II.2.1.1. « Mais quoi donc ? Qu’était-ce ? »

Ces deux questions (« Quoi donc ? Qu’était-ce ? »), tirées du texte IX des Tropismes, le premier rédigé par Sarraute, disent à la fois le mouvement qui guide l’écriture dans sa recherche investigatrice, et l’effet que les textes cherchent à susciter sur leur lecteur : il est amené lui aussi à s’interroger sur cet objet informe et mystérieux qui se manifeste dans le texte, sans qu’on puisse dire qu’il y est à proprement parler représenté. Dans ce texte, « elle » est « accroupie sur un coin de fauteuil » tandis que « lui » tente d’établir un dialogue, et pourtant cette situation d’une quotidienneté évidente revêt un caractère mystérieux : « cela », qui reste comprimé en « elle », s’interpose entre eux (Tr, 14-15). Ce qui fait l’objet de l’interrogation est précisément ce qui brouille cette situation de communication banale.

Significativement, ces questions sur le « quoi » du texte sont posées de manière impersonnelle. Si le contexte immédiat permet d’attribuer rapidement ces paroles au « il », une certaine indétermination est néanmoins ménagée quant à la voix à qui imputer ces mots :

‘[Il lui fallait] contenir cela le plus longtemps possible, empêcher que cela ne sorte, que cela ne jaillisse d’elle, le comprimer en elle, à tout prix, n’importe comment.’ ‘Mais quoi donc ? Qu’était-ce ? Il avait peur, il allait s’affoler, il ne fallait pas perdre une minute pour raisonner, pour réfléchir (ibid.).’

Dans la continuité du texte, il semble en effet logique d’attribuer ces paroles au « il ». Toutefois, cette attribution ne peut s’effectuer qu’a posteriori, et sur un mode conjectural, alors que ces questions sont placées à l’attaque d’un paragraphe, provisoirement extraites de la trame narrative du texte - d’ailleurs fort lâche -, et sans marque typographique les signalant comme propos rapporté. A l’indétermination du « quoi ? » s’ajoute donc une légère incertitude quant au « qui ? ». Ces questions pourraient s’entendre en effet dans un premier temps comme une interrogation assumée par la voix narratrice, anticipant la réaction d’un lecteur intrigué par un « cela » dont le contenu référentiel est pour le moins obscur. L’espoir d’une explication didactique, que pourraient susciter de telles questions, est évidemment déçu par la suite du texte, mais ces interrogations posent néanmoins explicitement comme problématique le « quoi » du texte, selon des modalités énonciatives qui permettent au lecteur de reprendre à son compte cette interrogation.

Ainsi que le remarque Iser, le texte de fiction se doit de « former la situation » 211 qui préexiste dans l’échange oral ou dans d’autres types de textes. Comme on vient de le voir à propos de l’exemple précédent, la manière dont Sarraute tend à créer une « situation » de parole est donc en tout point opposée à l’échange fluide qui s’instaure à la fin du livre entre le narrateur de Portrait d’un inconnu, ayant finalement renoncé à chercher les « mouvements troubles », et « le Vieux », dans un passage que nous avons déjà évoqué :

‘Je vois qu’il me sourit. Il me montre la place vide auprès de lui : « Venez donc là, vous serez mieux. » […] Je ne le sens plus, comme autrefois, qui me palpe tout de suite, qui fouille en moi pour découvrir l’endroit sensible. Il n’y a plus rien en moi maintenant qui l’excite, qui l’incite à me provoquer. J’ai beau tendre l’oreille, je ne perçois plus dans les paroles que nous échangeons ces résonances qu’elles avaient autrefois, ces prolongements qui s’enfonçaient en nous si loin. Des paroles anodines, anonymes, enregistrées depuis longtemps. Elles font penser à des vieux disques. Nous devons ressembler, assis côte à côte sur la banquette, à deux grosses poupées qu’on vient de remonter. […]’ ‘Peut-être essaie-t-il maintenant de me tendre la main, de me montrer la voie, de m’aider à franchir le pas… « D’ailleurs, vous avez vu, mon futur gendre n’est pas de la première jeunesse, hein, lui non plus… Mais ces mariages de raison entre gens un peu mûrs… » Ma tête s’incline comme malgré moi, j’achève pour lui : « Ce sont souvent les meilleurs » (PI, 173-174).’

Ce qui se dit, une fois écartés les « grouillements » qui troublent la conversation, se réduit à des stéréotypes qui, précisément, ne laissent aucun doute sur le « quoi » : ils sont à tel point prévisibles qu’une voix peut se substituer à l’autre, le je narrateur « [achevant] malgré lui » la phrase du « Vieux ». Cette surdétermination du « quoi » est par ailleurs redoublée, et même conditionnée, par une clarification du « qui » : si l’échange se déroule avec tant de facilité et de réussite, c’est que chacun accepte de jouer un rôle qui lui est d’avance attribué. Le narrateur accepte « la place vide », chacun des deux interlocuteurs est une entité close, assignée à un lieu dont il ne sort pas : les paroles, « qui s’enfonçaient si loin », ne troublent plus les enveloppes des sujets, eux-mêmes assimilés à « deux grosses poupées ».

