Même si Les Fruits d’or paraît près de trente ans après Tropismes, en 1963, on peut voir, à la fin du livre, une figuration de la lecture que, dès ses débuts, Sarraute cherche à susciter 208 . Le dernier lecteur à prendre la parole ne s’adresse pas à d’autres lecteurs, il ne transforme pas l’œuvre qu’il a lue en objet social tombé dans les lieux communs de la conversation, mais parle directement au livre, et décrit ainsi la sensation qu’il recherche dans le « contact très étroit » qu’il entretient avec les livres :
‘C’est quelque chose comme ce qu’on sent devant la première herbe qui pousse sa tige timidement… un crocus encore fermé… c’est ce parfum qu’ils dégagent, mais ce n’est pas un parfum, pas même encore une odeur, cela ne porte aucun nom, c’est une odeur d’avant les odeurs… (FO, 616-617)’Ce « quelque chose » qui advient dans la lecture n’a pas de nom. La lecture telle qu’elle est ici décrite présente donc les caractéristiques de cette « autre réalité » que Sarraute cherche à faire exister : elle met en jeu des sensations archaïques, surgissant d’échanges entre plusieurs actants à peine distincts 209 , et résiste à la nomination.
Si la lecture est, de manière récurrente, figurée spatialement par Sarraute, cet espace est bien spécifique à la réalité que le texte se doit de faire éclore et de transmettre. Comme le note Joëlle Gleize à propos d’Ici (1995) - mais on pourrait extrapoler ce propos à l’ensemble de l’œuvre de Sarraute - il s’agit de faire coïncider l’espace de la lecture et l’espace des tropismes : en cela, Ici désigne à la fois l’« espace intérieur du « sujet », [l’]espace intersubjectif ou commun des tropismes, mais aussi [l’]espace du texte où le lecteur est invité à pénétrer » 210 .
Cette confusion entre espace de la lecture et espace des tropismes exige donc que le livre se fasse aussi innommable pour le lecteur que « l’autre réalité » qu’il cherche à produire. Pour qu’« ici » puisse susciter des tropismes, le texte doit se préserver des caractérisations hâtives de son lecteur, de ses réflexes stéréotypés, afin de préserver une part d’indétermination : il s’agit bien pour Sarraute de faire de la lecture un espace sans nom.
Même si, comme le souligne Joëlle Gleize, il s’agit plus d’une lecture « utopique, rêve d’auteur donné comme tel », que d’une lecture « modèle » (Les Fruits d’or, de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2000, p. 141).
Un peu plus loin, Sarraute attribue ces propos à cette même voix : « Il me semble que si vous cessiez d’exister, ce serait comme une part de moi-même qui deviendrait du tissu mort » (ibid., 619).
J. Gleize, « Le lecteur opiniâtre de Nathalie Sarraute », in J. Gleize et A. Leoni (Ed.) Nathalie Sarraute, un écrivain dans le siècle, Aix-en-Provence, Publication de l’Université de Provence, 2000, p. 111).