II.2.1.2.2. Un cadrage minimal de la lecture : Tropismes

Contraindre le lecteur à considérer le texte comme un « événement neuf », comme Sarraute s’efforce pour son compte de le faire pour l’œuvre de Valéry, c’est le forcer à abandonner une posture de maîtrise (du sens, des codes, de la situation d’énonciation) par rapport au texte qu’il aborde. Cette posture de maîtrise, de connaissance préalable, est précisément un obstacle majeur à la connaissance : c’est parce qu’« elle le connaît » que « la Fille » peut se constituer une image stable du narrateur de Portrait d’un inconnu (PI, 159), c’est parce qu’ils « savent » à l’avance ce dont il est question, ce qu’est la réalité, que la plupart des personnages des fictions ignorent « l’autre réalité ». C’est parce qu’ils ont une image stable de leur interlocuteur qu’ils cessent d’entendre ce qui leur est dit, en le rejetant, ou en l’admettant sans recul critique, par fascination pour l’autorité que représente cet interlocuteur. C’est donc à un ensemble de conventions qui informent par avance la lecture que doit d’abord s’en prendre Sarraute pour que ses œuvres aient une chance d’être persuasives.

Dans l’article consacré à Paul Valéry, l’instance de l’auteur était désignée comme un obstacle notoire à l’avènement d’une véritable expérience de lecture, dans la mesure où il s’impose comme une entité stable qui, par son prestige, commande l’assentiment et l’admiration. Le danger d’incarner une telle instance paraît pour Sarraute inexistant lorsqu’elle publie Tropismes et Portrait d’un inconnu. C’est encore largement vrai en 1953, lorsque paraît Martereau : sa notoriété n’est pas telle que son image, sa personne, puissent s’imposer malgré eux à ses lecteurs. Mais, outre le renom de Valéry lui-même, c’est la posture plus abstraite d’une instance détentrice d’un sens qu’elle délivre à ses lecteurs, que conteste Sarraute. Plus radicalement, le respect qu’inspire le nom inscrit sur la couverture, et la tendance des lecteurs à s’en remettre à cette autorité « naturelle », sont à combattre.

L’indétermination des voix narratives de Tropismes, la déstablisation du sens et de la référence qui caractérisent ces textes courts, la discontinuité narrative et énonciative du recueil, découragent les lecteurs de ce premier livre de se constituer une image d’auteur. Si les énoncés sont souvent modalisés, portant donc la trace d’un énonciateur, il est difficile d’assigner une place précise à cet énonciateur, ces modalisations pouvant même souvent être attribués aux « ils », aux « elles » qui peuplent ces brefs textes. Le(s) narrateur(s) de Tropismes, voix flottante(s) insituable(s), risque(nt) peu d’être perçu(s) comme de simples doubles d’un auteur, par ailleurs inconnu.

Mais cette indétermination de l’instance auctoriale ne saurait être suffisante : pour Sarraute, il faut également obtenir de son lecteur un dessaisissement de ses certitudes, et l’abandon d’un certain nombre de ses réflexes de lecture, pour qu’il accepte une « place mouvante » 240 . A cet égard, la question générique s’avère capitale, dans la mesure où elle informe par avance la lecture singulière en fonction de codes maîtrisés au préalable, ce que Jean-Louis Dufays appelle la « précompréhension » ou « préévaluation ». Cette appréhension typo-générique du texte est selon lui l’une des premières tâches de la lecture, et la conditionne largement :

‘Dès que l’identification du genre a lieu, le lecteur mobilise dans sa mémoire à long terme un certain nombre de thèmes, d’actions, de personnages et de procédés qu’il sait - ou croit - être constitutifs du genre du livre. Même s’il est amené au cours de sa lecture à faire appel à d’autres types de codes, il ne peut éviter dans un premier temps d’aborder le texte sous l’angle du déjà-vu 241 .’

Le « déjà-vu », tel est précisément ce que Nathalie Sarraute cherche à éviter : la réduction de la lecture à une réalité considérée comme connue, ou, à un niveau hypertextuelle, à du « déjà lu », qui de toute façon occulterait la nouveauté, la singularité de l’œuvre, et de cette chose que Sarraute considère comme inaperçue jusqu’à elle, le tropisme. Amener le lecteur à occuper une « place mouvante », c’est donc ne pas le déterminer à l’avance comme lecteur d’un genre littéraire défini.

