II.2.2.1.1. Entrée dans l’écrit

Douze petits écrits, le premier livre de Ponge, publié en 1926, manifeste bien cet effort d’inscription dans un lieu de parole séparé. Le titre même signale une écriture écrite, même s’il apparaît d’abord comme la description sobre et neutre du livre lui-même. Mais cette absence même d’indication thématique, et de toute marque subjective à l’orée du livre, indique à elle seule qu’il n’a d’autre ambition que de revendiquer sa qualité d’écrit. Les deux premiers textes du recueil, simplement numérotés en chiffres romains, mais dépourvus de titres et précédant la partition du recueil en groupements génériques 319 , jouent pleinement le rôle de « seuils » (Genette), et exhibent l’instauration problématique mais désirée d’une communication singulière :

‘I’ ‘Excusez cette apparence de défaut dans nos rapports. Je ne saurai jamais m’expliquer.
Vous est-il impossible de me considérer à chaque rencontre comme un bouffon ? Je ris maintenant d’en parler d’une façon si sérieuse, cher Horatio ! Tant pis ! Quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence. Ma tête de mort paraîtra dupe de son expression. Cela n’arrivait pas à Yorick quand il parlait.’ ‘II’ ‘Forcé souvent de fuir par la parole, que j’aie pu seulement quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer un peu ce beau langage, pour bref qu’il renomme Ponge selon Paulhan.’ ‘(DPE, I, 3)’

Ces deux textes thématisent, et montrent en acte, la difficulté de toute prise de parole et de l’instauration d’une situation d’interlocution. L’emploi de la deuxième personne, au début du premier texte, semble être une adresse directe au lecteur avant que le second paragraphe redéfinisse le cadre énonciatif, et lui confère un statut fictionnel : la voix qui parle est celle d’Hamlet s’adressant à Horatio 320 . L’incapacité à « [s]’expliquer », qui place tout échange sous le signe du « défaut », et le renoncement simultané au silence, implique la nécessité d’accepter le travestissement qu’impose toute situation de parole : d’où la figure du « bouffon », et la duperie. Dans sa manière de s’adresser à son lecteur, le texte redouble ce travestissement, tout en esquissant un pas de côté par rapport à l’état de fait décrit : comme on l’a dit, ce qui paraissait une prise de parole directe s’avère être fictionnelle, le je du texte empruntant le masque d’Hamlet. Pour autant, le « défaut » éprouvé à la lecture n’est pas du même ordre que celui que ce nouvel Hamlet déplore auprès de son ami Horatio : il ne concerne pas tant la posture corporelle, la bouffonnerie ou l’expression du visage, que le caractère lacunaire de la situation de parole dans laquelle le lecteur se trouve plongé ex abrupto, et qu’il lui faut reconstituer après-coup, grâce aux marques de l’interlocution et à ses souvenirs de lecture. Le brouillage énonciatif qui caractérise ce premier texte souligne la non-coïncidence entre le je du texte et la personne de l’auteur, par le détour fictionnel. Il accentue en outre l’écart entre la situation théâtrale, où les personnages sont physiquement présents et où les données visuelles instaurent une situation plus immédiatement perceptible, et la communication écrite, où ces données font « défaut ». Tout en dialoguant avec la forme théâtrale, ce premier texte donne donc à reconnaître les négations propres à l’écrit.

Le second texte lui fait en cela directement écho, en faisant référence à l’acte d’écriture. Il formule en quelque sorte l’effet souhaité du livre : « que j’aie pu seulement quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer un peu ce beau langage ». La « parole » dont il est question au début de ce second texte est en cela l’envers de celle, « quelconque », du premier, proférée sur scène par Hamlet, et le condamnant à la bouffonnerie et à la pose. Le « style », qui évoque ici le stylet et le geste même d’inscrire 321 , arme la parole. Avec ces deux textes, deux régimes de la parole sont ici opposés dans la première page du livre. Cette confrontation valorise l’écrit bref, outil au service de la fermeté, contre l’oral, qui surdétermine la parole. Parallèlement, le masque de la fiction est abandonné, et le nom de Ponge apparaît dans le corps même du texte. Mais cette première forme de signature interne se manifeste de façon extrêmement ambiguë, et dit bien la difficulté d’une prise de parole publique, qui puisse en outre trouver à qui parler. Michel Collot, s’appuyant sur la correspondance avec Paulhan, où celui-ci fait souvent remarquer au jeune Ponge la sècheresse de ses écrits, propose de comprendre ainsi la dernière partie de la phrase (« pour bref qu’il renomme Ponge selon Paulhan ») : « Quelle que soit la réputation de brièveté que ce trait de style confère à Ponge, selon Paulhan » 322 . Dans cette perspective, l’écrit publié manifeste une prise d’indépendance à l’égard de Paulhan, et le défaut relevé par le maître fait l’objet d’une fière revendication de la part du disciple devenant écrivain. Si l’interprétation proposée par Michel Collot est plausible, la phrase n’en ménage pas moins d’autres possibilités, d’autant que le sens ne s’éclaire pleinement qu’à partir d’un échange privé auquel les lecteurs n’ont pas accès.

