II.2.1.2.3. Une entrée problématique dans le roman : Portrait d’un inconnu et Martereau

La posture radicale adoptée par Sarraute à l’égard de la question générique pour Tropismes s’infléchit notoirement dans les œuvres qui suivent, et notamment avec Portrait d’un inconnu et Martereau : alors que les repères génériques étaient systématiquement brouillés dans le premier livre, les œuvres suivantes arborent la mention « roman » sur la couverture. La question de cette entrée dans le roman ne peut s’éclairer pleinement qu’avec la prise en compte de la réception historique de Tropismes 256 , dont il sera question plus loin. Certains éléments d’explication peuvent néanmoins être avancés dès à présent. Tropismes cherche à entraîner son lecteur sur un « terrain » en déstabilisant frontalement ses réflexes, en sapant par avance tous ses repères. Sarraute offre à son lecteur, dans les livres qui suivent, l’ancrage générique qui lui était refusé dans le premier ouvrage, et tend ainsi à susciter la mobilisation de stéréotypes de lecture, quitte à les remettre en cause. Tropismes, par la radicalité de son pacte de lecture minimal, risquait de mettre en péril l’entreprise persuasive de l’écriture : le rejet des conventions extérieures à l’œuvre elle-même risquait de perdre le lecteur au lieu de l’amener dans un espace de lecture singulier. Ainsi que l’affirme Françoise Asso, « tout se passe comme si Nathalie Sarraute, avec son premier livre, était allée trop loin, comme s’il avait fallu refaire après coup, avec le lecteur, le trajet qui amène à l’œuvre » 257 .

Cette concession au genre littéraire, que nous proposons donc d’interpréter comme un moyen de persuasion, est solidaire d’une évolution dans la figuration des deux types de réalité que Sarraute entend confronter dans ses fictions. Alors que Tropismes se caractérisait par une intrication très étroite de ce qui est communément reconnu comme la réalité - et que Sarraute rejette du côté du stéréotype - et de « l’autre réalité » qu’elle entend faire reconnaître, Portrait d’un inconnu et Martereau thématisent cette opposition et la question du stéréotype 258  : « l’autre réalité » se perçoit contre, mais aussi à partir des stéréotypes de la réalité commune. Un infléchissement similaire se produit au plan de la construction de la lecture. A partir de Portrait d’un inconnu,l’espace particulier de la lecture que cherche à créer Sarraute se délimite en référence à une catégorie déjà déterminée 259  : le roman. Après avoir refusé la catégorie générique comme radicalement extérieure à son entreprise d’écriture et à la communication singulière qu’elle entend instaurer, Sarraute investit dans un second temps une catégorie de perception qu’il lui faut bien intégrer dans son écriture, quitte à la rendre problématique.

Plus fondamentalement, nous voudrions montrer comment Sarraute mobilise une étiquette générique pour la rendre problématique dans la lecture. Sa réflexion critique portant spécifiquement sur la forme romanesque 260 accompagne l’inscription de l’œuvre sous l’étiquette « roman », et permet de cerner de plus près l’usage que Sarraute entend faire de la catégorie générique. L’article « L’Ere du Soupçon » commence ainsi par énoncer une définition canonique du genre roman, par rapport à laquelle Sarraute va situer son propos :

‘Les critiques ont beau préférer, en bon pédagogues, faire semblant de ne rien remarquer, et par contre ne jamais manquer une occasion de proclamer sur le ton qui sert aux vérités premières que le roman, que je sache, est et restera toujours, avant tout, « une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages », qu’un romancier n’est digne de ce nom que s’il est capable de « croire » à ses personnages, ce qui lui permet de les rendre « vivants » et de leur donner une « épaisseur romanesque » […] - rien n’y fait. Ni reproches ni encouragements ne parviennent à ranimer une foi languissante (ES, 1577).’

La définition du genre est en premier lieu attribuée à des lecteurs. Des lecteurs particuliers puisqu’il s’agit des « critiques », c’est-à-dire des lecteurs professionnels regroupés sous la plume de Sarraute en une entité collective édictant une norme. Comme la suite de l’article l’énoncera, cette norme ne rend pas compte de la relation effective qui se noue entre « l’écrivain » et « le lecteur » 261  : ce qui est visé ici est la définition prescriptive et a priori du genre, à laquelle les œuvres seraient censées se conformer, définition qui ne correspond plus, du point de vue des lecteurs, à l’expérience réelle qu’ils ont du roman, du point de vue des écrivains, à ce qu’ils cherchent à écrire 262 . En outre, cette définition du roman impose des contenus référentiels qui s’opposent à ce que Sarraute nomme dans son article la « réalité » :

‘Les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent (ES, 1584).’