Tropismes adopte à cet égard une posture radicale, en proposant un pacte de lecture minimal. Les négations qui, on l’a vu, caractérisent la poétique de ce premier livre, de même que « les marqueurs de fictionalité » 242 , tendent à inscrire l’œuvre, à la référentialité problématique, dans l’institution littéraire. Le contexte éditorial 243 , de même que les imparfaits de narration et la discontinuité de cette narration invitent sans réelle ambiguïté possible à une lecture fictionnelle de l’œuvre.

Mais, une fois posé ce statut fictionnel du texte 244 , l’identification générique est des plus problématiques. L’absence de spécification générique sur la couverture, le titre hautement énigmatique, instaurent d’emblée une incertitude quant au genre du texte dont il s’agit. Aucun intertitre ne vient pallier cette déficience sémantique, les textes n’étant d’ailleurs pas numérotés dans l’édition originale, ce qui privait les premiers lecteurs de cette ponctuation minimale, qui aurait au moins accentué typographiquement la discontinuité narrative. Si l’on considère comme premier l’effort de caractérisation générique, la question de la taille des blocs textuels intervient rapidement : les différentes pièces n’excèdent pas deux pages, et peuvent en cela s’apparenter à des poèmes en prose. De fait, les esquisses de saynètes urbaines, évoquant des réalités prosaïques, semblent rapprocher dans un premier temps Tropismes des Petites Poëmes en prose, l’une des œuvres fondatrices du genre. Toutefois, la dimension narrative des textes tend à bloquer ce rattachement de l’œuvre à la poésie, à un moment où précisément se renforce la redéfinition du genre poésie par l’exclusion du narratif 245 . A l’inverse, le premier livre de Sarraute ne se laisse pas aisément enclore dans un genre narratif : une fois encore, la dimension des textes qui le composent, et la discontinuité des pièces, font obstacle à la catégorisation. L’étiquette « roman » ne saurait convenir, et les textes sont même trop courts pour être qualifiés de nouvelles. En outre, les bribes de récit sont insuffisamment développées pour constituer des intrigues, et ne présentent guère de pointes finales qui habituellement caractérisent le genre de la nouvelle.

Cette indétermination générique contribue donc à brouiller l’horizon d’attente de l’œuvre, mais pourrait cependant être compensée par les autres composantes qui contribuent à construire cet horizon d’attente. Les trois facteurs constitutifs sont en effet selon Jauss « l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne » 246 .

La question générique ne saurait être tranchée, puisque, on vient de le voir, il est particulièrement difficile d’identifier le genre de l’œuvre, et a fortiori de s’appuyer sur une « expérience préalable » de ce genre inassignable. Pour ce qui est du dernier critère, on a vu comment Sarraute s’employait à maintenir simultanément une proximité entre répertoire fictionnel et univers non-fictionnel, tout en maintenant un hiatus entre l’univers de la fiction et son dehors, de sorte que le rapport entre ces deux entités soit ressenti comme problématique par les lecteurs, et fasse l’objet d’un questionnement. Cette « opposition », comme l’appelle Jauss, n’en est donc pas vraiment une, et se présente plutôt sous la forme d’une inquiétante étrangeté, d’un quotidien rendu méconnaissable. Ce brouillage se retrouve également dans la confusion entre « langage poétique et langage pratique ». Si Sarraute joue bien sur la dépragmatisation qui caractérise le discours littéraire, soulignant en cela que son texte se situe en marge du « langage pratique » courant, sa poétique récuse pourtant l’idée d’un langage poétique essentiellement différent, et, précisément, elle applique les procédés poétiques les plus visibles aux réalités les plus prosaïques et aux propos les plus courants 247 . Si Sarraute suggère bien une frontière entre univers et langage de la fiction d’une part, « réalité quotidienne » et « langage pratique » de l’autre, les contours en sont à préciser à chaque instant de la lecture.

