II.2.1.3. Le tropisme en effet

La mise en cause des cadres habituels de la communication littéraire, l’exhibition des processus de fabrication de la fiction au sein même des œuvres, pourraient donner à penser que la lecture est pour Sarraute placée sous le seul signe de la vigilance, du « soupçon ». Or, si l’espace de la lecture est bien le lieu où doivent se produire, en effet, ces mouvements invisibles que désigne le mot tropisme 277 , il faut bien qu’y soient aussi mis en jeu des processus irrationnels, impensés, situés « aux limites de notre conscience » 278 . Il s’agit donc d’allier cet investissement pulsionnel du lecteur à une conscience critique et réflexive, pour que le tropisme soit reconnu et éprouvé. Quelques années après l’écriture des premiers livres, Sarraute explicite dans « Conversation et sous-conversation » (1956) le double objectif qu’elle poursuit :

‘Il est donc permis de rêver […] d’une technique qui permettrait de plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains. […] Une technique qui donnerait au lecteur l’illusion de refaire lui-même ces actions avec une conscience plus lucide, avec plus d’ordre, de netteté et de force qu’il ne peut le faire dans la vie, sans qu’elles perdent cette part d’indétermination, cette opacité et ce mystère qu’ont toujours ces actions pour celui qui les vit (ES, 1604).’

Cette technique rêvée est simultanément susceptible de provoquer illusion et lucidité chez le lecteur, netteté et indétermination. L’enjeu complexe de la communication littéraire que cherche à instaurer Sarraute est ici explicité : il s’agit bien de susciter un investissement fort du lecteur, « plongé » dans la fiction, acceptant l’illusion, et d’amener ce lecteur à prendre conscience de ce qu’il met en jeu dans sa lecture. Nathalie Sarraute applique l’illusion à l’acte de la lecture. On peut néanmoins supposer qu’elle envisage les « actions » psychiques provoquées comme réelles : les « drames », les « actions » en question étant essentiellement des sensations et des mouvements psychiques, et la lecture provoquant elle-même sensations et mouvements 279 , il n’est pas excessif d’affirmer que l’acte de lecture est de même nature que les actions de la fiction. Le terme d’illusion est néanmoins capital en contexte, dans la mesure où il souligne comment la construction du référent de tropisme, et partant la visée persuasive de l’œuvre, s’étaye aussi sur un abandon du lecteur, une « willing suspension of disbelief », pour reprendre la formule célèbre de Coleridge. Or, cet abandon dans la lecture n’est permis que parce que les actes de langage représentés dans la fiction ne sont pas « sérieux » (Searle), ou pas sérieux de la même manière qu’en contexte non littéraire : la dépragmatisation sert ainsi le projet pragmatique de Sarraute.

Sarraute ne rompt donc pas de façon unilatérale avec la « mise en veilleuse de la secondarité » qui, selon Michel Picard, accompagne la lecture, envisagée pour partie comme un « processus régressif » 280 . Le clivage du lecteur en plusieurs instances, que décrit Michel Picard, permet en outre d’appréhender la pluralité des dynamiques que Sarraute cherche à susciter. Dans le lecteur, qualifié de « réel » (par opposition au narrataire ou au « lecteur implicite »), coexistent ainsi le lu, le liseur et le lectant. Le premier se situe « du côté de l’abandon, des pulsions plus ou moins sublimées, des identifications, de la re-connaissance et du principe de plaisir ». Le deuxième est « du côté du réel, les pieds sur terre, mais comme vidé d’une partie de lui-même, sourde présence : corps, temps, espace à la fois concrets et poreux ; le jeu s’enracine dans une confuse expérience des limites, vécue quasi physiologiquement, dedans/dehors, moi/autre, présent/passé, etc. » 281 . Le lectant, quant à lui, « fait entrer dans le jeu par plaisir la secondarité, attention, réflexion, mise en œuvre critique d’un savoir, etc. » 282 .

On a vu comment Sarraute mobilise l’instance du lectant 283 , et du liseur 284 . Pourtant, l’activité critique du lectant ne trouve d’objet à s’exercer qu’à partir du moment où un lu a été mis en jeu dans la lecture. Pour reprendre des exemples déjà évoqués, le caractère factice de l’autoportrait du narrateur de Portrait d’un inconnu, la dimension parodique de la description de Dumontet dans le même livre, ou encore les images d’Epinal convoquées par la tante au début de Martereau, ne peuvent être reconnus que parce que le lecteur y a d’abord cru, mobilisant plus ou moins consciemment des « scénarii intertextuels » (U. Eco) et des réflexes archaïques dont il prend conscience dans l’après-coup. Pour reprendre les instances définies par Picard, l’intervention du lectant ne peut avoir lieu que parce que le lu n’a pas été écarté a priori du processus de lecture 285 .

