II.2.1.2.1. Un modèle de lecture : « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant »

La problématisation de la référence, elle-même liée à l’indétermination de l’énonciation au sein des fictions, est conditionnée par un brouillage de la situation de communication qu’instaurent les œuvres elles-mêmes. Comme nous l’avons précédemment indiqué, le statut référentiel de la parole des narrateurs de Portrait d’un inconnu et de Martereau dépend ainsi du statut que l’on accorde à ces personnages : selon qu’on les appréhende en fonction des critères du personnage romanesque traditionnel, ou que l’on renonce à cette entité, la manière de faire référer les textes varie radicalement. Pour qu’aboutisse l’entreprise de persuasion de Sarraute, qui suppose que soient remises en cause les catégories de perception, il apparaît donc nécessaire au premier chef que soient battues en brèche les catégories de la lecture.

Sarraute assume d’emblée l’inscription de ses textes dans l’institution littéraire : elle lui permet ainsi de jouer de la dépragmatisation des énoncés qui caractérise le discours fictionnel, dépragmatisation nécessaire à la transmission de « l’autre réalité », comme nous venons de le voir. Mais, en tant qu’elle impose des conventions, des rôles préétablis, des représentations préconstruites, cette institution doit elle-même être attaquée de l’intérieur.

« Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant », le premier texte critique de Sarraute, met ainsi en scène ce travail de désapprentissage nécessaire à une lecture authentique. Lorsque l’article paraît dans la livraison de janvier 1947 des Temps Modernes 235 , Nathalie Sarraute est une quasi-inconnue : Tropismes, paru dix ans plus tôt, est tombé dans un oubli momentané. Un an auparavant, la même revue a publié un extrait de ce qui deviendra Portrait d’un inconnu. Mais tout cela ne parvient pas à faire de Nathalie Sarraute un écrivain, au moment où elle écrit et publie l’article. Paul Valéry, à l’inverse, mort en juillet 1945, incarne au plus haut point le grand écrivain, dans sa version la plus prestigieuse : le grand poète. Grand par sa renommée, par son poids dans le monde des lettres, par le caractère savant de ses écrits et de sa posture.

Ce rapport de force entre le « lecteur anonyme » (PV,1522) et l’auteur prestigieux qu’il aborde, Sarraute choisit de le mettre en scène dès le début de son article. 236 Comme dans Tropismes, une ébauche de situation et de récit ouvre l’article : un je - mais ici, le cadre éditorial de l’article permet de l’identifier sans ambiguïté à Nathalie Sarraute elle-même – brise le cercle, et pose la question : « Trouvez-vous vraiment que Paul Valéry soit un grand poète ? » (PV, 1521). Cet individu, qui pose des questions aussi inconvenantes que l’enfant d’éléphant de la nouvelle de Kipling, est immédiatement exclu du cercle, et c’est donc dans le face à face avec l’œuvre de Valéry qu’il va lui falloir se forger et étayer son jugement. Le narrateur de l’article 237 agit sous l’action d’une impulsion irrépressible et irrationnelle :

‘Comme cet incorrigible Enfant d’Eléphant, j’avais beau savoir qu’il valait mieux me retenir, c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’en empêcher, il me fallait absolument, quoi qu’il dût m’en coûter, en avoir le cœur net, […] et je ne manquais jamais de demander en toute occasion : « Trouvez-vous vraiment sincèrement que Paul Valéry est un grand poète ? » (PV, 1521).’

On songe ici aux premières lignes de Portrait d’un inconnu : « Une fois de plus je n’ai pas pu me retenir, ç’a été plus fort que moi, je me suis avancé un peu trop, tenté, sachant pourtant que c’était imprudent et que je risquais d’être rabroué » (PI,41). Dans les deux cas, la question posée se heurte à une fin de non recevoir : on se détourne, gêné, de l’Enfant d’Eléphant, on répond au narrateur de Portrait d’un Inconnu qui essaye de partager ses sensations « troubles » par des poncifs qui le « terrasse[nt] » (PI,42).

