II.2. Espaces de la lecture

Apprendre à lire : cette activité est, comme nous l’avons dit, au fondement de l’écriture telle que la conçoivent Ponge et Sarraute, mais elle en est aussi l’un des effets principaux. De même que « l’autre parcelle de réalité », que la « qualité différentielle », supposent pour être perçues que soient mis entre parenthèses les réflexes de paroles et de perception, il faut placer le lecteur de l’œuvre en position de retrait par rapport aux circonstances courantes de la communication, aux situations d’énonciations ordinaires, qui sont décrites comme des contraintes aliénantes pesant sur les échanges humains 203 , et aux écrans placés devant cette réalité nouvelle que les œuvres tentent d’approcher : l’espace de la lecture est donc en première approche un espace de rupture. Rupture avec ce qui est communément admis comme « la réalité », rupture avec les stéréotypes qui constituent le ciment des paroles courantes, mais rupture également avec les habitudes de lecture, puisque les modes d’appréhension de l’art, de la littérature en particulier, sont eux-mêmes investis par des stéréotypes perçus par les deux écrivains comme des obstacles à la communication littéraire qu’ils entendent instaurer. « Apprendre à lire », telle est l’activité que doit susciter le texte : de même que la réalité n’est pas donnée d’emblée, l’espace de la lecture n’est pas un espace conquis d’avance. Il faut selon Sarraute « reprendre au lecteur son bien et l’attirer coûte que coûte sur le terrain de l’auteur » (ES, 1585), tandis que l’œuvre de Ponge est pour son auteur tout à la fois « leçon de choses » et « leçons de lecture » 204 . La lecture qu’il s’agit dès lors de susciter se fait réflexive, consciente d’elle-même, critique à l’égard de ses propres présupposés 205 .

L’espace de la lecture se situe donc en marge des contraintes pragmatiques des échanges verbaux courants, et s’apparente en cela à une aire de jeu 206 , ou plus précisément d’expérimentation. Mais ce pas de côté que constitue l’écriture à l’égard du fonctionnement pragmatique des paroles courantes n’est pas un renoncement à tout objectif pragmatique : il s’agit bien en dernière instance de persuader le lecteur de la réalité de ce qu’il lit, de faire de la lecture non un parcours imaginaire mais une expérience réelle et reconnue comme telle. Comment dès lors s’articulent chez Ponge et Sarraute cette dépragmatisation nécessaire, et la repragmatisation visée 207  ? L’enjeu est en effet de déjouer une lecture voyant dans le texte une stricte reproduction d’une réalité déjà connue, tout en s’assurant que ce qui s’expérimente dans la lecture soit reconnu comme réel, et non rejeté du côté du divertissement, de la fiction gratuite, d’un exercice verbal ludique.

Penser l’espace de la lecture, pour Ponge et Sarraute, c’est ainsi s’efforcer de penser les effets pratiques de leurs textes sur leurs lecteurs, notamment la façon dont ces lecteurs feront référer les œuvres. C’est dans cette perspective que sera envisagée le rapport problématique, voire conflictuel, que les deux écrivains entretiennent très tôt avec les classifications génériques. En quoi la catégorie poésie constitue-t-elle pour Ponge une menace à la « réussite » (Austin) des actes de langage qu’il entend effectuer ? Pourquoi ces mouvements que Sarraute nomme tropismes nécessitaient-ils une forme génériquement indéterminée, dont témoigne le livre Tropismes ? Et si finalement la « substance » dont est tissue « l’autre réalité » se déploie dans une forme romanesque, pourquoi est-il nécessaire que soient estompés les contours de cette enveloppe générique ?

Notes
203.

Voir supra Chapitre I : « Paroles en situation ».

204.

Dans un brouillon de lettre non envoyée à René de Solier, en date du 23 août 1956, et reproduite sous le titre « Le Tour oral » dans les Pages d’atelier (PAT, 328).

205.

L’espace de la lecture tel que nous l’entendons ici est donc un espace d’échange, lieu où un contact peut s’établir, mais lieu particulier, où il s’agit d’amener le lecteur.

206.

Voir M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Editions de Minuit, « Critique », 1986, 319 p.

207.

Le terme de dépragmatisation est employé ici dans le sens où l’entendent les linguistes et les théoriciens de la lecture, pour décrire certains traits propres à l’énonciation en contexte littéraire, mais ne signifie en rien que la littérature se situerait en dehors de tout enjeu pragmatique.