Plus précisément, il s’agit de donner à éprouver dans le cours de la lecture ce qui se joue au plan fictionnel. L’investissement irrationnel et pulsionnel de la lecture est ainsi requis pour que se transmette la force de frappe des mots, susceptibles, dans l’univers de Sarraute, de transformer les corps, les êtres, et la réalité perçue. De même que « les personnages de Nathalie Sarraute vivent sur le mode de la pensée magique » 286 où les mots valent pour la chose, les textes se déploient sur le mode du fiat lux. Par le fonctionnement déictique des démonstratifs, mais aussi des pronoms personnels, que nous avons déjà souligné comme instaurant une référenciation problématique, les mots semblent en effet surgir de nulle part, faisant apparaître par leur seule nomination ce qu’ils désignent. Pour reprendre l’exemple du premier texte des Tropismes, les « ils », qui « semblaient sourdre de partout », rendent certes une référenciation de type réaliste difficile, mais cette indétermination des référents permet aussi l’apparition spontanée d’images dans la conscience du lecteur : le surgissement des choses à leur simple nomination, qui régit l’univers de perception des personnages, est aussi le mode d’actualisation dans le texte. Le jeu avec des syntagmes figés, resémantisés par les textes, est un exemple de ce primat accordé aux représentations de choses sur les représentations de mots 287 . Un tel jeu est par exemple perceptible dans le quatrième des textes de Tropismes :

‘Il leur semblait parfois qu’elles ne cessaient de regarder en lui une baguette qu’il maniait tout le temps comme pour les diriger, qu’il agitait doucement pour les faire obéir, comme un maître de ballet. Là, là, elles dansaient, tournaient et pivotaient (Tr, IV, 7).’

Ce passage est tout entier construit autour de l’expression « mener à la baguette », sans que le syntagme apparaisse dans le texte : il est figuré littéralement par une baguette agitée, pour faire danser. Le texte fait donc surgir chez le lecteur des images qui n’actualisent qu’indirectement, plus ou moins consciemment, l’expression figée, et le sens « figuré ». Le lecteur est ainsi amené à faire sienne la relation indicielle au langage, à la lisière de la symbolisation, qui est celle des personnages 288 . La dernière phrase, elle-même très cadencée et assonantique, reproduit dans le texte la danse dont il est question. Mais si le procédé est essentiellement mimétique, il tend ici, allié au fonctionnement indiciel des mots, à faire advenir concrètement dans la langue la danse évoquée thématiquement. Cette confusion entre les niveaux de représentation est une fois encore renforcée par l’usage des déictiques (« là, là »), qui, dans ce contexte énonciatif brouillé, peuvent renvoyer aussi bien à l’espace fictionnel qu’à l’environnement du lecteur, qui se trouve ainsi « plongé » dans l’univers de la fiction.

Cette plongée est également encouragée par la deixis temporelle, qui crée une illusion de coïncidence entre temps du récit et temps de la lecture. Tropismes, écrit au passé, semble à première vue faire exception. Mais, outre que l’imparfait, comme temps inaccompli, tend à estomper les limites du procès, la prose des Tropismes est parcourue par des marques de discours qui effacent toute impression de rétrospection : tout se passe comme si l’écart temporel entre l’action et son récit était brutalement comblé au moment de la lecture, et que les discours s’actualisaient réellement sous les yeux du lecteur. C’est parfois l’usage d’un simple adverbe de temps qui brouille la localisation du récit dans le temps, comme au début du texte VII : « Pas devant lui surtout, pas devant lui, plus tard, quand il ne serait pas là, mais pas maintenant » (Tr, VII, 11). Une seule marque verbale permet de situer le récit dans le passé (« serait », à valeur de futur dans le passé), et entre en tension avec l’usage étrange, dans ce contexte, de l’adverbe « maintenant ». Dans d’autres cas, le court-circuit temporel est plus spectaculaire :

‘Et, comme toujours dès qu’il la voyait, il entrait dans ce rôle où par la force, par la menace, lui semblait-il, elle le poussait. Il se mettait à parler, à parler sans arrêt, de n’importe qui, de n’importe quoi, à se démener (comme le serpent devant la musique ? comme les oiseaux devant le boa ? il ne savait plus) vite, vite, sans s’arrêter, sans une minute à perdre, vite, vite, pendant qu’il en est temps encore, pour la contenir, pour l’amadouer (Tr, IX, 15).’

L’urgence qui vaut dans la situation de parole fictive semble ici s’emparer de la seconde phrase citée elle-même. L’ancrage temporel dans le passé, rappelé incidemment par le verbe entre parenthèses, est peu à peu perdu de vue, par la multiplication des formes non verbales (substantifs, adverbes) ou infinitives, jusqu’au glissement au présent - « pendant qu’il en est temps encore » - qui, venant après les interjections (« vite, vite »), prend valeur de présent d’énonciation : ce qui se rapportait à un événement passé semble finalement surgir dans le moment de la lecture.

Cette illusion de coïncidence temporelle est plus évidemment mise en œuvre dans Portrait d’un inconnu et Martereau, écrits au présent. Nous avons vu déjà comment les nombreuses ellipses, analepses et prolepses, brouillaient la chronologie de la « fable » : de tels procédés mettent en cause la notion d’intrigue, mais ils annulent aussi l’impression de récit rétrospectif. Chaque scène du récit, difficile à relier aux autres, gagne ainsi en autonomie : son insertion dans une économie narrative globale (sur le modèle de l’écho à une scène précédente dont elle est la conséquence, ou de la préparation à une scène à venir dont elle expose les causes) est difficile à première lecture. L’absence de cohérence narrative immédiatement perceptible gomme ainsi l’impression d’un tout constitué en amont de la lecture. Cette impression de coïncidence entre faits narrés, temps du récit et temps de la lecture est en outre renforcée par l’usage des déictiques temporels, les hésitations et corrections des narrateurs, comme si leur récit nous était donné à lire « en direct », comme si le lecteur surprenait sur le vif un récit qui n’a pu être corrigé avant son intervention 289 . Ce qui s’éprouve ainsi dans cette lecture peu distanciée, que cherche aussi à provoquer Sarraute, est une temporalité proche de celle du narrateur de Martereau :

‘Mon temps - et ils le savent - n’est pas ce qu’il est chez d’autres, un temps bien clos, gardé par de dures cloisons contre lesquelles ils viendraient se blesser comme des cambrioleurs qui essaieraient d’escalader des murs hérissés de tessons de bouteilles. Mon temps n’a pas de murs, de piquants. Mon temps est un lieu de passage ouvert à tous les vents… (M, 208).’