Mais, dans l’article critique, il n’est pas question de tenter de convaincre dans le cadre de la conversation : il faut assumer la solitude et « s’enfermer » avec l’œuvre pour la lire véritablement. C’est également dans cette perspective que l’on peut comprendre la posture de « lecteur anonyme » revendiquée dès le début de l’article. Elle s’explique certes, comme on l’a dit, par la différence de notoriété entre Sarraute et Valéry au moment où paraît l’article ; mais elle participe également de ce que l’on pourrait nommer la leçon de lecture qui est ici dispensée. La véritable lecture émerge au moment où est abandonné le terrain de la conversation courante, qui intéresse le seul « moi social », pour reprendre l’expression de Proust : être un véritable lecteur, c’est à ce titre se faire « lecteur anonyme », en deçà de toutes les particularisations individuelles, pour accéder à ce que Sarraute appelle, dans « De Dostoïevski à Kafka », le « fond commun ». La « bonne » lecture, dont Sarraute entend figurer le processus, exige de se placer au niveau où, ailleurs, les fictions saisissent les êtres : dans l’anonymat de la substance commune. Il est à noter que Sarraute se présente alors comme « lecteur » et non plus comme « lectrice », alors que les marques de genre sont par ailleurs assumées dans le texte 238 . La lecture authentique est donc désocialisation : elle requiert de celui qui la tente qu’il s’extraie de ses propres déterminations socio-culturelles, et arrache l’objet textuel au cercle social qui l’enserre et l’occulte. Mais cette rencontre en apparence naïve avec le texte est l’objet d’une conquête :

‘Rien de plus simple à première vue que ce qu’il me fallait tenter – ni de plus naturel. Mais en réalité, rien de plus difficile. Envisager l’œuvre de Paul Valéry comme un événement neuf ! […] Pour parvenir à cela, que ne fallait-il pas détruire, chasser à tout instant de son esprit, extirper de sa mémoire ? (PV, 1523).’

Et de fait, avant même de publier un seul vers de Valéry, Nathalie Sarraute commence par citer nombre de commentaires 239 , comme autant de voix qui s’interposent entre le « lecteur anonyme » qu’est le je de son texte, et l’œuvre écrite : la lecture véritable est donc avant tout destruction, oubli, et commence par un travail de négation. Il s’agit de s’inscrire contre les intimidations de tous ordres : l’auteur lui-même, et les discours critiques qui relayent sa parole. Ils imposent finalement une doxa univoque, que reprennent à leur compte les autres anonymes rencontrés au début du texte, et qui n’osent plus se demander si « Paul Valéry est vraiment un grand poète ». Nathalie Sarraute stigmatise ainsi la manière dont « le grand poète » exerce de façon coercitive son autorité sur ses lecteurs : « A tout moment, avec une suffisance dont personne ne songe à sourire, il suggère au lecteur ce qu’il faut penser de ses ouvrages et de lui-même » (PV, 1545). Le métatexte apparaît lui aussi comme un obstacle à une véritable rencontre avec l’œuvre, puisqu’il ne fait que renforcer dans la conscience du lecteur la stature impressionnante de l’auteur : « à tout moment ses critiques (mais comme, en ce qui le concerne, le mot est impropre !) reprennent, pour magnifier ses ouvrages, les propres termes dont il s’est servi » (PV, 1546).

Le corps à corps intime avec l’œuvre suppose donc un effort pour se défaire des réflexes appris, des rapports d’autorité qui s’exercent dans la communication littéraire comme ailleurs. Pour naïf qu’il paraisse, ce corps à corps est donc paradoxalement à construire, et ne saurait se confondre avec une lecture spontanée.

Ce mouvement de déprise à l’égard des valeurs littéraires instituées est une étape préalable à « l’événement » de la rencontre avec l’œuvre. La reconstitution de cette rencontre est l’occasion de démontrer l’efficience en acte – dans la lecture – du tropisme. Si l’article frappe d’abord par la contestation violemment polémique de la valeur littéraire de Valéry, il offre surtout une image de la lecture selon Sarraute : elle apparaît comme l’activité même qui fait proliférer les tropismes.