On pourrait donc dire qu’à l’inverse, pour que dans la lecture puisse se percevoir « cela », il faut précisément qu’on ne sache pas de quoi l’on parle, ni qui s’adresse à qui. Une certaine indétermination référentielle et énonciative est donc nécessaire à ce que le tropisme advienne dans la lecture.

En fait, l’indétermination du « quoi » et du « qui » sont consubstantielles chez Sarraute : alors que, au sein des fictions, le « terrible desire to establish contact » pousse les personnages à se conformer aux attentes supposées de leurs interlocuteurs, et les empêche souvent de percevoir « cela » qui agit au cœur de la conversation, il est nécessaire à l’inverse, pour que le lecteur puisse appréhender cette chose innommable que le texte tente de lui faire sentir, qu’une relative indétermination des locuteurs soit maintenue, pour que ce que Sarraute appelle tropisme ne fasse pas l’objet d’une qualification trop hâtive par ses lecteurs, qualification qui nierait l’existence même du référent ultime de son œuvre. Cette indétermination du « qui ? » intervient tout d’abord au plan fictionnel : les mots rapportés ne doivent pas être interprétés en fonction de « traits de caractère » propres au personnage qui les énoncent. Cela supposerait que la lecture s’appuie sur des catégories qui masquent la spécificité du tropisme, et mettent en cause son caractère universel, dont Sarraute cherche à persuader le lecteur. Pour que le référent du texte soit éprouvé et reconnu, il est donc nécessaire que les personnages qui les profèrent soient aussi peu caractérisés que possible.

L’écriture littéraire semble offrir structurellement cette possibilité. Comme nous l’avons brièvement indiqué, le processus de « sélection » (Iser) est consubstantiel à la création d’une situation de fiction : ce qui dans le texte renvoie au hors-texte est nécessairement le fruit d’une sélection incomplète, et fait l’objet de choix. Ce qu’Iser nomme « répertoire » d’un texte désigne la sélection des codes extra-textuels par lesquels une œuvre se lie au monde qui lui préexiste 212 . Le degré de recouvrement entre répertoire du texte et répertoire du lecteur détermine une connivence plus ou moins immédiate, une familiarité plus ou moins directe entre univers de la fiction et univers du lecteur. Dans le cas de Sarraute, le répertoire convoqué semble en première approche proposer un recouvrement quasi parfait : les situations évoquées, les objets et les personnages qui peuplent les fictions (barre de savon, maison de banlieue, appartements bourgeois, gardiennes d’immeubles, décorateurs, femmes faisant du lèche-vitrine) renvoient tous à des réalités apparemment familières. Mais, tout en s’attachant à cette quotidienneté, Sarraute amène son lecteur à percevoir la sélection qui préside à la constitution de tout répertoire : alors qu’une écriture mimétique s’attache à faire oublier cette sélection pour que le lecteur puisse combler les lacunes du transcodage de l’écriture, Sarraute insiste sur ces « blancs » (Iser) du texte pour bloquer la constitution d’un univers fictionnel en stricte continuité avec la « réalité » immédiatement perceptible, « réalité » qu’il s’agit précisément d’amener le lecteur à questionner à partir de son expérience de lecture. L’univers fictionnel est donc lacunaire et se donne comme tel : Nathalie Sarraute ne cherche pas à ce que les brèches soient colmatées, ce colmatage supposant nécessairement la projection sur le texte de représentations préconstruites.

On l’a vu, cette tendance de tout lecteur à créer des types est une préoccupation de Sarraute, et se cristallise dans sa pensée critique autour de la question du personnage, comme en témoignent ces phrases de « L’Ere du soupçon » :

‘Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu’on l’abandonne à lui-même, c’est plus fort que lui, typifie.’ ‘Il le fait […] sans même s’en apercevoir, pour la commodité de la vie quotidienne, à la suite d’un long entraînement. Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d’une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages (ES, 1584).’

La lecture littéraire telle que Sarraute entend l’instaurer consiste donc à décourager son lecteur d’avoir recours aux réflexes conditionnés qui dans la « vie quotidienne » régissent ses réactions, et elle s’attaque en premier lieu aux personnages.

Notes
211.

W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung, 1976), Bruxelles, Margada, « Philosophie et langage », 1985, p. 115.

212.

W. Iser, L’acte de lecture, op.cit., p. 130 : « Nous appelons donc “répertoire” l’ensemble des conventions nécessaires à l’établissement d’une situation ». Il ajoute : « Le texte fictionnel sélectionne dans un système sémantique » (ibid., p. 143, nous soulignons). La notion de répertoire proposée par Iser est proche, on le voit, de la notion d’« encyclopédie » d’Umberto Eco (U. Eco, Lector in fabula - La coopération interprétative dans les textes narratifs (1979), Paris, Grasset, « Figures », 1985, p. 99-112).