On peut toutefois comprendre autrement ce fragment de phrase, selon des interprétations qui confirment l’ambivalence de la référence à Paulhan, l’incertitude quant à la possibilité d’être lu en dehors d’un cadre privé, et l’oscillation entre statut privé et public de cet écrit liminaire : « renommer Ponge selon Paulhan » peut ainsi signifier que cet écrit, malgré sa brièveté (ou, si l’on fait abstraction du sens concessif, en raison de sa brièveté), est susceptible d’élever Ponge au rang de Paulhan (« renomme » appelant dans ce cas « renommée »). Mais le fait que l’écrit « renomme Ponge selon Paulhan » peut à l’inverse vouloir dire que l’auteur Ponge, à l’existence encore hypothétique, ne peut naître de son écrit - qui le baptise une seconde fois - qu’à partir de la lecture de Paulhan. C’est la seule qui soit assurée pour l’instant, à même de pouvoir renommer Ponge : la signature est indirecte, dépendant de ce lecteur tout puissant qu’est Paulhan. Plus symboliquement, Ponge fait dépendre son existence d’auteur de son lecteur.

Quelle que soit l’interprétation retenue, le dispositif que constituent ces deux pièces liminaires souligne d’emblée la spécificité de la parole écrite, en ce qu’elle permet une indétermination certaine pouvant offrir une alternative aux « masques » de la parole orale. L’indétermination frappe notamment l’énonciateur, dont l’existence possible résulte à la fois de sa parole écrite, et de la (re)nomination par son lecteur : malgré l’exhibition du nom d’auteur dans le livre, cet auteur apparaît incertain, et ne se présente en rien comme un sujet préexistant à son œuvre 323 . A l’inverse, il résulte hypothétiquement de son texte et de sa lecture par un tiers. Mais ce tiers est lui-même indécis : si Paulhan apparaît d’emblée comme le lecteur par excellence, le caractère public (publié) de l’écrit suppose que le livre rencontre des lecteurs anonymes 324 . Paulhan apparaît ici de façon ambiguë, donnant figure à l’instance du lecteur, en attendant que d’autres se révèlent.

Dès l’abord, le premier livre de Ponge approfondit donc la question de l’énonciation littéraire, en en accentuant les négations propres, de sorte que l’indétermination de la parole écrite apparaît d’emblée avec force. Par les incertitudes sémantiques qui, on l’a vu, se font particulièrement jour à la fin du second texte, la brièveté incisive de l’écrit est porteuse d’ambiguïté. Si l’on continue à parcourir les pôles de la communication linguistique tels que définis par Jakobson, il apparaît qu’émetteur et destinataire ne sont pas les seules instances indéterminées. Le message et les référents sont eux aussi incertains - brouillés par les ambiguïtés de la syntaxe -, le code est lui-même menacé (« défigurer un peu ce beau langage »), et seul est assuré fermement le canal : l’écrit.

Notes
319.

« Trois poésies », « Quatre satires » et « Trois apologues ».

320.

Cette ambiguïté était moins forte lors de la première publication dans Le Disque vert : le texte était placé entre guillemets, et avait pour titre « Une réplique d’Hamlet ».

321.

Voir J.-M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., « Le coup de style », p. 38-43.

322.

Note 1 sur ce texte, in F. Ponge, Œuvres complètes, I, 883.

323.

La gêne de Ponge à l’égard de la contrainte de la collection « Une œuvre. Un portrait » (qui, comme son nom l’indique, faisait figurer un portrait de l’auteur sur la couverture), dans laquelle paraît Douze petits écrits, confirme le fait qu’il n’entendait pas voir confondre sa personne avec l’auteur qui pouvait naître de ce livre, et qu’il conçoit précisément l’écrit comme un moyen de ne pas avancer à visage découvert. Envisageant un portrait de Chagall, Ponge écrit ainsi en 1924 : « Il saurait trouver une cachette. Sinon, Yves Alix « me » masquerait assez bien, selon les satires » (Corr. I, l. 31, p. 36). Il renoncera même au dernier moment au portrait de Chagall, ce qui retardera la sortie du livre (ibid., l. 67, p. 65).

324.

Ce que tend à confirmer, dans la suite du livre, le caractère explicitement politique des « Quatre satires » et des « Trois apologues » notamment. Le dernier des Douze petits écrits figure cependant l’émergence d’un nous qui inclut un lecteur plus anonyme, figurant une communauté se constituant dans le livre : « Pauvre lecteur, parfois j’en suis maussade ! Leurs maladies honteuses [celles des « tas d’expressions, des choses à dire »], à la bonne heure, ne nous gênent plus beaucoup » (« Sur un sujet d’ennui », ibid., 11).