, et du savoir qu’il s’agit de transmettre, est quant à lui désignable par un singulier - « l’art poétique » - qui résume l’ambition didactique de Ponge.
Qu’une telle tendance à l’abstraction existe chez Ponge est avéré : la mise au jour de « qualités », de « notions », par des formules claires faisant autorité, autorité exercée en premier lieu sur un lectorat amené à entériner leur découverte, est explicitement revendiquée, et effectif dans l’œuvre. Nous voudrions cependant montrer que cette dynamique est continuellement contrebalancée, voire minée, par une tendance inverse qui tend à détruire le mouvement d’abstraction par la réintroduction du particulier, de la « réalité », qui suppose dès lors que la transmission de la connaissance littéraire emprunte d’autres voies que la communication scientifique traditionnelle.
Même les pièces courtes du Parti pris des choses s’attachent ainsi à montrer l’instabilité de toute allégorisation, et la réversibilité d’un tel processus. Le « Mollusque », qui pourtant paraît illustrer emblématiquement la tendance à l’abstraction, illustre ce possible retournement. Dans le dernier tiers du texte, le mot « ainsi » amorce une leçon de portée générale que viendrait énoncer le texte, avant qu’un brusque retour au particulier ne s’effectue :
‘La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec force, à la parole, - et réciproquement.’ ‘Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.’ ‘C’est le cas du pagure (PPC, I, 24).’Si l’avant-dernier paragraphe peut encore s’interpréter de façon allégorique, - « tombeau » vaudrait alors pour « parole » - la chute du texte vient déstabiliser cette amorce de symbolisation en revenant à l’objet premier, dans l’une de ses manifestations particulières. Ce renversement final est accentué dans l’économie du recueil par le fait que « Le Mollusque » est suivi d’« Escargots » 183 : d’une classe d’animaux, on passe à une collection d’individus.
On peut voir dans ces mouvements de brusque rupture de l’allégorisation et, plus généralement, de la symbolisation, la tendance principale de l’écriture de Ponge, et la structure dominante de la connaissance qu’il entend instaurer. Privilégiant cette attention au singulier par rapport aux mouvements d’abstraction, Sydney Lévy, à l’inverse de Bernard Beugnot, voit ainsi dans « ce qui est irréductible à la représentation, et donc à la parole » 184 le propre de l’objet de la connaissance pongienne, vers quoi tend toute son écriture. « La Mounine » est à cet égard selon lui caractéristique du dégagement opéré par Ponge à l’égard des modes de transmission classiques de la connaissance : le désir de faire de « l’émotion profonde » une « loi scientifique », qui préside d’abord à l’écriture du texte, correspond selon Sydney Lévy à une stylisation de l’expérience en représentation, conforme aux modèles scientifiques standards. Mais un autre modèle épistémologique se fait jour, qui vise à faire reconnaître par le lecteur, dans le texte, des expériences vécues, semblables à celle ressentie face au paysage de « La Mounine » : la réalité de la « profonde émotion » est donc en quelque sorte suscitée par le texte qui vise à la recréer chez son lecteur. Les variantes, les tâtonnements, dont est constitué le texte, et qui brisent le mouvement linéaire vers l’énoncé d’un « théorème », donnent ainsi à ressentir l’émotion singulière produite par le paysage 185 . C’est en donnant l’objet à éprouver à travers le texte qu’est transmis le particulier ; ainsi expérimenté dans la lecture, il peut effectivement rejoindre « le plus commun », selon la formule employée dans « Braque le réconciliateur » 186 . L’objectivité visée par le texte n’est plus alors d’ordre notionnel, mais peut s’entendre comme un effort collectif d’objectivation par la communauté des expériences : l’« opinion » peut accéder au statut de « loi » si les « idées », y compris puériles, nourries des impressions ressenties au contact de ce que la langue charrie d’irrationnel, si ces idées donc, sont éprouvées par plusieurs.