La catégorie « roman », dans sa définition rigide qu’imposeraient « les critiques », ne rend pas compte de la production romanesque effective, et aveugle ceux qui s’y attachent comme à un dogme religieux, les empêchant d’apercevoir ce qui se fait de nouveau dans le domaine qu’ils prétendent circonscrire. Cette catégorie se voit donc relativisée péjorativement, désignée comme un sous-ensemble (« le vieux roman ») d’un domaine qui se trouve du même coup élargi (le roman). L’usage de l’étiquette « roman » que dénonce Sarraute est donc du même type que les catégories (« avare », « maladie des riches », « faits ») utilisées par certains personnages des fictions : il s’agit de délimiter autoritairement un objet, en le postulant comme déjà connu, quitte à en négliger la complexité.

Ici, désignant une forme littéraire, cet usage prescriptif et autoritaire de la catégorie institue des normes d’écriture et de lecture, et impose une délimitation de la réalité représentable : cela conduit à occulter des pans entiers du réel, notamment la « réalité psychologique actuelle ». La manière dont Sarraute envisage la catégorie générique est donc étroitement liée à la relation du texte au lecteur (en tant qu’il est membre d’une collectivité), et concerne les modes de référenciation des œuvres : les enjeux sont donc bien communicationnels et pragmatiques, et dépassent largement de simples considération taxinomiques.

Les critères définitoires du roman, selon la définition que Sarraute conteste, sont l’intrigue et les personnages (« le roman est une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages »). On le sait, elle s’attache essentiellement dans la suite de l’article à démontrer l’impertinence du second critère - le personnage - dont la destruction entraîne ipso facto l’élimination de l’intrigue en tant que suite d’événements marquants enchaînés entre eux par des liens de cause à effet 263 . Nathalie Sarraute, en déclarant ces deux critères insuffisants, voire nuls et non avenus, s’emploie donc à une redéfinition complète du genre. Il ne s’agit pas pour autant de l’abolir, et Sarraute en appelle finalement à sa réévaluation et à la redéfinition d’un espace romanesque spécifique :

‘Ainsi, par un mouvement analogue à celui de la peinture, le roman que seul l’attachement obstiné à des techniques périmées fait passer pour un art mineur, poursuit avec des moyens qui ne sont qu’à lui une voie qui ne peut être que la sienne ; il laisse à d’autres arts - et notamment au cinéma - ce qui ne lui appartient pas en propre. Comme la photographie occupe et fait fructifier les terres qu’a délaissées la peinture, le cinéma recueille et perfectionne ce que lui abandonne le roman (ES, 1586).’

Afin d’opérer une réévaluation du roman, Sarraute n’entreprend pas de le comparer aux autres genres littéraires, comme on pourrait s’y attendre. La réévaluation a lieu dans le cadre plus vaste de la hiérarchisation des arts : il s’agit de redonner sa première place au roman par rapport au cinéma. Reprenant la comparaison classique entre photographie et peinture, Sarraute la transpose aux rapports qu’entretiennent cinéma et roman : de même que la peinture a libéré la peinture de l’impératif de représentation sans en contester la suprématie 264 , le cinéma permet de mieux discerner la spécificité du romanesque en permettant au roman de s’affranchir des conventions mimétiques.

Ce qui caractérise en propre le roman est donc, plus généralement, le « psychologique », défini comme une substance anonyme, et la capacité à rendre sensibles des mouvements invisibles à l’œil nu - que ne saurait donc capter une caméra - transpersonnels, qui participent de notre réalité : on aura reconnu la définition de ce que Sarraute entend par tropisme.

Envisageant la catégorie du roman, Sarraute opère donc un déplacement radical et paradoxal. D’une part, elle élargit la notion : ce qui était admis avant elle comme la définition canonique du roman ne vaut que pour une part infime et négligeable des œuvres. Dans la discussion finale sur la hiérarchie des arts, le roman tend par ailleurs à représenter l’ensemble de la littérature, puisque c’est le seul genre littéraire à être mentionné, et qu’il est mis sur le même plan que le cinéma, qui est une discipline artistique et non un genre 265 . Mais, d’autre part, Sarraute, cherchant à décrire la spécificité du roman, finit par faire coïncider les « terres » spécifiquement romanesques avec son propre territoire 266  : c’est finalement le rapport d’inclusion œuvre/genre qui se trouve ainsi renversé.