Le deuxième facteur proposé par Jauss, la « forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance », renvoie dans les Tropismes à un matériau très vaste, et croise en outre de près la question de la catégorisation générique : les noms d’auteurs, de peintres, d’acteurs sont légion dans le premier livre, dont on pourrait attendre qu’ils constituent un réseau de références pouvant flécher en quelque sorte la lecture. Pourtant, pour ne s’en tenir qu’aux seuls noms d’écrivains, il est difficile de tirer de la liste des auteurs convoqués des indications précises quant à l’univers esthétique, et aux types d’écrit dont l’œuvre se voudrait proche. La disparate est en effet de mise, puisqu’on rencontre tour à tour dans les Tropismes Gide, Péguy, Rimbaud, Mallarmé, Woolf, Rilke (Tr, XI), Proust et Rimbaud (Tr, XII), Hoffmann (Tr, XIV), Shakespeare, Dickens, Thackeray (Tr, XV), Balzac, Maupassant, et Flaubert (Tr, XXIII). Parfois dans le même texte, et sans que les auteurs en question soient explicitement opposés les uns aux autres, cohabitent des écrivains dont les poétiques, et les genres pratiqués, diffèrent notoirement : Gide et Péguy côtoient ainsi Woolf et Rilke dans le texte XI. L’ensemble de ces intertextes, s’ils se concentrent sur une période restreinte (XIXe et XXe siècles, excepté Shakespeare), renvoient à des genres très différents, du roman réaliste aux grands romans modernes, Mrs Dalloway et A la recherche du temps perdu, en passant par le conte fantastique. Les contextes d’apparition de ces noms d’auteurs rendent leur interprétation en termes de consignes de lecture plus délicate encore. On a vu déjà comment, dans le texte X, les noms d’auteurs étaient pris dans la logorrhée oppressante d’un vieux monsieur interrogeant une jeune fille sur son futur voyage en Angleterre. Dès lors, ces noms d’auteur ne fonctionnent plus tant comme références revendiquées par l’auteur (Sarraute), que comme lieux communs de la culture anglaise, utilisés comme tels par le locuteur fictif : leur mention dans cette conversation est l’indice que « l’événement neuf » de leur œuvre a été complètement recouvert par les stéréotypes qui se sont sédimentés autour d’elle. Au même titre que le port de « Dover », le nom d’auteur se trouve ainsi mêlé aux autres chromos que suscite l’Angleterre, et se trouve réduit à un pur groupe de sonorités :

‘« Vous connaissez Thackeray ? Th… Th… C’est bien comme cela qu’ils prononcent ? Hein ? Thackeray ? C’est bien cela ? C’est bien comme cela qu’on dit ? » (Tr, XV, 22).’

De même, les nombreux noms d’auteurs que regroupe le texte XI, où un « elle » se targue de « [connaître] « l’échelle des valeurs » » et cherche à s’approprier voracement « l’intellectualité », apparaissent dans le texte comme des objets de pouvoir, de conquête, des choses à maîtriser et qui donnent lieu à des luttes de pouvoir entre ceux qui se sentent légitimement détenteurs de cette culture, par opposition à « elle » et ses semblables, qui tentent de se l’approprier :

‘Ils étaient ainsi un grand nombre comme elle, parasites assoiffés et sans merci, sangsues fixées sur les articles qui paraissaient, limaces collées partout et répandant leur suc les uns aux autres et engluant de leur ignoble et humiliante compréhension le dernier livre de Virginia Woolf ou les Cahiers de Malte Laurids Brigge.’ ‘« C’est si beau », disait-elle, en ouvrant d’un air pur et inspiré ses yeux où elle allumait une « étincelle de divinité » (Tr, XI, 17) 248 .’

Les auteurs prestigieux ici convoqués le sont en tant qu’ils se trouvent au sommet de « l’échelle des valeurs » - une échelle selon laquelle la littérature savante se trouve au sommet - sans qu’on sache si cette échelle est aussi celle de l’auteur qui signe les Tropismes. Ce qui est ici figuré n’est pas tant l’apport de tels auteurs au personnage qui les lit, que la construction sociale de la valeur littéraire. Le nom d’auteur devient dans cette perspective un outil d’intimidation, et l’usage social de la littérature s’inscrit dans un mécanisme d’aliénation où les discours tenus sur l’œuvre imposent un comportement qui se traduit physiquement : « elle » allume l’« étincelle de divinité » dans ses yeux, se conformant ainsi au stéréotype, marqué par les guillemets, de ce que doit être une lecture inspirée d’un grand auteur. La lecture inadéquate, fondée sur une « préévaluation », s’avère être un processus de renforcement des stéréotypes, et non le lieu de leur déconstruction.