Un autre élément bien connu de la poétique sarrautienne permet à la fois de perturber la trame narrative, et la projection par le lecteur de matériaux fantasmatiques : il s’agit de la grande profusion métaphorique, qui frappe d’emblée à la lecture des textes. D’une certaine manière, cette efflorescence métaphorique entre en contradiction avec l’illusion de coïncidence entre temps de la lecture et temps du récit, puisqu’elle consiste à décomposer analytiquement le moment de la sensation décrite. En termes narratologiques, on pourrait dire que ces métaphores qui traversent les phrases de Sarraute ralentissent la vitesse du récit. Elles participent néanmoins d’une sensation d’achronie à la lecture, dans la mesure où elles rompent l’impression de l’écoulement d’un temps linéaire par l’interruption constante du « fil du récit » : en cela, elles contribuent à construire une temporalité spécifique de la lecture, dominée par un temps fantasmatique détaché des contraintes de la chronologie.

Comme on l’a souvent souligné, la métaphore est repérable comme telle dans les premiers livres de Sarraute : dans Tropismes, les « comme » maintiennent même relativement nettement une frontière entre comparant et comparé, et la figure dominante est donc davantage la comparaison que la métaphore proprement dite. Dans les deux livres suivants, les métaphores sont assumées en première personne ou introduites par des formules du type « il leur semblait », ce qui tend également à circonscrire le phénomène 290 et à désigner le processus analogique comme tel, même si cette délimitation est déjà moins marquée dans Martereau que dans Portrait d’un inconnu. Pourtant, tout se passe comme si le comparant finissait par déborder le comparé. La scène où le narrateur est invité chez « le Vieux » en présence de « la Fille » et de quelques amis en offre un exemple frappant. Alors que l’un des convives évoque soudain des loisirs futiles et luxueux, comme le golf, le narrateur le compare à un acrobate prenant des risques devant un public ébahi : « Nous faisions penser […] aux spectateurs qui observent, les yeux levés et la tête rentrée dans les épaules, les performances du gymnaste marchant sur la corde tendue, ou de l’acrobate s’apprêtant à faire le saut périlleux » (PI, 119). Mais dans la suite du texte, le processus analogique est comme gommé, et les prouesses de l’acrobate, insérées étroitement aux propos rapportés, servent à désigner directement les paroles et le comportement du personnage :

‘Il adorait cela, disait-il, et nous le regardions : il se balançait maintenant nonchalamment, suspendu par les mains au-dessus du vide… il adorait jouer au golf sur ces terrains accrochés à la falaise où la brise de la mer, le parfum de l’air salin se mêlent à l’odeur exquise de l’herbe écrasée… il se balançait plus fort, nous le regardions… il allait, d’un moment à l’autre, prendre son élan (ibid.).’

Comme le note Françoise Asso, la métaphore, dès Portrait d’un inconnu, « tend fugitivement à occuper la première place » 291 . Le mode de déploiement du texte correspond donc à une logique hallucinatoire où ce qui était une image mentale acquiert finalement le même degré de réalité que les « faits réels ». C’est par là même une activité imageante débridée chez le lecteur qui se trouve stimulée.

Ce trait est d’autant plus marqué que les réseaux métaphoriques qui se déploient dans les œuvres renvoient le plus souvent à des images simples, immédiatement visualisables. Arnaud Rykner note ainsi la récurrence des images animales, constituant un « infernal bestiaire », et les multiples références aux contes de fée 292 . Les métaphores animales convoquées (boa, serpent, méduse, cloporte, sangsue, grenouilles, larves, araignée) renvoient, comme nous l’avons déjà indiqué, à des formes de vie élémentaires et inquiétantes, objets de phobies largement répandues, auxquels sont attachées des symboliques relativement stables et renvoyant à des schémas fantasmatiques archaïques. Le plus souvent ne sont retenus dans la figure animale que des traits sémantiques communément admis, voire proverbialisés : le tigre, à quoi est comparé « ce qui s’est levé soudain en nous », dans Martereau, se caractérise, comme on peut s’y attendre à propos d’un fauve, par sa « fureur gloutonne », lorsqu’il « sent palpiter sous sa patte, toute molle et déjà résignée, sa proie » (M, 219). De même la « sangsue » vient donner figure à la « petite bête insatiable et obstinée » qu’est « la Fille » pour son père dans Portrait d’un inconnu (PI, 137). Dans le traitement de la métaphore animale, Sarraute réutilise donc les stéréotypes couramment répandus, mais en les prenant au pied de la lettre, de sorte que les peurs archaïques à l’origine de la constitution de ces clichés se trouvent à nouveau actualisées dans le texte.