On le voit, lorsqu’elle engage sa réflexion sur le roman, Sarraute ne récuse pas explicitement la catégorisation générique. Elle revendique même une place élevée pour le roman, ce qui tend à légitimer les partages génériques, leur hiérarchie, et à confirmer leur pertinence. Mais, dans le même temps, elle s’efforce de donner un contenu neuf, dont son œuvre est le modèle implicite, à l’idée de roman. Une telle démarche prive l’étiquette générique de toute valeur heuristique et pragmatique : si roman est synonyme de littérature, alors la catégorie ne fonctionne plus comme genre littéraire.Si à l’inverse l’extension du domaine romanesque est si restreinte qu’elle ne contient que les œuvres de Sarraute et de ses devanciers, ou des contemporains avec lesquels elle se reconnaît quelque parenté, autant dire qu’elle ne permet pas une « précompréhension » de l’œuvre. Au plan pragmatique, le roman tel que le décrit Sarraute ne propose pas de pacte préétabli à la lecture, puisque la relation auteur/lecteur est précisément placée sous le signe du soupçon, c’est-à-dire de la surveillance réciproque, de l’attention constante, qu’aucune familiarité ne saurait amoindrir. Sarraute ne propose donc pas tant une description de la production romanesque que l’ébauche d’un roman à venir, par un propos lui-même prescriptif 267 . Le genre ne participe pas d’une « précompréhension », il indique un espace que Sarraute espère créer, espace aux frontières indécises, essentiellement caractérisé par ces contours mouvants, et qui n’est qu’esquissé.

Si la pensée critique de Sarraute est inconnue - pour cause - des lecteurs de Portrait d’un inconnu, et que ceux de Martereau peuvent tout à fait l’ignorer, ces lecteurs sont cependant amenés à éprouver cette subversion de l’étiquette « roman », et de la catégorie générique en général. Si « roman », inscrit sur la couverture, suscite l’attente d’une « histoire où l’on voit agir et vivre des personnages », alors tout dans les deux œuvres est fait pour décevoir cette attente 268 . Ce qui est censé caractériser le genre choisi est précisément ce que les textes de Sarraute attaquent le plus visiblement.

Nous avons vu déjà comment l’entité du personnage était déstabilisée dans ces deux œuvres. Celle d’intrigue l’est de manière toute aussi évidente. Les enjeux narratifs de la « fable » (U. Eco) sont ainsi difficiles à discerner (s’agit-il de savoir, dans Portrait d’un inconnu, si « le Vieux » est un « grippe-sou », si « la Fille » est bien dépensière, ou même si le narrateur est amoureux d’elle ?), voire ouvertement dérisoires (Martereau est-il un escroc ? Il s’avère que non, et cela n’a aucune conséquence). Le cours des « événements » narrés (le terme est en l’occurrence peu approprié) est en outre difficile à reconstituer, et les analepses et prolepses, du reste assez malaisées à repérer, rendent délicates l’interprétation en termes de cause à effet. La scène de dispute entre « le Vieux » et sa fille, dans Portrait d’un inconnu, où « le Père » consent finalement à donner quatre mille francs à sa fille pour sa cure, constitue ainsi une analepse par rapport à la scène d’angoisse nocturne (où il découvre qu’elle lui a volé du savon). Mais seul un indice très ténu, pas du tout mis en valeur dans le texte, permet cette « reconstitution des faits ». Il s’agit en effet d’une remarque incidente du « Vieux » lors de son insomnie, qui permet a posteriori de situer chronologiquement cette scène après celle de l’affrontement avec « la Fille » :

‘« Quarante années de labeur », le fruit de quarante années de privations, d’efforts, c’est cela qu’ils dévorent, qu’ils arrachent par petits morceaux - des lamproies. Il presse toujours, il creuse, c’est là maintenant, quelque chose de plus dur encore, de plus précis, autour de cela l’angoisse, comme un sang vicié et noir, s’épaissit et enfle : quatre mille francs, les derniers quatre mille francs qu’il vient de lâcher bêtement, par fatigue, par faiblesse… (PI, 109).’

