« Lire, écrire, connaître » : les pages qui précèdent se sont attachées à montrer comment ces trois actes sont inextricablement liés chez Nathalie Sarraute et Francis Ponge. Pour l’un comme pour l’autre, l’ambition heuristique se trouve en effet au cœur de l’écriture : qu’il s’agisse de capter des mouvements à peine perceptibles ou de saisir des qualités inaperçues de la chose considérée, l’écriture se voit confier la mission de produire de nouvelles connaissances. Les poétiques de Sarraute et de Ponge se caractérisent donc par le souci commun d’être attentif à la réalité, cette notion faisant elle-même l’objet d’une réélaboration dans chacune des deux œuvres : c’est parce que la réalité est à redéfinir, parce qu’elle ne se limite pas à ce que l’on en dit communément, qu’elle doit faire l’objet d’une investigation. Le champ de l’exploration sarrautienne, on l’a vu, est ainsi celui de « l’autre aspect de la réalité », qu’il faut constituer dans l’écriture : le savoir que Sarraute vise à créer suppose donc une mise en question de ce que l’on entend habituellement par réalité, et qui se réduit à un ensemble de stéréotypes. De même Ponge s’emploie-t-il à redéfinir les contours de ce qui est couramment désigné comme réel : les « choses » qu’il choisit de considérer, pour quotidiennes et familières qu’elles paraissent, sont méconnues, et à leur propos « tout est à dire », tant elles sont occultées par la « routine » des paroles. D’où la nécessité pour lui aussi de fonder par l’écriture une seconde réalité, celle des textes, susceptible d’agir en retour, grâce à une « modification des choses par la parole », sur « le monde extérieur ».
Ce qui est à connaître, la réalité ainsi définie, tend donc à se confondre avec l’inédit, l’innommé : c’est en cela que le savoir littéraire, tel que l’envisagent Sarraute et Ponge, s’inscrit contre les catégories de pensée établies, qui sont aussi des habitudes de parole. A ce titre, il est essentiellement contestation des stéréotypes, dans toute l’extension, linguistique et idéologique, que peut recouvrir ce terme : le type de connaissance que Sarraute et Ponge se proposent de produire dans leurs œuvres est à cet égard subversif, dans la mesure où il ne peut advenir que dans la contestation des habitudes de parole et de pensée. Ces connaissances s’appuient en outre sur l’idée que la réalité telle qu’ils l’entendent est aussi discursive, les deux œuvres s’employant à démontrer la détermination réciproque des façons de parler et de sentir. La réalité à connaître est donc en même temps à produire verbalement, et leur ambition de connaissance - ambition scientifique à proprement parler - suppose que soit créé l’objet de la connaissance en même temps que la méthode qui permettra de le saisir. On mesure donc la distance qui sépare ce que nous avons appelé le souci de réalité de Ponge et de Sarraute, du projet « réaliste » tel que l’entend traditionnellement l’histoire littéraire 200 : ce que nous nommons réalité est déterminé par les mots, les discours qui nous traversent et que nous tenons, par notre « usage de la parole », et réciproquement il est possible d’enrichir le réel qui nous entoure par de nouvelles pratiques discursives. C’est pourquoi « connaître » est indissociable d’« écrire », et qu’à la limite les deux activités tendent à se confondre : les « flageolements », « tremblements », ne sont pas perceptibles avant les textes qui leur donnent droit de cité ; la disparition continuelle de la pierre, qui contrevient à la symbolique admise du minéral, la spécificité du paysage « d’avant-printemps », n’accèdent à l’existence qu’avec les œuvres qui s’attachent à les désigner. Poser en acte, comme le font Ponge et Sarraute, le lien étroit entre écriture et connaissance revient à rompre radicalement avec une esthétique du reflet : leur souci de réalité consiste davantage à reconfigurer, redéfinir la réalité, qu’à en donner une image mimétique. Mais corrélativement ce souci suppose que les œuvres ne se réduisent pas à une pure spécularité autotélique : c’est en tant qu’il détermine notre lien au réel, et qu’il produit ce réel, que le langage doit être pris en compte. En cela le texte littéraire ne saurait être considéré comme un simple reflet de lui-même.