Le recours à l’imaginaire des contes peut s’interpréter dans le même sens. Présent dès les Tropismes, avec notamment la référence à Hoffmann (Tr, XIV), il prolifère dans les livres suivants : dans Portrait d’un inconnu, Alice au pays des merveilles est évoqué à propos du couple père/fille, le narrateur se sent à un moment comme un nain dans la main d’un géant lors d’une conversation avec « le Vieux ». Dans Martereau, le narrateur et sa cousine se rendant chez le personnage éponyme sont comparés à des « Chaperons rouges allant chez leur mère-grand » (M, 266). Comme dans le cas des images animales, il s’agit de mobiliser chez le lecteur des stéréotypes immédiatement disponibles, en l’occurrence des « scénarii intertextuels » reçus depuis l’enfance.

L’accumulation des métaphores, phénomène très spectaculaire dans l’écriture de Sarraute, a un double effet : du côté du lectant, elle permet d’éviter, comme nous l’avons vu, la constitution d’images trop stables et la construction d’un univers référentiel immédiatement cohérent et « réaliste ». Mais elle intéresse aussi l’instance du lu : ne faisant pas l’objet d’une élaboration symbolique trop fine, les métaphores convoquées, du moins celles qui ont ici retenu notre attention, permettent l’évocation d’images simples et mobilisables dans la conscience lectrice. Pour ne prendre qu’un exemple, les « fées » qui accompagnent « la Fille » dans son face à face avec « le Père » dans Portrait d’un inconnu sont, en l’espace de quelques pages, assimilées à des êtres dotés de « ventouses », de « tentacules », à des « poussahs lestés de plomb », à la « Bovary », à des « carpes », à des oiseaux « se [construisant] un nid » (PI, 56-58). Une multiplicité d’images surgit de ces nombreuses comparaisons, sans qu’une représentation cohérente ne puisse pour autant s’en dégager. Comme le note justement Arnaud Rykner, « Sarraute ne cherche qu’à empiler des images disparates […] pour laisser la porte ouverte à l’imaginaire du lecteur qui saura rajouter dans la liste ses propres correspondances » 293  : les métaphores sont une porte ouverte à la projection dans la lecture d’un matériau pulsionnel et pour partie inconscient, qu’il ne s’agit donc pas pour Sarraute d’exclure a priori.

Le rapport indiciel au langage, la confusion des temporalités du récit et de la lecture, les réseaux métaphoriques, tous ces traits de l’écriture sarrautienne tendent à susciter la mise en jeu dans la lecture d’un lu : le lecteur est ainsi amené à investir la part irrationnelle, irréfléchie et « à la limite de la conscience » qui, au plan de la fiction, gouverne les personnages en proie aux mouvements invisibles auxquels s’attache Sarraute. Comme le remarque Joëlle Gleize, « l’important est [que le lecteur] prête au texte des éléments de son expérience propre, qu’il se l’approprie pour comprendre, c’est-à-dire retrouver en soi, les sensations décrites » 294 . Cette implication personnelle et intime dans le processus de lecture est l’une des clefs du projet pragmatique de Sarraute, puisque le lecteur sera d’autant plus persuadé de l’existence des tropismes qu’il aura eu conscience que ces « mouvements » ont eu une résonance en lui.

Pour que cette prise de conscience ait lieu, il faut néanmoins que les stéréotypes et projections suscités par la lecture fassent l’objet d’une reprise critique, par l’instance du lectant. Il est à cet égard frappant de noter que les mêmes procédés participent de la construction d’une lecture réflexive, et de la libération d’un matériau archaïque dans une lecture beaucoup moins réfléchie. Nous venons de voir comment le traitement de la métaphore par Sarraute visait simultanément à bloquer la construction de représentations cohérentes et à mobiliser des stéréotypes archaïques. De même, le brouillage de la linéarité du récit problématise l’intrigue, amène à un questionnement sur le statut générique du texte, tout en facilitant une identification primaire aux voix narratrices. La déstabilisation générique qu’opère Sarraute, que nous avons d’abord décrite comme un appel à une lecture vigilante et critique, joue ainsi également un rôle majeur dans l’activation de l’instance du lu : c’est parce que Tropismes a un statut générique indécis qu’une attention plus grande peut être accordée aux images du texte 295 . C’est parce que Portrait d’un inconnu et Martereau ne présentent pas toutes les caractéristiques d’un « vrai » roman que l’on peut oublier la construction d’une intrigue cohérente et se laisser entraîner dans le « moment » de l’énonciation, se laisser décentrer du fil du récit pour s’attacher aux métaphores qui l’interrompent sans cesse 296 . Lu et lectant se trouvent ainsi sollicités simultanément. Si l’intervention du second permet bien une activité critique à l’égard des stéréotypes et préconstruits mobilisés par le premier, il ne s’agit pas pour autant d’amener purement et simplement le lecteur à reconnaître comme nul et non avenu ce qui lui a été donné d’éprouver dans sa lecture 297 .

Le recours à une expérience personnelle est parfois explicite, et permet d’en appeler à un questionnement du lecteur sur le statut référentiel de ce qu’il est en train de lire : les formules d’interlocution ou de généralisation (on, nous, vous), de même que certaines digressions gnomiques des narrateurs de Portrait d’un inconnu ou Martereau, tendent ainsi à interroger les limites de l’univers fictionnel et de ses rapports avec le « monde réel ».