La mémoire du lecteur est donc sollicitée au plus haut point pour pouvoir reconstituer le fil de la fable, puisqu’il lui faut se souvenir de ce passage lorsque, bien plus loin dans le livre, le narrateur décrit « la Fille » ramassant les billets que lui a jetés son père : « Elle les déplie, les compte. Il y en a quatre… Quatre billets de mille francs… » (PI, 157). Il est probable que ces indices passent inaperçus. Ils contribuent néanmoins à bloquer l’intérêt pour l’intrigue, et à remettre en cause la tendance à construire des liens de cause à effet entre des épisodes qui se suivent dans le cours de la lecture : le réflexe de la lecture romanesque consistant à trouver une cohérence narrative dans l’enchaînement des scènes qui s’annoncent et se font écho, selon une chaîne causale, est ainsi découragé.

Un autre procédé, plus immédiatement perceptible, gêne également la construction d’une intrigue : il consiste à souligner la fiabilité douteuse des narrateurs, et du même coup à créer deux niveaux de fictions assez indistincts. Difficile en effet de faire la part entre les faits narrés qui ont « réellement » lieu dans l’univers de la fiction, de ceux qui sont reconstitués, imaginés, voire hallucinés par les narrateurs. Portrait d’un inconnu multiplie ainsi les récits de scènes dont le narrateur n’est pas le témoin direct. C’est notamment le cas des deux scènes que nous venons d’évoquer (l’angoisse nocturne du « Vieux », sa dispute avec sa fille). Difficile par ailleurs d’oublier que le récit se fait en première personne, puisque les narrateurs multiplient les hésitations, exhibent la reconstruction à laquelle ils se livrent, jetant par là même un doute sur la validité « factuelle » de leur récit 269 . Martereau présente de façon également visible cette confusion de la temporalité, et la même incertitude quant à la fiabilité du narrateur : la quadruple scène de dispute entre Martereau et sa femme est ainsi une reconstitution - du reste assez délirante dans la dernière version - due au narrateur, reconstitution qui constitue une analepse (elle est censée avoir eu lieu avant, ou en même temps que la scène de discussion du narrateur avec son oncle, qui pourtant la précède dans le livre).

Pour un lecteur qui aurait, en ouvrant Portrait d’un inconnu ou Martereau, une conception du roman conforme à celle que conteste Sarraute dans « L’Ere du soupçon » 270 , il est difficile de faire coïncider ce qu’il lit avec sa désignation sur la première page. Par là même, Sarraute suscite la remise en cause des réflexes qu’elle a contribué à mobiliser chez son lecteur. On voit bien l’infléchissement de la stratégie de Sarraute, de Tropismes à Portrait d’un inconnu : alors que le premier livre décourageait autant que possible la mobilisation d’habitudes de lecture, il est ensuite tenu compte des stéréotypes - génériques en l’occurrence - comme d’une grille de lecture inévitable, stéréotypes ensuite remis en cause dans le processus même de la lecture.

En dehors de ces éléments de poétique, et de la construction narratologique des textes, la question des représentations et des schémas que suscitent les conventions du genre romanesque est thématisée par les œuvres, invitant plus explicitement le lecteur à s’interroger sur les préconstruits et les impensés de sa propre lecture. Bien que présente dans Martereau, cette thématisation de la question générique est particulièrement saillante dans Portrait d’un inconnu, sur lequel nous concentrerons donc nos analyses.

Les noms des œuvres citées dans le cours du livre présentent la même hétérogénéité générique que le corpus convoqué dans Tropismes : Ségalen, Rimbaud, Baudelaire, apparaissent ainsi aux côtés de Julien Green, François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Dostoïevski, Tolstoï ou encore Pirandello ou le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire 271 . Comme pour Tropismes, les œuvres et auteurs cités ne permettent pas de préciser le cadrage générique du texte. De même, le contexte dans lequel apparaissent ces noms rend indécise une « échelle des valeurs » qui permettrait de hiérarchiser ces références. Il semble même que Nathalie Sarraute s’ingénie à brouiller les pistes, en faisant apparaître sous un jour peu flatteur des œuvres dont elle affirmera par ailleurs la grande importance à ses yeux. Ainsi des propos sur Dostoïevski que le narrateur prête à « la Fille » :

‘Elle voudrait se dégager, mais il n’y a pas moyen, je m’attache à elle, je la suis… nous traversons le carrefour, nous enjambons ensemble les trottoirs, nous nous engageons dans le boulevard de Port-Royal… Je colle à elle comme son ombre… « Du réchauffé, dirait-elle, les petites promenades de ce genre. Un procédé. Un peu à la manière de Dostoïevski. De vagues réminiscences de scènes un peu semblables dans L’Eternel Mari ou dans L’Idiot… De la littérature… » (PI, 65).’

