II.2.2.1. « Plus ferme ou plus ambigu »

La « Tentative orale » que Ponge prononce en 1947 est pour lui l’occasion de réfléchir à la spécificité de la communication écrite :

‘J’ai longtemps pensé que si j’avais décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d’expression au cours d’une conversation même un peu poussée. […] C’est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? […] Pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même […].’ ‘Voyez-vous, plus j’y songe, depuis que je prépare cette conférence, plus je pense que parler et écrire sont vraiment deux choses contraires. On écrit pour faire plus ferme ou plus ambigu, et je dois dire que quand on est dans cette erreur d’écrire (et tout au moins pendant le cours de cette tentative orale, il est naturel, me semble-t-il, que je considère le fait d’écrire comme une erreur), quand donc on est dans cette erreur d’écrire, eh bien ! faire plus ferme ou plus ambigu, au fond cela revient souvent à la même chose. Certaines gens saisis d’une brusque conviction veulent la mettre par écrit, essaient de faire très ferme, en font des maximes ou des mots d’ordre ; mais d’autres, les lisant, trouvent qu’il n’y a rien de plus ambigu. Oui, bien souvent, cela revient au même. Voyez les maximes, ce n’est pas très loin des oracles, des énigmes ! Lautréamont a très bien montré que cela peut se retourner (M, I, 654-655).’

Le choix de l’écrit contre l’oral est ici précisé. Les « insuffisances » de la conversation sont paradoxalement palliées à l’écrit par ce qui est soustrait à l’échange de « vive voix ». La co-présence des interlocuteurs, qui les contraint à parler à visage découvert depuis un lieu précis, est évitée dans l’écriture, qui permet de « [se] cacher ». Cette indétermination de la situation de communication est donc une chance pour que la parole retrouve force, d’où la coïncidence de la fermeté et de l’ambiguïté : c’est parce qu’une part d’indétermination demeure dans la communication écrite qu’elle gagne en fermeté.

Mais, juste après avoir retracé son parcours d’écrivain, Ponge envisage les conséquences de cette particularité de l’écrit du point de vue de la réception. Cette indétermination est aussi une liberté donnée au lecteur de se déprendre de l’autorité de la parole, en « retournant » l’intention auctoriale, en redonnant une ambiguïté à un texte qui se voulait univoque. Le « mot d’ordre », qui exige obéissance en contexte oral 317 , peut faire l’objet d’une réappropriation subversive dans la lecture : « fermeté » n’est donc pas coercition, et le pas de côté à l’égard des contraintes de la communication orale que permet l’écriture, déjoue, structurellement pourrait-on dire, le risque d’autoritarisme. Le choix de l’écrit contre l’oral trouve ainsi sa source dans la dépragmatisation des énoncés qu’il autorise. Sans que cette spécification soit explicite dans ce passage, l’écrit dont parle Ponge est donc l’écrit littéraire : un « mot d’ordre » peut exercer une contrainte aussi forte, même si moins immédiate, qu’une injonction orale, dans certains contextes pragmatiques. Il ne peut devenir « ambigu » que dans la mesure où il n’est pas perçu comme un acte de langage « sérieux » (Searle), ou du moins à visée pragmatique directe. La dépragmatisation, sur laquelle Ponge étaye sa pratique d’écriture, suppose donc que l’écrit littéraire soit reçu comme tel, et qu’il occupe un lieu distinct 318 . Mais cette distinction ne suppose pas une rupture complète et un désintérêt définitif à l’égard des enjeux de l’échange oral et de la conversation quotidienne. Juste après le passage cité, Ponge pose en effet comme horizon de l’œuvre sa réutilisation en contexte oral : « On veut que cela serve plusieurs fois et, à la limite, pour tous les publics, en toutes circonstances, que cela gagne le coup quand ce sera bien placé dans une discussion » (ibid., 655).

La « Tentative orale » permet donc de cerner l’espace distinct, mais non étanche, qu’entend occuper Ponge, espace où peut s’élaborer (s’écrire et s’entendre) une parole efficiente mais non contraignante, dégagée des contraintes pragmatiques mais susceptible d’applications pratiques. Pourtant, cette repragmatisation, nous venons de le voir, suppose une appropriation préalable de l’écrit par le lecteur, dans un contexte adéquat, qui lui-même implique que l’œuvre soit perçue comme dépragmatisée. C’est donc dans un premier temps aux négations susceptibles de conférer à l’écrit « fermeté » et « ambiguïté » que nous nous attacherons. Précisons que la relation pragmatique et éthique au lecteur, mise en avant dans cet extrait de la « Tentative orale », intéresse également au plus haut point le projet heuristique de Ponge : la « qualité différentielle » s’élaborant par une mise entre parenthèse des stéréotypes inculqués par le « manège » quotidien des paroles, il importe, pour qu’elle soit perçue par le lecteur, que la parole qui la formule soit étrangère à ce « manège » et reconnue comme telle.

Notes
317.

Rappelons ces lignes de « Vie militaire », écrit en 1918 : « Rien ne me paraissait plus digne de haine que l’enchaînement de ma liberté au nom de maximes bien générales et bien lourdes, dont un secret instinct m’avertissait déjà qu’elles n’étaient si générales et si lourdes que pour me convaincre, en quelque sorte, physiquement, à la manière des musiques militaires » (THR, II, 1347).

318.

Ce lieu est à la fois symbolique, et nous verrons comment Ponge s’emploie à le créer, mais aussi éditorial. Il est significatif à cet égard que le jeune Ponge, en 1923, s’adresse, via la personne de Paulhan, à l’institution qui l’incarne au plus haut point à cette époque : la NRF.