Si le monde est informé par les représentations de mots, réciproquement ce qui dans la réalité est rétif à toute mise en mots se doit d’être exploré par des moyens verbaux, afin d’entrer dans le champ des connaissances humaines : dans ces interstices de l’expérience du monde qui échappent aux paroles courantes réside un inédit que Sarraute et Ponge entendent prendre en charge. Capter les signes du réel et les transcoder en mots : telle est la lecture première que suppose l’écriture. Ponge, on vient de le voir, reprend à son compte la métaphore du livre du monde, décrivant explicitement son entreprise « rééliste » comme une activité de lecture : se donner les moyens d’écrire du nouveau, de l’inédit, suppose avant tout d’être un lecteur attentif des signes du monde. Bien que l’image de la lecture du monde soit moins immédiatement perceptible chez Nathalie Sarraute, il n’est pas exagéré de dire qu’elle sous-tend sa poétique : les personnages des fictions ne cessent d’interpréter ce qu’ils perçoivent - objets, corps, paroles - à partir de représentations verbales, et l’« autre aspect de la réalité » apparaît bien comme une lecture alternative de ces perceptions. Le comportement du « Vieux » de Portrait d’un inconnu par exemple, ne saurait se réduire au qualificatif d’« avare » ; on peut y voir - y lire - bien d’autres choses encore. La réalité à produire dans l’écriture nécessite ainsi une aptitude à convertir l’expérience du monde en signes.
Placer la lecture en première position dans la triade « lire, écrire, connaître » n’est donc qu’un paradoxe apparent : la connaissance advient dans l’écriture, qui est elle-même lecture du réel. Mais la lecture est aussi contemporaine de l’écriture en un autre sens. En effet, la réalité créée ne peut échapper au statut de construction imaginaire, et par là même accéder au rang de connaissance partagée, qu’à la condition qu’elle soit reconnue par un tiers lecteur. Empiriquement, cette reconnaissance ne peut évidemment intervenir que dans l’après-coup. Mais l’instance du lecteur, nécessaire à la réussite de l’écrit, est prise en compte au moment même de l’écriture : la pensée critique de Sarraute, notamment dans « L’Ere du soupçon », décrit bien le travail créateur comme mise en place d’un dialogue, éventuellement conflictuel. La figure du lecteur apparaît de même comme la destination ultime de l’écrit, voire un adjuvant indispensable à l’écriture de Ponge.
Faire du texte littéraire le lieu d’une production de savoirs implique en effet de réfléchir aux conditions de transmission de ces savoirs. La question est ici d’autant plus cruciale que le destinataire est lui-même amené à co-construire ces connaissances : la réalité produite par les textes est en effet précaire, puisqu’elle s’inscrit contre les symboles admis, les paroles routinières. Ce que Nathalie Sarraute appelle tropisme est invisible et n’a pas encore de nom : l’existence de ce référent central de l’œuvre est donc étroitement dépendante de sa reconnaissance par un lectorat. La communication de ce savoir nouveau qu’est le tropisme ne saurait en outre emprunter les voies habituelles de la transmission de connaissances : il ne s’agit pas tant de transmettre des contenus cognitifs que de donner à éprouver une réalité innommable. L’expérience de la lecture vaut démonstration dans la mesure où seul ce qui s’éprouve dans la traversée des textes peut confirmer l’existence de ce que les œuvres tendent à mettre au jour, et que leur auteur nomme tropisme. Si l’ambition heuristique apparente bien la démarche de Sarraute à une entreprise scientifique, elle s’en sépare donc radicalement par les modes de communication mobilisés.
La réalité que Ponge se propose de connaître résiste également à la verbalisation. Il faut appréhender les choses de tout le corps pour accéder à une connaissance intime, par sympathie : le savoir qui en résulte ne peut dès lors être entièrement transmis discursivement, et suppose d’être éprouvé dans la lecture. Mais, alors que le savoir que cherche à transmettre le texte sarrautien est radicalement étranger à toute nomination, c’est précisément vers la nomination que tend la démarche de Ponge. La connaissance selon lui émerge à proprement parler à partir du moment où la prise de parole sépare le sujet observant de son objet, dans un acte de nomination. Cette connaissance que Ponge recherche est à cet égard opposée à « l’autre réalité » visée par Sarraute, qui se situe à un niveau de confusion entre sujets, entre sujet et objet et qui, précisément pour cette raison, ne peut se transmettre par les voies discursives ordinaires. Si ce moment de confusion est pour Ponge nécessaire à une appréhension intime des choses, il tend à être dépassé. De là vient la tentative de créer des « notions » claires et convaincantes, de découvrir des « qualités », de proposer des « théorèmes » : cet idéal explique l’insistance, beaucoup plus grande chez Ponge que chez Sarraute, à affirmer le statut scientifique de son œuvre.
De ces divergences entre les deux écrivains quant à la formalisation des connaissances littéraires découlent certaines oppositions dans leur poétique respective : tandis que l’adjectif qualificatif est chez Sarraute un instrument de catégorisation aliénante participant de la logique de formation du stéréotype, il apparaît parfois chez Ponge comme le résultat même de la recherche, qui aboutit dans « les nouvelle qualités [qu’il] nomme ».