Les intertextes nombreux qui parcourent Tropismes ne dessinent donc pas un ensemble esthétique cohérent, un modèle poétique auquel le lecteur pourrait rattacher l’œuvre qu’il est en train de lire. Les noms d’auteurs sont surtout l’occasion de figurer des contre-modèles de lecture, qui, pour être exclusivement inscrites dans une pratique socialisée d’échanges, n’ont plus rien d’une expérience singulière ou d’un événement 249 . Si, a posteriori, on peut constater que la plupart des écrivains cités sont effectivement des artistes pour lesquels Sarraute confessera son admiration, et qu’elle considère comme ses devanciers (Proust, Woolf/Joyce, Rilke, Thackeray, Mallarmé et Rimbaud notamment), rien dans l’œuvre ne permet de préciser a priori comment se situe Tropismes par rapport à ces intertextes. On peut simplement constater que, s’il n’est pas besoin de connaître véritablement les textes évoqués pour comprendre l’œuvre de Sarraute, ils appartiennent tous à une littérature reconnue, voire avant-gardiste, et que Sarraute s’adresse à un public lettré et se tenant relativement au courant de l’actualité littéraire 250 . Ces noms d’écrivains ne correspondent donc pas exactement à ce que Jauss nomme « la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont [l’œuvre considérée] présuppose la connaissance », et leur mention peut même paraître contingente à bien des égards. Ce n’est que dans un second temps, par une lecture nécessitant une attention déjà soutenue, que certains noms cités peuvent être reliés à « la forme » du texte face auquel on se trouve : les oscillations de point de vue peuvent ainsi évoquer pour le lecteur averti les œuvres de Joyce ou de Woolf. De même, l’investigation psychologique (au plan thématique), les longues phrases ductiles de Sarraute (au plan formel), peuvent donner au nom de Proust un statut particulier dans le texte. Outre la mention ambiguë du nom de l’auteur dans le texte XII, une réminiscence proustienne, cette fois prise en charge par la voix narratrice, semble confirmer, dans le troisième texte du livre, cette prégnance du modèle proustien au plan de l’écriture :

‘Ils ne cherchaient jamais à se souvenir de la campagne où ils avaient joué autrefois, ils ne cherchaient jamais à retrouver la couleur et l’odeur de la petite ville où ils avaient grandi, ils ne voyaient jamais surgir en eux, quand ils marchaient dans les rues de leur quartier, quand ils regardaient les devantures des magasins, quand ils passaient devant la loge de la concierge et la saluaient très poliment, ils ne voyaient jamais se lever dans leur souvenir un pan de mur inondé de vie, ou les pavés d’une cour, intenses et caressants, ou les marches douces d’un perron sur lequel ils s’étaient assis dans leur enfance (Tr, III, 6).’

La présence d’un « pan de mur », de « pavés d’une cour », dans un passage où il est question de remémoration, ne sont évidemment pas sans évoquer deux passages célèbres de La Recherche 251 . Ces allusions, prises dans le cours de la narration, sont les seules à notre connaissance qui, n’étant pas insérées dans l’économie des discours sur la littérature, permettent de faire un lien entre une œuvre antérieure et « supposée connue », et le texte même de Sarraute.

La construction de Tropismes et les indices de surface que l’œuvre offre à son lecteur le mettent donc d’emblée dans l’impossibilité de qualifier, de caractériser, de nommer avec certitude ce en face de quoi il se trouve. En outre, c’est la manière même de lire qui se trouve mise en cause, puisque, nous l’avons dit, l’horizon générique du texte détermine pour partie des conduites de lecture. Cette absence de caractérisation générique auctoriale n’est en outre guère compensée par l’appareil intertextuel abondant de l’œuvre, qui ne privilégie pas un genre particulier, auquel les lecteurs pourraient rattacher Tropismes : les noms d’œuvres et d’auteurs y jouent parfois un banal rôle d’« effet de réel » au même titre que les autres noms propres (le Collège de France, l’impératrice Eugénie, etc.) rencontrés dans l’œuvre, noms qu’on évoque dans la conversation pour parler « de n’importe qui, de n’importe quoi » (Tr, IX, 15) 252 . Plus souvent, ils sont prétextes à la figuration d’une communication esthétique escamotée par les conventions de la discussion courante : la véritable rencontre avec le livre n’advient pas, les lecteurs fictifs ne se résolvant pas à s’extraire de l’emprise du groupe, des stéréotypes sociaux qui informent les habitudes de lecture mêmes. Avec Tropismes, Sarraute prive son lecteur des entrées hypertextuelles et des repères familiers auxquels il est accoutumé, pour l’amener à thématiser sa lecture comme nécessaire arrachement à la « précompréhension » 253 que constituent notamment les catégories génériques.