La mention de Dostoïevski et de son œuvre peut prêter à deux interprétations divergentes. Soit on considère qu’elle tend à accréditer l’idée que l’œuvre de l’écrivain est pourvoyeuse de stéréotypes, dont serait prisonnier le narrateur, selon « la Fille ». Ou bien, en tenant compte du contexte narratif dans lequel apparaît cette référence, on peut considérer que c’est un certain usage de Dostoïevski, et plus généralement de la littérature, qui est ici mis en cause : réduite à un motif thématique - la promenade - son œuvre constitue à son tour un cliché à travers lequel « elle » interprète le comportement du narrateur ; cette réduction n’est alors pas tant à imputer à l’œuvre elle-même qu’à une « mauvaise » manière de la lire. Dans cette perspective, Dostoïevski se trouve assimilé à « de la littérature », qui, en tant que telle, enlève tout sérieux à l’attitude du narrateur. La première interprétation consiste à attribuer à Sarraute elle-même la dévaluation de Dostoïevski, et donc à poser l’écrivain russe comme contre-modèle esthétique. La seconde met davantage l’accent sur la capacité de la littérature à imposer des normes d’action et de représentation, stéréotypes participant de ce qui est perçu comme la « réalité ». Donc, au pire, Sarraute met ses lecteurs sur une fausse piste, au mieux elle les empêche de tirer une quelconque conclusion métapoétique de la référence à Dostoïevski, les renvoyant à la constitution de leur propre échelle de valeurs.

Mais plus généralement, la question du roman est toujours appréhendée dans Portrait d’un inconnu du point de vue des représentations qu’il suscite chez ses lecteurs. Au début du livre, le narrateur essaye de partager avec ses interlocuteurs les impressions étranges qu’« elle » suscite en lui. C’est à travers un univers romanesque que ces interlocuteurs envisagent alors le couple formé par « la Fille » et son père :

‘« Oui, je me souviens, j’étais alors allé les voir. Il y a déjà assez longtemps de cela. Il me semble qu’ils habitaient un vieil appartement avec des meubles 1900, des rideaux jaunes, brise-bise, très petit-bourgeois, donnant sur une cour sombre probablement. On devinait des vagues grouillements dans les coins, des choses menaçantes, vous savez... qui guettaient. Elle faisait penser, avec sa tête un peu trop grosse, à un champignon poussé dans l’ombre. L’ensemble faisait assez dans le genre de Julien Green ou de Mauriac » (PI, 45).’

Comme dans le passage précédent, le personnage à qui est attribué ce discours perçoit ce qui l’entoure à travers les représentations qu’il a reçues des romans. Ces représentations sont confuses, dans le contexte immédiat. D’une part, elles consistent en une description réaliste de l’intérieur en question (mobilier, éléments de décoration), dont sont déduites des qualifications axiologiques définitives (« très petit-bourgeois »). Les intérieurs décrits par Julien Green et François Mauriac constituent une grille d’appréhension de ce qui a été effectivement vu, et semblent même permettre de le compléter conjecturalement (« donnant sur une cour sombre probablement ») 272 . Mais cette description réaliste du décor n’empêche apparemment pas que soient perçus les « vagues grouillements » dont le narrateur voudrait lui aussi parler. Pourtant, la suite du passage dément cet espoir d’une communication réussie, puisqu’à partir de la mention de ces deux romanciers 273 le groupe des interlocuteurs abandonne toute attention à ces « grouillements », sur lesquels le narrateur essaye d’attirer leur attention, pour se contenter « des racontars stupides, de vieilles réminiscences de faits divers, de grosses « tranches de vie » aux couleurs lourdes, trop simples » (PI, 46).

Une fois encore, la dynamique est celle de l’appropriation collective d’un objet esthétique par un groupe, qui fait tomber l’œuvre dans le lieu commun. Il n’est toutefois pas anodin que, pour décrire ce processus, Sarraute prenne pour exemple deux auteurs qui représentent à l’époque où elle écrit des sommets de l’écriture romanesque 274  : à ce stade de son appréhension du « roman » de Sarraute, un lecteur peut déjà percevoir l’écart qui sépare l’esthétique de l’œuvre qu’il découvre de celle de ces deux grands maîtres du genre. Cette scène, où ils servent de prétexte à l’énoncé grossier et sans retenue de lieux communs, succédant à un incipit déstabilisant l’horizon d’attente romanesque traditionnel, contribue néanmoins à instaurer un questionnement quant à la catégorie roman, et à l’usage qui en est fait par Sarraute.

