La trajectoire générique de Ponge semble globalement symétrique à celle de Sarraute : alors que Douze petits écrits et Le Parti pris des choses se laissent appréhender comme des écrits poétiques, - quoiqu’une relation conflictuelle au genre poésie y soit déjà perceptible - Ponge oppose en 1940 dans le « Carnet du bois de pins » les expressions « faire un poème » et « avancer dans la connaissance et l’expression du bois de pins » (RE, I, 398). Dès lors, la forme poème apparaît comme un obstacle à son projet d’écriture, et, plus généralement, la poésie fait l’objet d’une critique de plus en plus virulente 310 . En 1946, L’Œillet, La Guêpe, Le Mimosa (Mermod) rend publique cette remise en question du poème, confirmée l’année d’après par la publication du Carnet du bois de pins 311 . Le recueil des Proêmes, édité en 1948 par Gallimard, donne une nouvelle fois à lire le rapport conflictuel ou pour le moins problématique que les écrits de Ponge entretiennent avec la poésie. Dès qu’il le peut, Ponge publie ces textes où est mise en cause la catégorisation générique, qui engage donc la relation de son œuvre avec son lectorat et dépasse la représentation qu’il se fait de ses propres écrits.
De fait, la question générique est pour Ponge consubstantielle à des enjeux pragmatiques. Dès 1922, « Fragments métatechniques » décrit la manière dont « les genres » règlent les façons dont « l’artiste peut aborder le public » (NR, II, 306) 312 . Le lien opéré entre genre du texte et effet provoqué sur le lecteur préside encore au rejet de la poésie exprimé plus de vingt ans après : dans « Le Mimosa », le renoncement à écrire une poésie (« Le Brin de mimosa ») coïncide avec le moment où le je se décide à « prendre le lecteur par la main » pour l’emmener « au cœur du bosquet de mimosas » (RE, I, 372). Quitter la poésie revient alors à renoncer à un espace connu pour établir un lien singulier, particulier à la chose à connaître, dans un lieu à redéfinir à chaque fois (en l’occurrence : le « bosquet de mimosas »).
En cela, le parcours de Ponge est certes symétrique mais non opposé à celui de Sarraute : la déstabilisation des catégories génériques correspond pour l’un comme pour l’autre à des enjeux pragmatiques, et vise à créer un espace de lecture singulier à l’œuvre, différencié des pactes génériques préexistants, voire franchement en rupture avec eux. La poésie devient encombrante pour Ponge à partir du moment où elle gène la perception du réel qu’il tente d’explorer, où elle bloque l’appréhension du particulier de l’œillet, du mimosa, du bois de pins, etc., de même que la mise à mal des pactes génériques est nécessaire à Sarraute pour persuader son lecteur de l’existence de « l’autre réalité ». Mais alors que l’une choisit de se situer par rapport au roman, Ponge se positionne contre (ou en référence à) la poésie : la délimitation de l’espace de lecture qu’il entend instaurer s’opère donc par rapport à des attendus génériques distincts, dont il conviendra de cerner la spécificité.
Dans cette perspective, la réflexion, récurrente chez lui, sur le statut pragmatique de l’écrit littéraire, dans ses relations à la langue courante, apporte un éclairage précieux : s’il s’agit bien de sortir du « manège » par une prise de parole qui rompe avec les habitudes discursives et perceptives, l’écrit se doit néanmoins d’être à son tour agissant. Cette efficience du discours se définit par différence avec, mais aussi en référence à la capacité d’action des échanges quotidiens, dont « Passez-moi du sel » est l’archétype 313 . Que le modèle de la parole efficace soit au mode impératif n’est pas anodin : la difficulté de la position de Ponge réside dans cette double nécessité de rompre avec des usages contraignants du langage 314 , par une parole qui soit pourtant susceptible d’agir sur son destinataire. La « conviction » que recherche Ponge suppose une autorité du verbe, qui peut entrer en conflit avec le désir de « susciter » la prise de parole du lecteur, éventuellement subjugué par les « oracles » 315 de l’écrivain. La double postulation d’une parole efficace et « suscitatrice » rejoint les deux modes de la transmission de la connaissance selon Ponge, que nous avons distingués plus haut : l’un suppose l’acceptation par le lecteur de formules énonçant la « qualité différentielle » de la chose concernée, l’autre implique sa participation active dans la constitution et l’élaboration des connaissances. L’inscription résolue de Ponge dans l’institution littéraire, ses positions ambivalentes à l’égard de la poésie (redéfinie « comme il l’entend », ou rejetée violemment et totalement), sont, on le verra, étroitement corrélées à ces postulations plurielles.
L’espace de la lecture tel que le conçoit Ponge prend donc tour à tour, et souvent simultanément, la figure d’un monumental « Louvre de lecture » (« Notes pour un coquillage », PPC, I, 40) et d’une « atmosphère » aux limites indéfinies, parcourue par une fusée propulsée par le désir en acte du lecteur (S, II, 416) 316 : c’est cette oscillation, et la création de cet espace instable, sans cesse à redéfinir et à requalifier, que nous voudrions à présent explorer.
Le caractère linéaire et univoque d’une telle affirmation demande évidemment à être nuancé : Ponge ne renonce pas définitivement au poème, et il continue à en écrire après cette date. C’est ici le geste inaugural de rupture avec le genre poésie qui nous retient.
Tous ces textes seront repris en 1952 dans La Rage de l’expression, toujours chez Mermod.
Dans ce texte, il n’est cependant pas encore question de remettre en cause les genres littéraires : ils font partie des « catégories » proprement humaines, qu’« il faut habiter et subir » (ibid.).
Dans la première des « Pages bis », cette phrase est l’exemple de « l’obtention de certains résultats pratiques », susceptible d’éviter de sombrer dans le désespoir face au sentiment d’absurde (PR, I, 209). Mais si ces « résultats pratiques » constituent un modèle pour l’écrit littéraire, Ponge suggère néanmoins qu’ils sont insuffisants, ou du moins nécessitent d’être adaptés en contexte littéraire : « un tel résultat suffit bien - qu’on m’entende - à justifier le langage » (ibid., 207-208, nous soulignons).
Voir supra I.1. « Corps pris aux mots »
Dans la « Tentative orale », entre autres, Ponge affirme en effet que l’écriture tend vers la « qualité oraculaire » (M, I, 655).
Ce texte est daté de 1965, et est donc largement postérieur à la période qui nous intéresse présentement. Il figure toutefois de manière frappante des processus de lecture que Ponge cherche à susciter dès avant cette date.