Au-delà de « La Mounine », les autres textes de la Rage de l’expression cités précédemment marquent également, dans leur prolongement, un infléchissement notoire de la posture initiale qui revendiquait une objectivité scientifique au sens étroit du terme : l’idée même de « rage » indique bien le rapport de désir impossible à assouvir, qui préside à la constitution des notions ; dès lors, il ne s’agit pas tant de transmettre une connaissance que de montrer l’effort du texte pour incorporer ce qui se refuse à lui. A partir de la prise en compte d’une irréductible singularité de la chose, le lecteur est amené à jouer un rôle central dans son objectivation, comme l’indique clairement ce passage du « Mimosa » qui suit immédiatement la « poésie » intitulée Le Brin de Mimosa :
‘Non, hélas ! Ce n’est pas encore à propos du mimosa que je ferai la conquête de mon mode d’expression. Je le sais trop déjà, je me suis trop essayé sur de trop nombreux feuillets blancs.’ ‘Mais si du moins j’ai gagné quelque chose à ce propos, je ne veux pas le perdre.’ ‘Il ne me reste qu’un procédé. Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours, en lui affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il se trouvera enfin amené par mes soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis d’azur (RE, I, 372).’Face à l’échec d’une objectivité radicale - l’utopie du « mimosa sans moi » - le parcours d’une recherche, accompagné d’un lecteur amené à en éprouver tous les méandres, permettra d’approcher la vérité singulière du mimosa. Le registre érotique de ce passage, - où le lecteur est invité à étreindre dans des bosquets ombragés la réalité au ras du sol, délaissant le sublime de l’infini - indique bien par ailleurs que la communication littéraire ne saurait se limiter à une conviction rationnelle, mais implique aussi une persuasion, une séduction pour que le « plaisir » du mimosa, tout comme, ailleurs, « le plaisir du bois de pins », puisse s’éprouver dans le texte. Dès lors, le résultat de la recherche est inséparable de la démarche qui permet d’y parvenir : en cela, Ponge emprunte à une épistémologie qui ne définit plus l’objectivité par exclusion du sujet, mais trouve davantage ses modèles dans la science expérimentale héritée de Bacon et, plus proche de lui, de certains principes de la théorie de la relativité. On retrouve ici l’idée que la « réalité », la « vérité », sont produites par l’expérience plus qu’elles ne lui préexistent 187 .
Ce versant de la poétique de Ponge ne signifie pas un renoncement à toute objectivation, qui demeure une préoccupation centrale de sa démarche. Mais l’objectivité visée est d’une nature différente. Les textes de Ponge nous donnent à lire cette découverte, sans cesse recommencée, que « l’objectivité, l’intersubjectivité et l’intelligibilité ne s’identifient pas simplement » 188 . Si le rêve d’objectivité se fonde sur une adéquation spéculaire et utopique de la chose avec le texte qui la définit-décrit, le processus d’objectivation s’étaye sur l’accord intersubjectif d’une expérience commune, qui suppose une mobilité des observateurs, pluriels, et la prise en compte de l’instabilité de la « chose » considérée dans son instabilité. L’intelligibilité à laquelle tend Ponge s’apparente en cela à la démarche que Michèle Bompard-Porte revendique pour la psychanalyse, et plus largement pour « le travail scientifique », qui impose « quelques règles » :
‘Reconnaître d’abord que l’on est plongé dans le monde, […] en acceptant le travail et les modifications que l’ensemble de ce processus comporte ; échanger avec d’autres ; s’ils ont fait un travail analogue, partager avec eux ce qui a disparu et donc, cependant, l’on élabore des formes, des traces, plus ou moins énonçables, comparables, modifiables et échangeables. Ces processus ont lieu de façon continue entre actants du psychisme, entre individus, enfin entre ces derniers et leur environnement 189 .’L’objectivation selon Ponge suppose que soit transgressée la partition classique entre « sujet » et « objet », dans une phase de confusion des je observants avec la chose 190 , confusion nécessaire pour que se dégage une connaissance intime. A cet égard, on ne peut opposer de façon trop tranchée les textes « ouverts » de La Rage de l’expression aux poèmes du Parti pris des choses, qui eux aussi mettent l’accent sur la « sympathie » que doit éprouver le je écrivant comme son lecteur : cet impératif de sympathie apparaît en creux dans « Le Cageot », comme une attitude nécessaire dont il faut néanmoins se départir pour que le texte puisse s’achever 191 . Plus significativement, le principe de sympathie est rappelé à propos de « La Crevette » comme un rempart contre l’abstraction, et comme un outil de connaissance :
‘Si l’extrême complication intérieure qui les anime parfois ne doit pas nous empêcher d’honorer les formes les plus caractéristiques, d’une stylisation à laquelle elles ont droit, pour les traiter au besoin ensuite en idéogrammes indifférents, il ne faut pas pourtant que cette utilisation nous épargne les douleurs sympathiques que la constatation de la vie provoque irrésistiblement en nous : une exacte compréhension du monde animé sans doute est à ce prix (PPC, I, 48).’Sans que soit refusée la simplification, la « stylisation », l’investissement affectif et sensoriel d’un nous est posé comme une condition de la compréhension, la connaissance prenant la forme d’une prise accrue sur les choses.