Cette généralisation intervient souvent dans les passages de prolifération métaphorique qui font précisément appel à une expérience des plus quotidiennes, et permet de suggérer le caractère universel du phénomène décrit. L’apparition d’un on dans le deuxième texte des Tropismes peut se comprendre dans cette perspective :

‘Et il sentait filtrer de la cuisine la pensée humble et crasseuse, piétinante, piétinant toujours sur place, toujours sur place, tournant en rond, en rond, comme s’ils avaient le vertige mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme s’ils avaient mal au cœur mais ne pouvaient pas s’arrêter, comme on se ronge les ongles, comme on arrache par morceaux sa peau quand on pèle, comme on se gratte quand on a de l’urticaire, comme on se retourne dans son lit pendant l’insomnie, pour se faire plaisir et pour se faire souffrir, à s’épuiser, à en avoir la respiration coupée…’ ‘« Mais peut-être que pour eux c’était autre chose ». C’était ce qu’il pensait, écoutant, étendu sur son lit, pendant que comme une sorte de bave poisseuse leur pensée s’infiltrait en lui, se collait à lui, le tapissait intérieurement (Tr, II, 4-5).’

Les propos quotidiens rapportés au début du texte, propos anodins ne méritant apparemment pas attention - « Mademoiselle a de beaux cheveux », « Ils sont avares, avares… » - sont désignés dans le passage cité par l’expression « pensée humble et crasseuse », dont la logique et la dynamique sont restitués par une série de métaphores renvoyant toutes à des activités compulsives et à des symptômes courants (avoir des maux de cœur, se ronger les ongles, avoir des insomnies, etc.). Ce passage vise ainsi à ce qu’une expérience communément partagée permette de saisir les paroles du début du texte comme une compulsion mystérieuse et ambivalente (« pour se faire plaisir et pour se faire souffrir »), mais répandue, et non plus comme une « parlerie » 298 quotidienne sans intérêt. On passe d’ailleurs insensiblement du ils, qui renvoie directement à la situation fictionnelle, au on, qui tend à donner une extension maximale au phénomène décrit : par le recours à des sensations communes, les paroles sont perçues physiquement, comme le fait le « il » du texte. Le dernier paragraphe que nous citons opère un autre retournement : le cadre fictionnel occupe à nouveau le premier plan, et une autre vision que celle du « il » est envisagée (« autre chose »). L’insignifiance de ces paroles, le fait qu’elles ne représentent « rien », est alors désignée comme « autre chose » ; ce qui est un point de vue communément admis, et qu’on peut supposer partagé par une majorité de lecteurs, se trouve ainsi relativisé dans le cours du texte, comme une autre perception possible de ces paroles, mais qui n’est plus dominante. Le lieu commun de la sensation - visiblement recherché par l’usage des « on » - permet ainsi de contester un autre lieu commun, selon lequel la « parlerie » quotidienne n’est pas digne d’intérêt. Le procédé consistant à en appeler directement à une expérience individuelle du lecteur suggère en outre que l’univers de la fiction est directement connecté à une expérience du quotidien, même si le lien entre monde de la fiction et monde réel ne peut s’opérer automatiquement, sur le mode du reflet mimétique.

Cette mise en jeu des frontières de la fiction est plus explicite encore dans les digressions de portée plus générale des narrateurs de Portrait d’un inconnu et Martereau, puisque leurs propos engagent une « vision du monde » par rapport à laquelle les lecteurs sont amenés à se situer, en faisant appel à leur propre expérience : il s’agit alors de confronter deux mondes distincts, l’un fictionnel et l’autre ressenti comme réel, donc de s’interroger sur leur recouvrement.

La scène d’angoisse nocturne du « Vieux », dans Portrait d’un inconnu articule ainsi très étroitement ambition heuristique, mobilisation d’une expérience individuelle du lecteur, et travail de persuasion, par un glissement progressif de la situation fictionnelle vers une digression gnomique englobant le lecteur. Après avoir constaté que « personne n’a su définir exactement ce malaise », le narrateur rapporte d’abord sa qualification par le personnage avant de proposer une digression de portée plus générale :

‘« Mes réveils de condamné à mort », c’est ainsi qu’il les appelait, ces réveils anxieux qui le faisaient se dresser sur son lit au petit jour, c’est ainsi qu’il en parlait, je m’en souviens […] « Mes réveils de condamné à mort… »’ ‘Etendu tout pantelant sur son lit, on s’aperçoit petit à petit, comme l’œil qui s’habitue à la pénombre commence à distinguer peu à peu les contours des objets, qu’il y a, provoquant ce gonflement, ces élancements sourds, quelque chose, un corps étranger qui est là, fiché au cœur de l’angoisse, comme l’épine enfoncée dans la chair tuméfiée, sous l’abcès qui couve. […]’ ‘Elle est là, plantée au cœur de l’angoisse, un corpuscule solide, […] l’image, l’idée… Très simple d’ordinaire et même un peu puérile à première vue, d’une un peu trop naïve crudité - une image de notre mort, de notre vie. C’est elle que nous trouvons le plus souvent, notre vie, comprimée, resserrée sur un espace réduit, pareille à ces vies telles qu’on nous les présente parfois dans les films ou les romans, figée en un saisissant raccourci, barrée durement de dates (vingt ans déjà… trente ans… le temps écoulé… la jeunesse gaspillée… finie… et au bout l’échéance finale…), une image d’une effrayante netteté […]. Notre vie, non pas telle que nous la sentons au cours des journées, comme un jet d’eau intarissable, sans cesse renouvelé, qui s’éparpille à chaque instant en impalpables gouttelettes aux teintes irisées, mais durcie, pétrifiée (PI, 107).’