De même que, dans l’univers fictionnel, prêter attention aux mouvements infimes, à ce qui n’a pas de nom, suppose de briser le « cercle » 254 de la communauté parlante, de même il convient, pour donner une chance aux tropismes d’advenir dans la lecture, de briser le manège des conventions littéraires, notamment des pactes génériques préétablis, pactes ressentis par Sarraute comme un écran à la lecture qu’elle cherche à susciter. La catégorie générique, qui permet de nommer un texte à l’avance, de se constituer une image préformée de son univers référentiel - de la réalité qu’il vise - agit donc comme un stéréotype qu’il convient de combattre. Il y a donc à cet égard solidarité entre appréhension générique du texte et façon de le faire référer 255 .

Notes
240.

J. Gleize, « Le lecteur opiniâtre de Nathalie Sarraute », op. cit., p. 112.

241.

J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 123. Ce rôle déterminant de l’identification générique des œuvres dans le processus de lecture fait consensus parmi les théoriciens de la lecture, qu’il s’agisse de considérer la catégorie générique comme une donnée indépassable - comme c’est ici le cas de Dufays - ou de le déplorer (voir notamment : H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception (Literaturgeschichte als Provokation, Suhrkamp Verlag, 1974), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 49 ; J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1989, p. 151 ; U. Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 212 ; D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 12).

242.

Selon la formule proposée par Dorrit Cohn dans Le Propre de la fiction (The Distinction of fiction, John Hopkins University Press, 1999, Paris, Seuil, « Poétique », 2001, p. 12). On peut douter, avec Christine Montalbetti, de la possibilité de distinguer des critères formels susceptibles de définir un « propre de la fiction » anhistorique, et considérer, à l’instar de Genette, que le statut fictionnel d’un texte est historiquement conditionné, peut changer dans le temps, et ne relève donc pas de critères exclusivement formels (voir C. Montalbetti, « Les indices de la fictionalité : une enquête », Acta Fabula, URL : http://www.fabula.org/revue/cr/150.php). Toutefois, la notion garde sa pertinence en synchronie, où les marqueurs de fictionalité, déterminés par des éléments socio-historiques, sont communs à l’auteur et à ses lecteurs.

243.

Denoël, le premier éditeur de l’œuvre, en 1939, avait par exemple publié Mort à crédit en 1936 et, l’année suivante, Bagatelles pour un massacre, du même Céline, ainsi que Chêne et chien, le « roman en vers » de Queneau.

244.

Ce qui n’est pas rien, si l’on considère à l’instar de Genette que le caractère fictionnel d’un texte est aussi une manière de le signaler comme « constitutivement » littéraire (par opposition à une littérarité « conditionnelle ») (G. Genette, Fiction et diction (1991), Paris, Seuil, « Points », 2004, p. 110-111). La visibilité du caractère fictionnel des Tropismes est du même coup une forme de revendication d’un statut littéraire pour l’œuvre.

245.

Voir D. Combe, Poésie et récit, une rhétorique des genres, Paris, Corti, « Les essais », 1989, 201 p. Une remarque de « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant » indique que Nathalie Sarraute fait sienne cette réduction du champ poétique à la seule poésie lyrique : l’incapacité des vers de Valéry à susciter une « émotion poétique » (PV, 1537) est ainsi attribuée « [à leur] manque « d’enthousiasme », d’élan lyrique » (ibid., 1539).

246.

H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 49.

247.

Pour exemple, cette phrase très rythmée, multipliant les rimes internes, qui décrit les effets de la « pensée humble et crasseuse » : « Et il sentait filtrer de la cuisine la pensée humble et crasseuse, piétinante, piétinant toujours sur place, toujours sur place, tournant en rond, en rond, comme s’ils avaient le vertige mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme s’ils avaient mal au cœur mais ne pouvaient pas s’arrêter, […] comme on se retourne dans son lit pendant l’insomnie, pour se faire plaisir et pour se faire souffrir, à s’épuiser, à en avoir la respiration coupée… » (Tr, II, 4). La « parlerie » elle-même fait l’objet d’un tel traitement « poétique » dans le texte XXI : « bien sûr elle comprenait, c’est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première, oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle… » (Tr, XXI, 28).

