Qu’il existe un « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle », et qu’en retour il y ait une possible « modification des choses par la parole », cette intuition est au fondement de la poétique du parti pris des choses : le réel se trouve dès lors constitué de signes qu’il s’agit de décrypter, de même que les végétaux « attendent qu’on vienne les lire ». Mais cette métaphore du livre du monde, que se réapproprie Ponge, prend là encore des significations différentes, voire opposées, selon que l’on privilégie l’effort de nomination comme moyen de réduire la disparate et l’inintelligibilité du réel, ou la tension pour créer une réalité autre par l’attention portée à la pluralité des phénomènes.
Ainsi, pour Bernard Beugnot, la déclaration selon laquelle « la nature entière, y compris les hommes, est une écriture », légitime le processus de conversion des phénomènes en significations symboliques, les déplacements de discours à l’œuvre dans l’allégorisation. En cela, la métaphore du livre du monde contrebalance « le titre De varietate rerum que suggérait B. Groethuysen, [et qui] accentuait le disparate des pièces singulières dans la méconnaissance de la vaste textualisation du monde qui l’organise et l’unifie » 195 . Cette transcription possible, sur laquelle Ponge parie en tout cas, des phénomènes en signes lisibles (et scriptibles), est bien ce qui légitime la prise de parole, et la conversion de la posture satirique en ambition rhétorique. Le texte se donne dans ce cas comme une lecture du réel qui est en même temps une forme d’élucidation, lecture que le « lecteur impliqué » 196 , voire le lecteur empirique, est amené à redoubler. La cosmogonie fabuleuse du « Galet » semble par endroits répondre à ce modèle. Suite à la description de la disparition de l’« aïeul énorme », on peut en effet lire :
‘Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu’il admire plutôt, au lieu d’expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d’une vérité qui a pu tant soit peu se les rendre transparentes et n’en paraître pas tout à fait obscurcie (PPC, I, 50).’L’hermétisme du poème, propre à décourager la lecture, se trouve ainsi légitimé par la complexité des phénomènes dont il rend compte, et par la vérité qu’il permet de saisir : bien que difficile d’approche, il constitue un progrès d’intelligibilité, d’où l’union en lui de la transparence et de l’obscurcissement. De même que le galet conquiert son existence en échappant à l’informe 197 , le texte se découpe sur un fond de chaos inintelligible et sans logique, un « spectacle de forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par la chasse de tout hors de toute raison » (ibid., 55).
Mais ce même geste, qui consiste à lire et à écrire le monde, peut revêtir une toute autre portée, si on relie le désir de connaissance à l’action de « refaire » le monde. « Je RELIS (et titre) le PAYSAGE D’AVANT-PRINTEMPS » (NAP, II, 969), ne peut s’interpréter, dans le contexte déjà précisé de cette œuvre, comme un effort d’unification du réel. Nioque de l’avant-printemps, nous l’avons dit, cherche avant tout à cerner une réalité à éprouver, s’attachant précisément à ce qui dans le paysage résiste à sa mise en signes. Il s’agit bien dans cette perspective de relire plutôt que de lire, l’entreprise herméneutique étant vouée à reconnaître son insuffisance à épuiser la complexité du réel. C’est en cela que relecture et écriture se rejoignent dans un même geste : apprendre à lire le monde étant un processus infini, l’écriture est elle-même sans cesse à recommencer. On peut en outre interpréter cette phrase comme un appel implicite à des lectures tierces, ce que suggère l’usage des caractères italiques au moment d’évoquer un titre : je - moi, lecteur de Francis Ponge - relis le paysage d’avant-printemps à partir de L’Avant-printemps, de Francis Ponge, de sorte que la « réalité » de ce texte, que j’éprouve dans la lecture, prends corps en moi et y trouve un fondement objectif. « Relire », c’est alors « refaire » et apprendre à lire (dans les deux acceptions 198 , du verbe apprendre) : relire désigne à la fois le geste du sujet écrivant qui cherche à modifier les choses par la parole, mais aussi l’activité du lecteur qui refait pour son propre compte l’expérience du paysage d’avant-printemps à travers le texte. C’est lors de cette relecture seconde - et de sa répétition par autant de lecteurs qu’il est possible - que la catégorie de l’avant-printemps entre dans un processus d’objectivation, objectivation entendue comme accord intersubjectif autour d’une expérience commune.
Cette figuration complexe de la lecture - lecture du monde, lecture du texte par un tiers à venir - n’est pas l’apanage des textes dits « ouverts », même si elle y est plus évidente. Dans Le Parti pris des choses, « Bords de mer » met ainsi en place une équivalence entre observation des phénomènes, relations des éléments entre eux, et lecture : la mer est ainsi assimilée à un « volumineux tome marin » que le vent « ne feuillette pourtant et corne que superficiellement » (PPC, I, 29). Mais cet effort de lecture ne parvient pas à épuiser l’élément à étreindre, la mer, ainsi que l’indique la fin du texte :
‘Ni par l’aveugle poignard des roches, ni par la plus creusante tempête tournant des paquets de feuilles à la fois, ni par l’œil attentif de l’homme employé avec peine et d’ailleurs sans contrôle dans un milieu interdit aux orifices débouchés des autres sens et qu’un bras plongé pour saisir trouble plus encore, ce livre au fond n’a été lu (ibid., 30).’La métaphore à nouveau convoquée du « livre du monde » n’aboutit pas ici à une élucidation de la chose appréhendée - privé de paroles sous l’eau, l’homme est même conduit à « troubler » davantage encore sa vision - et, comme le note avec justesse Vincent Kaufmann, c’est bien plutôt au constat d’un « impossible à lire » 199 , donc des limites de la connaissance, qu’aboutit finalement le texte.
Le motif de la lecture du monde, s’il est au fondement de la poétique du parti pris des choses, n’indique donc pas de façon univoque la possible transcription en signes verbaux des phénomènes, en une symbolisation heureuse ; plus souvent s’éprouve l’incohérence, le discontinu, de sorte que le réel est toujours à lire, toujours exigence d’un apprentissage de la lecture. Le monde : il est à lire, à écrire, il faut apprendre à écrire pour le lire différemment, apprendre à d’autres à lire pour qu’ils le lisent et l’écrivent eux aussi différemment, ad libitum.
B. Beugnot, Poétique de Francis Ponge, op.cit., p. 98. La citation de Ponge en question est tirée de la « Réponse à une enquête sur la diction poétique » (1953) ; la suite de la phrase en infléchit notoirement le sens : « Ainsi en un sens pourrait-on dire que la nature entière, y compris les hommes, est une écriture, mais une écriture non significative, parce qu’elle ne se réfère à aucun système de signification, du fait qu’il s’agit d’un univers infini, à proprement parler immense, sans limite » (M, I, 647).
Selon Wolfgang Iser, c’est l’instance lectoriale virtuelle immanente au texte et postulée par lui.
Il est né en effet « par l’effort de ce monstre informe [l’eau] sur le monstre également informe de la pierre » (PPC, I, 55). Voir, sur ce passage, supra, I.2.1.3. « Idiome, rhétorique, circonstances ».
Distingués, en anglais par exemple, par les deux verbes : to teach et to learn.
V. Kaufmann, Le livre et ses adresses (Mallarmé, Ponge, Valéry, Blanchot), Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 126.