Mais, en dehors de ces allusions intertextuelles ambiguës à des œuvres romanesques, la mise en cause des réflexes idéologiques et perceptifs qu’une définition figée du roman suscite apparaît beaucoup plus explicitement dans le long développement du narrateur à propos de Guerre et paix. Le point de départ en est le « masque », que le narrateur discerne sur le visage du « Vieux » lorsqu’il est en présence de sa fille. Il s’ensuit une comparaison avec l’attitude du prince Bolkonski à l’égard de la princesse Marie, dont le narrateur suppose qu’elle est sûrement moins « pure » que ne le décrit Tolstoï. Puis, s’arrachant à cette rêverie fondée sur la psychologie des héros, le narrateur réfléchit à la notion de personnage, et au traitement qu’il en fait dans son propre récit, dans ce passage capital qu’il nous faut citer longuement :

‘[Le prince Bolkonski et la princesse Marie] sont, ne l’oublions pas, des personnages. De ces personnages de roman si réussis que nous disons d’eux habituellement qu’ils sont « réels », « vivants », plus « réels » même et plus « vivants » que les gens vivants eux-mêmes. […]’ ‘Ces personnages occupent dans ce vaste musée où nous conservons les gens que nous avons connus, aimés, et auquel nous faisons allusion, sans doute, quand nous parlons de notre « expérience de la vie », une place de choix.’ ‘Et, comme les gens que nous connaissons le mieux, ceux-mêmes qui nous entourent et parmi lesquels nous vivons, ils nous apparaissent, chacun d’eux, comme un tout fini, parfait, bien clos de toutes parts, un bloc solide et dur, sans fissure, une boule lisse qui n’offre aucune prise. […]’ ‘Comme je voudrais leur voir aussi ces formes lisses et arrondies, ces contours purs et fermes, à ces lambeaux informes, ces ombres tremblantes, ces spectres, ces goules, ces larves qui me narguent et après lesquels je cours… […]’ ‘Je devrais essayer, pour cela, je le sais bien, de me risquer un peu, de me lancer un peu, rien que sur un point seulement pour commencer, un point quelconque, sans importance. Comme par exemple de leur donner au moins un nom d’abord pour les identifier. Ce serait déjà un premier pas de fait pour les isoler, les arrondir un peu, leur donner un peu de consistance. Cela les poserait déjà un peu… Mais non, je ne peux pas. Il est inutile de tricher. Je sais que ce serait peine perdue… Chacun aurait tôt fait de découvrir, couverte par ce pavillon, ma marchandise. La mienne. La seule que je puisse offrir (PI, 74-75).’

Ce passage a une évidente portée métapoétique, et le narrateur s’exprime ici en tant que tel : ses commentaires aboutissent à une explication, sinon une véritable justification, de l’absence de noms des personnages dans son propre récit.

Mais cette explication s’appuie elle-même sur une réflexion plus large sur les relations qu’entretiennent monde fictionnel et monde réel. Au début du passage que nous citons, le narrateur fait un retour critique sur sa perception des personnages de Tolstoï : il avait oublié dans un premier temps qu’ils étaient des personnages fictifs, et les avaient confondus avec des personnes réelles. Mais dans un second temps, ce rapport mimétique est plus trouble, et semble même s’inverser : les personnages de roman semblent « plus « réels » même et plus « vivants » que les gens vivants eux-mêmes », et l’expérience de lecture est elle-même « expérience de la vie ». Finalement, il semble bien que ces « gens vivants » n’apparaissent comme des « blocs solides et durs », « bien clos de toutes parts » que parce qu’ils sont envisagés sur le modèle du personnage romanesque. Si le narrateur quant à lui se voit contraint de renoncer à l’un des traits constitutifs du roman, c’est parce que cette convention ne saurait coïncider avec sa propre « expérience de la vie ».