Le passage de la description de la scène fictionnelle à l’évocation d’un état plus général, entre le premier et le deuxième paragraphe, s’opère imperceptiblement, autour d’un fragment de phrase à l’incidence indéterminée : « Etendu tout pantelant sur le lit » est d’abord rapporté au « Vieux », avant que le on qui suit n’amène à le réinterpréter rétrospectivement en lui donnant une extension plus grande. Ce que « personne n’a su définir » est donc un phénomène qui dépasse largement le contexte étroit de l’anecdote fictive, ce que confirme la fin de ce passage, où le nous inclut plus explicitement encore l’expérience du lecteur, et renforce le postulat que le phénomène visé a une portée universelle. Ce troisième paragraphe oppose par ailleurs deux conceptions du « temps », deux images de « notre vie », qui impliquent directement les options esthétiques de Sarraute et le processus de lecture en cours : le temps mesurable, les images « d’une effrayante netteté », privilégiées « parfois dans les films ou dans les romans », s’opposent ainsi aux miroitements d’un temps ressenti comme une juxtaposition d’instants riches chacun d’une grande complexité d’impressions. C’est évidemment ce dernier type de temporalité qui prévaut dans Portrait d’un inconnu : par le procédé d’interlocution mis en place ici, cette temporalité s’oppose explicitement à la temporalité romanesque dominante 299 , mais apparaît comme légitime dans la mesure où elle rend compte d’une expérience universellement ressentie, ce que peut confirmer une lecture qui se reconnaîtrait dans ce nous. Tout en faisant appel à une conscience lectrice critique, notamment par la référence au genre du roman, Sarraute brouille ainsi les limites de la fiction, et amène son lecteur à considérer l’univers fictionnel comme étant en prise directe avec le monde qu’il considère comme « réel », celui de son expérience propre.

Ce recours aux impressions vécues du lecteur comme validation des intuitions du narrateur peut se faire plus explicite encore, par l’usage du vous. C’est par exemple le cas lorsque la statue de Martereau semble se craqueler, à l’occasion d’un aveu en apparence bien anodin, à propos encore une fois d’insomnies :

‘« Oh ! ça dépend, il peut m’arriver aussi de ne pas dormir quand j’ai des embêtements, de gros soucis, mais enfin, c’est bien rare… D’ordinaire je n’ai pas à me plaindre, je dors bien… » Son œil avait gardé toute sa limpidité, il n’avait pas paru broncher, mais j’avais senti comme sous la bonne grosse tape amicale il s’était rétracté : un très léger recul, un mouvement à peine perceptible, de ceux qu’on perçoit souvent sans l’aide du moindre signe extérieur, sans l’aide d’un mot, d’un regard ; on dirait qu’une onde invisible émane de l’autre et vous parcourt, une vibration chez l’autre, que vous enregistrez comme un appareil très sensible, se transmet à vous, vous vibrez à l’unisson, parfois même plus fort… j’avais refait en moi-même ce mouvement qu’il avait esquissé pour s’écarter, j’avais ressenti son agacement sa répugnance, j’avais vu ce qu’il voyait (M, 275).’

Le même élargissement de l’anecdote à une expérience postulée comme universelle amène à l’emploi du on puis du vous. La présence du vous sert de manière complexe le projet pragmatique de Sarraute : elle permet de faire appel à l’expérience du lecteur, afin qu’il soit persuadé que ces « ondes invisibles » qui passent d’un être à l’autre existent effectivement. L’enjeu est d’autant plus crucial que ces ondes sont une figuration possible de ce à quoi renvoie le mot tropisme. Mais le vous peut aussi être interprété comme une consigne de lecture : la disponibilité à ces mouvements invisibles, la capacité à les faire résonner en soi est précisément ce que le texte tente d’effectuer à ce moment-là. Cette seconde implication pragmatique de l’usage du vous est d’autant plus marquée que le narrateur décrit ensuite son propre comportement, lui-même comparable à un « appareil très sensible » : cette réceptivité du narrateur aux « ondes invisibles », qui lui permet de « voir » et d’écrire son récit, est celle-là même qui est requise du lecteur pour se l’approprier 300 . La situation d’énonciation, en brouillant les niveaux de représentation, invite donc à une repragmatisation de la lecture 301 . L’innommable que le texte tente de mettre en forme est à reconnaître dans ses effets réels, dépassant le cadre de la fiction, et ce même si en première approche il entre en contradiction avec ce qui est admis par le lecteur comme réalité 302 .

L’espace de la lecture tel que le conçoit Sarraute est donc avant tout un espace de persuasion : il s’agit de donner au lecteur à éprouver ces « mouvements infimes », ces « ondes invisibles » qui parcourent les fictions, et par là même de le persuader de leur existence réelle. Pour obtenir cette reconnaissance de « l’autre réalité », il est nécessaire que le texte soit perçu comme autre de la réalité habituellement admise, qu’il s’inscrive délibérément dans la littérature pour exploiter les ressources de la dépragmatisation qu’elle offre : indétermination de la situation de parole et des référents, déprise à l’égard des contraintes de la communication (orale) courante, libération d’un matériau psychique à la limite de la conscience (lu). Ces bénéfices de l’écrit littéraire ne sont cependant pas structurellement acquis, et sont accentués par Sarraute, nous l’avons vu, par des procédés de négation notamment. Mais, simultanément, pour qu’il y ait véritablement persuasion, le texte doit faire l’objet d’une possible repragmatisation. Ce qui s’éprouve dans la lecture doit pouvoir être reconnu comme réel, et donc modifier la définition préalable de la réalité qu’avait le lecteur, pour y inclure un nouveau phénomène : le tropisme. Si la communication littéraire selon Sarraute se démarque donc nettement de la communication courante, elle n’est cependant pas sans effet sur cette dernière, et ses fictions nous incitent ainsi à redessiner ce que Thomas Pavel appelle nos « paysages ontologiques » 303  :

‘Dans la mesure où les cadres référentiels établis par la fiction littéraire ne dépendent pas strictement de la structure ontologique attribuée au monde réel, les ontologies de la fiction entrent dans des rapports conflictuels avec les ontologies de la réalité 304 .’