La convergence entre le je critique de « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant », et le narrateur de Portrait d’un inconnu, ne se limite pas en effet à la similitude des situations initiales. Selon un scénario déjà rencontré dans Tropismes, que l’on retrouve dans Portrait d’un inconnu, et qui ne cessera de se développer dans la suite de l’œuvre, « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant » décrit d’abord l’entrée dans un lieu sacré inspirant « révérence et […] crainte » (PV, 1525), que, sous la poussée d’une impression intime, on finit par profaner en s’engageant « sur la voie du sacrilège » (PV, 1528). Comme les paroles que reçoivent les personnages des textes de fiction ont un effet physique sur eux, les impressions provoquées par les mots de Valéry suscitent des sensations qui ne sont pas exclusivement visuelles. Cette synesthésie, omniprésente dans les textes de fiction, se trouve également dans cet écrit critique : les vers de Valéry ont ainsi « cette vieille odeur aigrelette de chiffon humide et de craie, cette vieille odeur rassurante et familière d’encre et de poussière qui flotte autour des souvenirs d’exercices et d’efforts scolaires… » (PV, 1525). Plus loin à l’inverse, la « véritable poésie » se reconnaît à « ce rayonnement, cette vibration à peine perceptible… » (PV, 1528), qui n’est pas sans évoquer la « note hésitante et grêle » que le tableau de « L’Homme au pourpoint » « fait sourdre » du narrateur de Portrait d’un inconnu (PI, 83). Le critère qui permet d’évaluer l’œuvre de Valéry est donc sa capacité ou non à susciter ces mouvements, « ondes », « tressaillements » qui, dans les fictions, constituent cette « autre réalité » que les narrateurs tentent de capter et de transmettre.

Ce qui doit advenir dans la lecture selon Sarraute est donc « l’autre réalité » que les fictions tentent de mettre en forme : plus qu’elle ne représente le tropisme, l’œuvre tend à le faire advenir réellement dans la lecture. La construction de l’article, son dispositif narratif et énonciatif, les images qu’ils convoquent, tout tend à montrer que le tropisme est aussi un modèle de communication esthétique.

« Paul Valéry ou l’Enfant d’Eléphant » propose la reconstitution d’une lecture. Cette figuration de la lecture montre bien que l’indétermination de l’énonciation, si prégnante dans les fictions, est pour Sarraute aussi un enjeu au plan de la communication littéraire : il faut éviter qu’auteur et lecteur soient installés dans des rôles trop fixes - en une situation qui rappellerait la conversation finale entre le narrateur de Portrait d’un inconnu et du « Vieux ». Une parole auctoriale trop fermement située ne pourrait que désigner, symétriquement, une « place vide » déterminée au lecteur, le privant ainsi de la mobilité des points de vue. Ce que Sarraute, lectrice, impose au texte, il lui faut réciproquement l’instaurer en tant qu’écrivain.

Notes
235.

« Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant », Les Temps modernes, janvier 1947, n°16, p. 610-637.

236.

La lecture que nous proposons de ce texte s’attache davantage à y discerner le mode de lecture en acte qui s’y fait jour qu’à discuter des jugements critiques que Nathalie Sarraute y exprime. En cela, nous nous situons dans la perspective d’Ann Jefferson qui considère les écrits critiques comme faisant pleinement partie de l’œuvre et s’interroge « non sur ce que l’écriture critique de Nathalie Sarraute dit, mais plutôt sur ce qu’elle fait ». [« The question becomes one not of what Nathalie Sarraute’s critical writing says, but rather one of what it does. »] (Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op. cit., p. 123).

237.

On l’a dit, le contexte éditorial exclut une lecture fictionnelle de ce texte, mais, précisément, les procédés de narration et d’énonciation, proches de ceux utilisés dans les autres œuvres, nous autorisent à employer ce terme. Comme le note Ann Jefferson, « à travers son œuvre critique, [Nathalie Sarraute] ne cesse de recréer une situation qui constitue un thème récurrent de ses ouvrages romanesques : l’exclu poussé malgré lui à affirmer certaines vérités en les jetant à la face d’un groupe qui se prend pour le gardien de l’ordre établie » (Notice à l’œuvre critique, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 2036).

238.

Comme elle s’en est souvent expliquée, les marques du féminin sont pour Sarraute une restriction de l’universalité, et le masculin exprime également le neutre, conformément à la logique officielle de la langue.

239.

Commentaires dont elle ne donne quasiment jamais les références, de sorte que le concert de louanges que les citations de critiques sont censées représenter n’est en définitive que celui de quelques voix.