En thématisant ainsi l’écart de sa propre poétique par rapport aux canons du genre dans lequel elle inscrit son œuvre, Sarraute souligne que les conventions génériques adoptées contraignent le créateur, mais aussi son lecteur, à une simplification du réel. La coïncidence de Portrait d’un inconnu avec la catégorie « roman », pourtant revendiquée au seuil du livre, est ainsi explicitement problématisée au sein même du texte. Par là même, l’appartenance de l’objet singulier qu’est Portrait d’un inconnu à la catégorie subsumante du roman apparaît donc indécise. Et c’est sur le plan de l’effet esthétique que cette inclusion problématique est envisagée : les représentations conventionnelles qu’imposent les codes romanesques construisent une perception elle-même conventionnelle de la réalité. En effet, le discours du narrateur semble dénoncer l’illusion référentielle provoquée par les romans réalistes en tant qu’elle renforce des stéréotypes qu’elle a elle-même contribué à propager. Mais une appréhension des œuvres consistant à confronter « expérience de la vie » et « expérience de lecture » n’est pas pour autant disqualifiée : c’est au contraire dans la mesure où les livres suscitent des perceptions et sont producteurs de réalité que la question des codes qu’ils mobilisent est cruciale, et que les écrivains sont investis d’une responsabilité formelle capitale.

En amenant le lecteur à s’interroger sur le statut générique du texte qu’il est en train de lire, Sarraute le conduit du même coup à s’interroger sur le caractère de ce qu’il admet comme « réel » : or, cette problématisation de la « réalité » constitue, nous l’avons vu 275 , un préalable à la perception du tropisme. L’instabilité générique du texte participe ainsi pleinement de l’entreprise de persuasion qui est au fondement de l’écriture de Sarraute.

Il a été beaucoup question dans ces pages de la manière dont Sarraute exploite les négations propres au discours fictionnel, et cherche à éviter une lecture « quasi-pragmatique » 276 , en suscitant une lecture réflexive et consciente des artifices de l’écriture. Son projet esthétique suppose en effet que le lecteur s’interroge sur la situation de communication dans laquelle il se trouve. Toutefois, cette lecture consciente qu’autorise la dépragmatisation ne saurait correspondre à une pure lecture contemplative, jouissant à distance des jeux spéculaires de la création littéraire et des vertiges de la mise en abyme. La réflexivité de la lecture s’inscrit pour Sarraute dans un projet de persuasion, qui suppose un investissement non strictement - et même, non essentiellement - intellectuel. C’est le lien entre la dépragmatisation et cette visée pragmatique qu’il nous faut à présent explorer.

Notes
256.

Plus précisément : il s’agit de prendre en compte la quasi-absence de réception de cette première œuvre, tant elle a reçu peu d’échos lors de sa première parution.

257.

F. Asso, Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, Paris, PUF, « Ecrivains », 1995, p. 7. L’abandon progressif de la forme « roman », à partir notamment de L’Usage de la parole (1980), alors qu’un public s’est formé autour de l’œuvre et que l’univers référentiel propre de Sarraute a été reconnu, tend à confirmer cette hypothèse selon laquelle la forme roman n’est pas pour Sarraute un enjeu en soi, mais que la traversée du roman s’inscrit dans un projet pragmatique plus vaste consistant à persuader ses lecteurs de l’existence des tropismes indépendamment du cadre générique dans lequel ils se manifestent.

258.

Voir supra II.1.1.1.1. « Contre une réalité stéréotypée ».

259.

Bien que le roman soit, comme on sait, le moins caractérisé des genres littéraires. Comme on le verra par la suite, Sarraute s’appliquera elle-même à faire du roman un genre aussi peu caractérisé que possible.

260.

Il est bien en effet question de forme romanesque, forme souple et dynamique, contre la stabilité du genre roman, puisque, précisément, Sarraute conteste tous les critères définitoires du genre. Notons qu’elle entretient une relation ambivalente à l’égard de la notion de forme : trouver une forme est pour elle nécessaire pour qu’il y ait production artistique, mais toute forme risque de se figer en image fixe, celle, par exemple, des genres littéraires institués. Françoise Asso distingue ainsi la « forme » (notée en italiques) comme ce à quoi s’attaque le texte, de la « forme » (en romains), désignant ce avec quoi il l’attaque, et précise : « Toute forme esthétique (et toute image) figée devient forme - et image » (Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, op.cit., p. 57).

261.

Sarraute oppose donc une fois encore les discours collectifs sur l’art et la relation individuelle entre un lecteur et une œuvre.

262.

Si l’on se réfère aux types de généricité que discerne Jean-Marie Schaeffer, Sarraute s’oppose donc ici à un simple rapport d’« exemplification » du genre par l’œuvre (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op.cit., p. 156-167).

263.

« Oubliant le personnage », le nouveau lecteur a « vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue », et « nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises » (ES, 1581) : l’abandon de l’entité du personnage détruit donc du même coup l’intrigue.

264.

Ce statut d’« art moyen » de la photographie, encore d’actualité en 1965 selon Bourdieu, ne faisait pas de doute en 1950.