Si Nathalie Sarraute parvient à persuader son lecteur que le tropisme constitue un point de « fusion ontologique » 305 entre univers de la fiction et univers perçu comme réel, alors ce qui paraissait comme un « monde ontologiquement cohérent » 306 n’est plus le tout de la réalité, qui se trouve enrichie de « l’autre réalité ».

Mais cette modification par la fiction du domaine de ce que l’on entend par réalité suppose que le tropisme ait pu être communiqué. Il y a donc, comme l’affirme Laurent Adert, solidarité étroite chez Sarraute entre entreprise de persuasion et instauration d’une communication singulière : « Il existe un isomorphisme entre la communication singulière du tropisme et la communication esthétique en général. Aussi le roman sarrautien convie-t-il son lecteur à éprouver cela même dont il parle, à s’en faire le destinataire singulier, […] bref à co-effectuer le tropisme » 307 .

Pourtant, on ne saurait lier de façon consubstantielle, comme le fait le même critique 308 , la « communication singulière du tropisme » et la forme romanesque. Il apparaît à l’inverse que cet espace de la lecture se doit d’être sans nom, à l’instar de l’innommable qu’il transmet en le produisant dans la lecture. Le nom du genre notamment, absent du premier livre, franchement problématique pour Portrait d’un inconnu et Martereau, est à cet égard crucial : utilisé de façon univoque, il induirait des postures de communication prédéfinies, restaurant les relations de pouvoir qui, selon Sarraute, bloquent la perception de « l’autre réalité ». Rendre problématique le cadre générique (absent dans le cas de Tropismes, visiblement à redéfinir pour les « romans »), c’est aussi rendre problématique la « réalité » perçue, la référenciation n’étant pas fléchée par un pacte préexistant. Le référent n’étant pas donné d’avance, il est donc à construire dans la lecture.

Si le texte sarrautien est bien animé, comme les personnages des fictions, d’un « terrible desire to establish contact » 309 , contact indispensable afin que les tropismes cessent d’être une vision délirante pour devenir une réalité reconnue, ce contact doit s’instaurer selon des modalités singulières : rejetant d’abord radicalement, avec Tropismes, les stéréotypes génériques qui régissent habituellement ces « contacts » littéraires, Nathalie Sarraute s’appuie par la suite sur cette précompréhension pour contester de l’intérieur les attendus du roman.

Notes
277.

Ce que montre déjà « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant ».

278.

Selon la définition que Sarraute donnera du tropisme en 1964, dans sa préface à l’édition de poche de L’Ere du soupçon (ES, 1553).

279.

Dans la même page, Sarraute évoque ainsi la « sensation » du lecteur (ibid.).

280.

M. Picard, La lecture comme jeu, op. cit., p. 46.

281.

Ibid., p. 112-113.

282.

Ibid., p. 214.

283.

Le lectant est selon Picard l’un des ressorts pour que la lecture ne s’abîme pas dans une inconscience. A l’inverse, certains livres provoquent chez leurs lecteurs des « procédures de régression » et exerçent sur eux une « emprise idéologique ». Lors de la lecture de ces « mauvais livres » (sic), le lectant est « atrophié » (ibid., p. 150-151).

284.

La réception idéale de l’œuvre d’art, que figure à bien des égards la scène de rencontre avec le tableau de « L’Homme au pourpoint », dans Portrait d’un inconnu, met ainsi en jeu l’estompement plus ou moins conscient des frontières, tel que le décrit Picard pour définir le liseur : le tableau inachevé ne fait pas oublier qu’il est une représentation, mais la « note hésitante et grêle » qui circule du tableau au narrateur, rend incertaine la limite sujet/objet, dedans/dehors (PI, 84).

285.

Dans « Conversation et sous-conversation », Sarraute reprochera à Proust de s’adresser trop exclusivement à l’intelligence du lecteur, négligeant « cette part de liberté, d’inexprimable, de mystère, ce contact direct et purement sensible avec les choses, qui doivent faire se déployer les forces instinctives du lecteur, les ressources de son inconscient et ses pouvoirs de divination » (ES, 1603, nous soulignons). Or, l’« une des qualités de l’œuvre romanesque est de permettre [à ces forces aveugles], aussi, de se déployer » (ibid.).

286.

F. Asso, Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, op. cit., p. 83

287.

Ce primat correspond dans la théorie freudienne à une régression dans les processus de symbolisation : la « représentation de chose […] consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques de choses directes, du moins de traces mnésiques plus éloignées et dérivées d’elles. […] La représentation consciente comprend la représentation de chose plus la représentation de mot afférente, l’inconsciente est la représentation de chose seule » (S. Freud, L’Inconscient (Das Unbewusste, 1915), in Œuvres complètes (Psychanalyse), t. XIII, Paris, PUF, 1944, p. 241-242).

288.

Sur le rapport indiciel au langage, voir aussi A.S. Newman, « La fonction déclarative chez Nathalie Sarraute », op. cit., p. 223-224.