248.

Dans la réédition du livre aux Editions de Minuit en 1956, Nathalie Sarraute remplacera le nom de Virginia Woolf par la mention de l’Ulysse de Joyce. D’après la note de Valérie Minogue dans les Œuvres complètes, fondée sur des entretiens particuliers, cette substitution avait l’avantage de gommer la présence d’un écrivain femme, qui avait amené à des comparaisons que Sarraute jugeait trop récurrentes et excessives. Cette variante tend donc à confirmer notre hypothèse selon laquelle Sarraute tend à éviter la constitution d’une figure d’auteur consistante, et notamment ce qui pourrait la particulariser (comme le fait d’être une femme).

249.

A cet égard, la lectrice du texte XI, emprisonnée dans un rapport de dévoration, de « compréhension » des œuvres, lectrice qui s’en laisse imposer par les discours lui dictant de l’extérieur une « échelle des valeurs », est l’exact envers de la narratrice de « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant », qui choisit la lecture solitaire contre une axiologie stabilisée.

250.

Mrs Dalloway a paru en 1925, et Virginia Woolf, sans être une inconnue, n’est pas encore un écrivain considéré comme majeur ; de même, Proust, s’il a acquis une notoriété certaine, notamment par l’obtention du Prix Goncourt en 1919, n’est pas encore consacré comme le fondateur du roman moderne français.

Rappelons que la culture savante n’est pas la seule qui soit convoquée dans les Tropismes : sont également évoqués l’actualité journalistique, la vie des têtes couronnées ou des faits divers (les emprunts Russes, les mésaventures d’Edouard VIII en 1936, les quintuplées américaines qui défrayèrent la chronique dans les années en 1934). Tous ces événements sont toujours perçus à travers le filtre de la presse populaire, lecture qui est donc elle aussi représentée dans le livre.

251.

Malgré cette évidente réminiscence, Nathalie Sarraute n’hésite pas à déclarer à Valérie Minogue dans une conversation particulière que le souvenir de Proust est absolument étranger à l’écriture de ce passage et qu’il s’agit simplement d’une « impression personnelle » (cité par Valérie Minogue, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1735). Cela confirme une fois de plus le souci constant de Sarraute de minorer le rôle des intertextes, qui pourraient relativiser la singularité de son œuvre, et qui, en facilitant les projections par les lecteurs du « déjà connu » sur le texte, risquent d’escamoter « l’événement neuf » de la lecture. Notons enfin qu’on retrouve la même allusion dans Portrait d’un inconnu : « Je connais aussi, dans des ruelles tortueuses aux pavés irréguliers, des pans de mur inondés de lumière » (PI, 86). Plus loin, « le Vieux » imagine le narrateur et sa fille « quelque par le nez en l’air devant les porches d’église » (PI, 92), tels Marcel et Albertine contemplant l’église de Balbec.

252.

Comme la mention d’un événement historique, la mention d’un auteur ou d’un livre existant est à ce titre un acte de référence « sérieux », par opposition aux actes « feints » qui caractérisent selon Searle les énoncés fictifs (voir J. Gleize, Le double Miroir - Les livres dans les livres de Stendhal à Proust, Paris, Hachette Supérieur, « Recherches littéraires », 1992, p. 16-18).

253.

« Les opérations par lesquelles [le lecteur] attribue au texte des contenus spécifiques précis (thème, scénario) et des valeurs spécifiques (morales, référentielles, esthétiques, informatives) peuvent être appelées la précompréhension et la préévaluation » (J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 124).

254.

Du titre des textes parus dans la revue Monde Nouveau (1955, X, n° 95, p. 51-56) et qui seront intégrés à Tropismes dans la réédition chez Minuit, en 1957.

255.

Cette question renvoie chez Sarraute à des enjeux spécifiques : le texte doit se faire aussi peu nommable que la réalité qu’il est chargé de faire éprouver. Néanmoins, on peut à la suite d’Umberto Eco affirmer plus généralement que la généricité d’une œuvre est étroitement liée à la référenciation qu’elle souhaite voir opérer par son lecteur : « L’hypothèse formulée sur le genre narratif détermine le choix constructif des mondes de référence » (U. Eco, Lector in fabula, op.cit., p. 212).