On peut donc distinguer deux structures de la transmission des connaissances chez Ponge, que pour les commodités du propos on distinguera ici nettement, même si elles coexistent étroitement dans les œuvres. La première s’appuie sur une objectivité du texte atteinte dans l’écrit, qui propose des notions claires, met au jour des qualités nommées, par des formules tirant leur autorité d’elles-mêmes, et que le lecteur est appelé à reconnaître comme vraies. Même si les vérités en question sont, comme on l’a vu, relatives et expérimentales, un tel modèle de communication est assez conforme au schéma didactique standard : un sens est délivré par l’auteur à son lecteur. Mais si cette aspiration à une parole autoritaire est effectivement présente chez Ponge, elle coexiste avec la conscience que la réalité qu’il cherche à étreindre ne peut pas être pleinement communiquée discursivement : il lui faut faire appel à une expérience du lecteur pour la constituer, et « l’objectivité » ne peut dès lors se concevoir que comme construction intersubjective, où le lectorat est amené à jouer un rôle actif. La chose et la connaissance produite à son sujet adviennent alors au moment de la lecture, grâce à une co-construction : c’est la convergence d’expériences subjectives qui fonde la validité objective du texte. On rejoint ici le modèle de communication littéraire qui prévaut chez Sarraute : ce qui est à connaître échappe pour l’essentiel à la nomination, et de l’expérience de lecture dépend non seulement la transmission du savoir, mais aussi l’existence du référent à connaître 201 . Dans les relations ambiguës que Ponge et Sarraute entretiennent à l’égard des paradigmes scientifiques classiques se dessine un type de savoir particulier, proche de ce que Barthes définit comme un savoir proprement littéraire : « Selon le discours de la science - ou selon un certain discours de la science -, le savoir est un énoncé ; dans l’écriture, il est une énonciation » 202 .
Si la connaissance trouve naissance dans l’écriture, elle ne se constitue donc pleinement comme telle que dans la lecture qui la valide et donne consistance à la réalité visée et produite par les textes : connaître suppose donc de lire la réalité et de l’inventer dans l’écriture, mais aussi de constituer un lectorat à même de lire cette lecture de la réalité. Le souci de réalité de Ponge et de Sarraute est donc aussi, nécessairement, souci de lecteur : seule l’instance lectoriale est en effet susceptible de co-construire la réalité qu’il s’agit de créer et de connaître dans le même mouvement. L’intention de communication occupe donc une place capitale, à l’origine même de l’écriture de Ponge et de Sarraute, mais cette communication remet en cause les attendus de toute communication courante. Tout d’abord, ce qui est à transmettre est précisément ce qui tend à brouiller la clarté du « message ». Contestant les stéréotypes qui sédimentent les échanges quotidiens, situé dans une zone où les pôles de l’énonciation sont indistincts, le tropisme exige, pour être perçu, que soient remis en cause tous les pôles du schéma communicationnel. De même, la connaissance selon Ponge remet en question, ou du moins neutralise, toutes les « idées » préconçues que nous avons sur les choses, idées qui fondent « les paroles ». Au contraire, les « notions » qu’il cherche à établir prennent en compte l’irrationnel, les hésitations, les « idées infantiles », les tâtonnements, autant d’éléments qui sont généralement considérés comme nuisibles à la communication.
L’objet à transmettre par l’écrit - qu’il s’appelle tropisme ou qualité différentielle - constitue donc en soi un défi au schéma communicationnel. Mais, plus fondamentalement, les modes de sa transmission participent de sa construction, accentuant encore la confusion entre les différents pôles, puisque le référent - la réalité nouvelle à connaître - est dépendant du medium - cette réalité est aussi produite dans le langage - et du destinataire - qui a pouvoir de reconnaître l’existence de cette réalité, ou de la nier. Connaître dans l’écriture, comme l’ambitionnent Ponge et Sarraute, suppose donc d’inventer une communication littéraire à même de transmettre cette connaissance : c’est la manière dont les deux écrivains créent les conditions de possibilité d’une lecture spécifique qu’il nous faut à présent aborder.
C’est pourquoi Jean-Marie Gleize propose de parler, à propos notamment de ces deux écrivains, de « réélisme » : « Le souci de Francis Ponge, comme celui de Nathalie Sarraute, est le réel, que l’un comme l’autre situent à proximité, tout en sachant et en éprouvant cette proximité comme inaccessible. […] Ils savent que la littérature parle du langage, et le prouvent. Parce qu’ils sont des « réélistes » acharnés (et non des réalistes adaptés) » (J.-M. Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n° 118, juin 2000, p. 72).
C’est ce cas de figure qu’envisage Ponge à la fin de « My creative method » : il s’agit de « considérer [la chose] comme non nommée, non nommable, et [de] la décrire ex nihilo si bien qu’on la reconnaisse. Mais qu’on la reconnaisse seulement à la fin » (M, I, 532, nous soulignons). De cette reconnaissance finale dépend donc la réussite ou l’échec de l’écrit, et de son ambition à dire le particulier de la chose considérée : si la chose n’est pas reconnue, c’est que l’existence même de cette « qualité différentielle » est douteuse.
R. Barthes, Leçon, op.cit., p. 434.