265.

La comparaison est donc dissymétrique : la logique aurait voulu que le roman soit comparé, par exemple, au film historique, ou qu’au contraire la confrontation se fasse entre littérature et cinéma. Cette dissymétrie suggère donc que le roman tel que l’entend Sarraute tend à englober la littérature dans son ensemble.

266.

Les écrivains cités font en effet figure de précurseurs, dans une perspective téléologique qui ne fera que s’accentuer dans les articles suivants, à mesure que la notoriété de Sarraute ira en s’accentuant.

267.

Encore ce roman ne saurait-il se stabiliser en une « forme » (F. Asso), puisque le renouvellement constant, donc l’instabilité, sont les impératifs esthétiques et moraux sur lesquels Sarraute conclut son essai.

268.

Dans le cas de Portrait d’un inconnu, la désignation générique était par avance brouillée par la préface de Sartre, qui qualifie le livre d’« anti-roman ». Voir supra, III.1.2.2. « La Préface à Portrait d’un inconnu » et III.3.2.1. « La seconde réception de Portrait d’un inconnu ».

269.

Pour ne donner que quelques exemples : « Je sais bien… Je sais qu’il est infiniment plus vraisemblable qu’après lui avoir serré la main, je sois rentré chez moi. Je sais que c’est ainsi que cela a dû se passer : j’ai dû « filer » de mon côté, l’échine un peu pliée » (PI, 65). « Je ne sais pas à quoi je pensais quand je disais qu’elle n’aurait qu’à lever le nez bien haut au-dessus des miasmes dans lesquels il cherche à l’enfoncer, pour lui en imposer, le tenir en respect… Mais il ne doit pas croire à son jeu […] Ou bien peut-être, au contraire, a-t-il l’impression tout à coup que c’est vrai (PI, 155).

270.

Lecteur qui n’aurait donc pas eu connaissance de « Joyce, Proust et Freud » (ES, 1581), les trois figures qui ont contribué selon Sarraute à déstabiliser cette définition canonique du roman pour le faire entrer dans « l’ère du soupçon ». Si ces lecteurs existent bien (la réception de Portrait d’un inconnu et de Martereau le confirmera), notons toutefois que Sarraute accentue fortement le « dogme » critique contre lequel elle s’érige et qui lui permet de se placer en rupture vis-à-vis du « vieux roman » : c’est une posture avant-gardiste qui est ici revendiquée.

271.

Cette liste n’est pas exhaustive. La même disparate se retrouve dans Martereau, où sont évoqués Verlaine, Apollinaire, Rimbaud, Baudelaire, Sainte-Beuve, Pierre Benoit, Shakespeare, Stendhal, Mme de La Fayette, Emily Brontë.

272.

Des blancs du texte sont ici comblés par des chromos qui complètent le décor. C’est précisément ce type de processus que Sarraute cherche à empêcher dans la lecture de ses propres textes.

273.

A laquelle s’ajoute une référence à La Séquestrée de Poitiers, le livre réunissant des documents autour d’un fait divers célèbre, publié par Gide chez Gallimard en 1930.

274.

Valérie Minogue (n. 1 de la p. 45, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1763) rappelle en effet que Green et Mauriac jouissaient alors d’une notoriété considérable. Mauriac avait notamment publié Le Nœud de vipères en 1932 et La Pharisienne venait de paraître, en 1941. Adrienne Mesurat, d’André Green, a paru en 1927 et, peu avant la publication de Portrait d’un inconnu, paraissait Varouna (1940).

275.

Voir supra II.1.1. « Nathalie Sarraute et “l’autre réalité” ».

276.

Selon Karlheinz Stierle, « la relation pragmatique au texte est, dans la fiction, une relation jouée » (« Réception et fiction », op. cit., p. 299). Dans les cas de réception quasi-pragmatique, la conscience de la césure entre univers fictionnel et un « au-delà textuel » (ibid., p. 300) s’efface, de sorte que sont projetées dans le texte les conventions qui prévalent dans l’expérience extra-textuelle du lecteur. L’autoréflexivité est selon Stierle un moyen de « bloquer toute possibilité de réception quasi-pragmatique » (ibid., p. 312). Notons que Stierle entend fiction en un sens large, Mallarmé étant présenté comme l’instigateur de ces écritures luttant contre la réception quasi-pragmatique. Stierle ajoute : « C’est dans cette tradition qu’il faut inscrire les descriptions de choses de Francis Ponge » (ibid., p. 313).