Cette seconde modalité de la connaissance comme « préhension », « réfection », suppose que soit envisagé un mode de communication propre, qui mise sur un investissement du lecteur dépassant l’attention rationnelle et logique : c’est à ce prix que Ponge peut espérer fonder une « science des impressions », l’expérience des lecteurs étant seule capable de valider l’objectivité des impressions ressenties et exprimées. Ainsi que le note Sydney Lévy, la connaissance du singulier s’appuie en effet sur « une sorte de connaissance du corps, comme l’on parle de la mémoire du corps qui garde en lui, indépendamment des fonctions rationnelles de l’esprit, le savoir de certaines expériences » 192 . Nioque de l’avant-printemps est exemplaire de ce souci chez Ponge de lier l’élaboration d’un type de connaissance et l’invention de sa transmission spécifique. La nature d’avant-printemps, les poiriers en particulier, sont appréhendés à partir d’un corps, avec ses caractéristiques propres, qui déterminent ses perceptions, et qu’il est nécessaire de prendre en compte :
‘Il faut dire […] que j’encombre mon corps comme un vieux tronc d’arbre noueux de grosses viandes, de choses parfois assez indigestes, que j’ai pas mal de mucosités, de catarrhes, pas le corps trop libre, l’esprit assez gourd et embrumé et ruisselé qui s’ensoleille tout à coup. Ça c’est bon » (NAP, II, 961).’Quelques jours après ces remarques proématiques intervient une réflexion sur la communication littéraire :
‘La sympathie et la communication ne se « trouvent » que dans l’amour et dans la fête, dans le ravissement, dans l’illusion même qui permettent à la vie de continuer (coït).’ ‘Non dans la critique ni le jugement (dans la guerre, idéologique ou matérielle, la terreur).’ ‘L’on ne PEUT donc légitimement communiquer que le ravissement ou bien alors on tue. Le ravissement seul se communique. En tout cas, il n’est pas de notre goût de communiquer la colère et le jugement.’ ‘Maintenant, à supposer que l’on perde cette illusion (ce qui conduit au suicide), il n’y a encore qu’une forme de suicide légitime : c’est le dévouement (joyeux) et l’amour, la prise de parole, la louange. Voilà qui ferme le cercle et reconduit à la parole, à son art : aux lettres (ibid., 969).’Deux types de communication se trouvent donc ici confrontés : le premier, qui sollicite « critique » et « jugement », peut être décrit comme une transmission rationnelle de contenus. Le second, considéré comme un rapport érotique de séduction, de « ravissement » 193 , caractérise en propre la communication littéraire. Le caractère illusoire, incertain, d’une telle communication, indique bien qu’elle déroge aux règles d’une langue courante qui, elle, s’appuie sur des mots-qualités plus que sur des mots-substances : cette communication est donc à instaurer, à « trouver », même si ses chances de réussite sont douteuses. La « nioque » suppose que quelque chose se transmette par le texte, qui échappe à la rationalisation de la langue. Le fait que la possibilité de cette communication apparaisse comme une question de vie ou de mort, que le contact, ou du moins l’illusion de contact, soit à proprement parler vital, signale que c’est l’existence même du texte, de la réalité à transmettre, qui sont ici en jeu. L’objectivation du singulier par l’acte de lecture est rappelée à la fin du texte :
‘(Tout l’espace entre le lecteur et la page traversé d’ailleurs par le vent (plein flux) de plein fouet)’ ‘(Plénitude de tout cela : aussi plein que mon propre corps) (ibid., 985).’Ce qui doit passer du texte au lecteur dans cette communication littéraire idéale ressort bien à la chose considérée - le vent de l’avant-printemps - tel qu’il est ressenti de tout le corps. A la limite donc, dans ce mouvement vers le singulier irréductible à toute notion, ce qui se transmet essentiellement est ce qui échappe à toute nomination 194 . « L’évidence muette opposable », qui caractérise la chose, ainsi que Ponge l’affirme dans « L’Œillet », devient ainsi dans « My creative method » la qualité que doit présenter un texte pour ses lecteurs : la formule est ainsi reprise quasiment à l’identique : « évidence (muette) opposable » (M, I, 520). Le mutisme y est mis entre parenthèses, puisque les objets que sont les textes sont par nature verbaux, mais, échappant à la rationalisation d’une communication sans reste, ils gardent la trace de ce mutisme, portent en eux la menace du silence. Plus que les résultats d’une recherche, l’œuvre propose à ses lecteurs d’éprouver par le texte une expérience homologue à celle du sujet écrivant face à la chose.
Les deux modalités de la connaissance qui, on vient de le voir, structurent le projet de Ponge, impliquent des modes de communication différents : le primat accordé au mouvement d’abstraction conduit à poser que les notions trouvent leur fondement objectif au moment de l’écriture, le lecteur étant nécessairement amené à les recevoir pour vraies. La seconde suppose à l’inverse que la « réalité » visée par l’œuvre est radicalement étrangère aux catégorisations verbales et aux généralisations, puisqu’elle a trait à la singularité de la rencontre avec les choses : de sa transmission, selon des voies à inventer, mais qui relèvent de la séduction et de la persuasion, dépend donc sa constitution en « vérité », son objectivation par un accord intersubjectif. Bien que potentiellement contradictoires, ces deux conceptions coexistent étroitement, et c’est le projet même de Ponge que de les maintenir toutes deux.