289.

Cette façon de « [conjuguer] au présent le passé », qui inscrit la lecture dans une atemporalité et dans la répétition inconsciente, est bien une manière de s’adresser au lu selon Picard (M. Picard, Lire le temps, Paris, Minuit, « Critique », 1989, p. 126).

Pour mémoire, rappelons certains passages de la scène d’angoisse nocturne du « Père », dans Portrait d’un inconnu, qui multiplient les déictiques temporels aux référents incertains : « Il ne l’aperçoit pas d’abord. […] … c’est là, il le tient maintenant, cela avait pénétré en lui… […] il presse toujours, il creuse, c’est là maintenant […] Cette fois, il n’en peut plus, il faut faire quelque chose, agir, tout de suite, il saute au bas de son lit, il faut aller voir, vite » (PI, 108-111).

290.

Avec la disparition d’un narrateur à la première personne, à partir du Planétarium, la délimitation entre littéral et figuré devient encore plus délicate.

291.

F. Asso, Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, op. cit., p. 220. L’auteur note qu’à partir du Planétarium, « la métaphore est devenue scène » (ibid., p. 221), estompant la limite entre comparant et comparé, et en contestant même la pertinence, puisque le tropisme innommable est la métaphore.

292.

A. Rykner, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1991, p. 94-102.

293.

A. Rykner, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 98.

294.

J. Gleize, « Le lecteur opiniâtre de Nathalie Sarraute », op.cit., p. 114.

295.

L’autonomie des images étant l’un des attributs traditionnels de la poésie, réaffirmé par Reverdy et le surréalisme. La possible appartenance de Tropismes aux genres poétiques contribue donc à conférer un statut important aux images dans l’œuvre.

296.

Et réciproquement, le traitement de la temporalité et la profusion métaphorique contribuent à remettre en cause l’horizon d’attente romanesque.

297.

Sarraute cherche donc à provoquer dans la lecture une attitude ambiguë à l’égard des stéréotypes, équivalente à ce qui permet la monstration des tropismes dans l’écriture. Dans la préface à l’édition de poche de L’Ere du soupçon, elle écrit : « [Le déploiement des mouvements tropismiques] constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent » (ES, 1554, nous soulignons).

298.

Selon le mot de Heidegger repris par Sartre dans sa préface à Portrait d’un inconnu (PI, 37).

299.

Celle qui, précisément, tend à se rapprocher des représentations cinématographiques telles que Sarraute les conçoit : on retrouve là l’opposition entre le cinéma et le « propre » du roman, qui sera reprise par Sarraute dans « L’Ere du soupçon ».

300.

Ce passage entre donc en résonance étroite avec l’extrait cité plus haut de « L’Ere du soupçon », où Sarraute « rêve » d’une « technique qui donnerait au lecteur l’illusion de refaire lui-même » les mouvements tropismiques (ES, 1604).

301.

Par « repragmatisation », nous entendons le processus par lequel l’expérience de la lecture littéraire est reliée à une réalité extra-textuelle. Ce processus suppose que le lecteur ait pris acte de la « dépragmatisation » (Iser) initiale que suppose la mise en place d’un texte de fiction. La repragmatisation se distingue donc de ce que Karlheinz Stierle appelle la lecture « quasi-pragmatique » où « le texte de fiction s’efface au profit d’un au-delà du texte, d’une illusion que le récepteur – sous l’impulsion du texte – produit lui-même » (K. Stierle, « Réception et fiction », op. cit., p. 300).

302.

A ce titre, il paraît donc excessif, voire inexact, de qualifier, à l’instar de Béatrice Bloch, l’adresse au lecteur de simple « trucage », et d’affirmer qu’elle est « par essence inconsistante ». Si un tel procédé joue bien de « l’ambiguïté ontologique entre le fictif et le réel », cela ne le condamne pas pour autant à l’inconsistance, à moins d’écarter par principe toute repragmatisation possible de la fiction en postulant a priori une cloison ontologique étanche entre fiction et réalité, et de rabattre la lecture sur la seule instance de l’imaginaire (ce qui est du reste l’optique choisie par l’auteur) (B. Bloch, Le roman contemporain - Liberté et plaisir du lecteur (Butor, des Forêts, Pinget, Sarraute…), Paris, L’Harmattan, « Littératures », 1998, p. 130). Le vous s’adresse certes à un narrataire auquel ne s’identifie qu’hypothétiquement et temporairement tel ou tel lecteur empirique. Mais cette possibilité d’identification est un appel à une repragmatisation supposant une porosité ontologique entre fiction et non-fiction, dont les conséquences sont à prendre au sérieux.

303.

T. Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 176.

304.

Ibid., p. 174.

305.

Ibid., p. 175.

306.

Ibid., p. 177.

307.

L. Adert, Les mots des autres, op. cit., p. 234.

308.

« Que le texte sarrautien reste un roman tient à la nature même du tropisme. […] Le tropisme en tant qu’impression de part en part intersubjective appelle une mise en forme qui relève nécessairement de la fiction narrative » (ibid., p. 225). Outre que la diversité formelle de l’œuvre de Sarraute considéré dans son ensemble dément ce lien essentialiste entre le tropisme et le roman, on a pu montré qu’au contraire « l’autre réalité » s’imposait dans l’écrit en transgressant les pactes génériques et en perturbant la narration.

309.

Selon le mot de Katherine Mansfield cité par Sarraute à propos des personnages de Dostoïevski (ES, 1568).