La tension entre « substance » et « qualité » est ici envisagée sur le plan de la connaissance à élaborer et à transmettre dans l’écriture. Cette problématique complète les remarques formulées plus haut sur l’équilibre recherché par Ponge entre « la présence et la distance » (voir supra, I.1.1.3. « La présence et la distance »).
Et ce, même si la suite du texte opère un retour à la confrontation sensuelle à la chose, évoquant « la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant-bouche dont il ne fait pas se hérisser les papilles » (ibid.).
Dans la dernière phrase du texte : « Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu » (ibid., 16).
B. Beugnot, Poétique de Francis Ponge, Paris, PUF, « Ecrivains », 1990, p. 9.
B. Beugnot, Poétique de Ponge, op.cit., p. 85.
Ibid., p. 99.
L’ordre des pièces qui constituent Le Parti pris des choses est dû, on le sait, à Paulhan et non à Ponge ; en termes d’effet de lecture néanmoins, la question importe peu.
S. Lévy, Francis Ponge : de la connaissance en poésie, op.cit., p. 36.
« Se transformant ainsi en chose, le texte ne peut pas représenter le ciel bleu, ni l’émotion qu’il suscite, mais il présente, il actualise une émotion tout aussi réelle, tout aussi vécue et tout aussi poignante : celle suscitée par la béance insondable entre le ciel et son expression, toujours inachevée, et par l’acharnement à comprendre et à dire cette béance. […] [La « Note »] instaure des opérations textuelles […] qui produisent des émotions identiques à ces opérations : tâtonnements, hésitations, tentatives, interstices silencieux, diffusion et paradoxe » (ibid., p. 67).
« J’affirmerai à ce moment, et il me semble en cela être d’accord avec Braque, que la meilleure façon pour la personne de retrouver le commun est de s’enfoncer dans sa singularité » (PAE, I, 130).
On peut également entendre ainsi la déclaration déjà citée des « Pages bis » : « A la vérité, expression est plus que connaissance ; écrire est plus que connaître ; au moins plus que connaître analytiquement : c’est refaire » (PR, I, 219). A la connaissance, ici dite « analytique », qui décompose l’objet en concepts à transmettre rationnellement, Ponge préfère le « compos » de qualités, appréhendé synthétiquement, produit dans une expérience du texte.
M. Bompard-Porte, Le Sujet, instance grammaticale selon Freud, Le Bouscat, L’esprit du temps, « Perspectives psychanalytiques », 2006, p. 127 (n. 127).
Ibid., p. 129.
Le dossier manuscrit de « Braque le réconciliateur » rappelle la nécessité de ce moment, qui précède l’objectivation par la parole : « Une lente et profonde imprégnation… par laquelle il se fait que le monde extérieur et le monde intérieur sont devenus indistincts. A la faveur de quoi se produit alors la saturation, le besoin de rendre, d’exprimer… » (note reproduite dans « L’atelier du “Peintre à l’étude” », I, 158).
« Cet objet est en somme des plus sympathiques, - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement » (PPC, I, 18).
S. Lévy, Francis Ponge : de la connaissance en poésie, op.cit., p. 125.
Les derniers mots de Pour un Malherbe, écrits en juillet 1957, précisent : « Pour un enlèvement, un concernement réels » (PM, II, 289) : le ravissement peut donc s’entendre a posteriori comme la mobilisation d’une expérience singulière du lecteur, ainsi « concerné », expérience qui touche au réel aussi bien qu’elle le produit. Nous y reviendrons.
C’est la position défendue par Sydney Lévy : « Dire l’émotion serait précisément ne pas la dire. Dire « nioque » serait la faire entrer dans le domaine des phénomènes déclarés, confirmés, fixés, dans l’achèvement et la complétude », ce qui serait manquer par nature la connaissance du singulier visée (Francis Ponge : de la connaissance en poésie, op.cit., p. 129). L’auteur propose le même type d’interprétation d’un autre titre : « En tant que texte autopoïétique, “La Mounine” ne peut porter qu’un nom propre qui dit l’unique (“monos”) et qui le désigne uniquement, dans toute sa singularité » (ibid., p. 67). Dans cette perspective, la connaissance pongienne se rapproche beaucoup de la « réalité » innommable de Sarraute : le tropisme ne peut être une catégorie a priori pour l’appréhender, et ne la désigne qu’indirectement, au seuil du texte.