II.2.2.1.2. « Choses » étranges

Si ces textes précoces de Ponge sont encore teintés d’un sentiment tragique à l’égard du « défaut » du langage, sentiment qui sera dépassé dans l’esthétique du parti pris, la conception de l’écrit qui s’y fait jour est fondatrice, et, même si elle s’infléchit par la suite 325 , elle ne sera jamais démentie. Les ressources propres de l’écrit sont ainsi au fondement de la poétique de Ponge, et de son projet heuristique, projet de conviction et de persuasion tout aussi bien. Si en effet « la moindre chose » mérite attention, il importe d’amener le lecteur à la reconsidérer pour qu’elle cesse d’être « sage comme une image » : l’univers auquel s’attache Ponge est donc un univers quotidien, mais qui doit être perçu selon des modalités qui en altèrent l’impression de trop grande familiarité. Le recouvrement important des « répertoires » (Iser) des textes et du lecteur est, comme pour Sarraute, un élément important de la poétique de Ponge : il participe d’un refus des « grands sujets » au profit du plus proche, du plus prosaïque. Au plan de la lecture, ce recouvrement facilite la repragmatisation, et, pour reprendre les mots de Ponge, une « modification des choses par la parole » plus immédiate, ces choses étant à portée de main et de regard. Mais il constitue également un risque, dans la mesure où il peut conduire à une lecture « quasi-pragmatique » (Stierle), qui occulte la différence entre « monde des choses » et « monde du texte », interdisant donc au second toute action sur le premier, puisqu’il y est réduit a priori.

La production d’« écrits les plus écrits qui soient », que figure par exemple « la sagesse / hermétique » de la tortue (DPE, I, 5) se prolonge donc au-delà de la période des Douze petits écrits, et constitue un enjeu pragmatique majeur, même s’il a été souvent perçu comme un signe de préciosité, entendue en un sens péjoratif. La lettre à René de Solier déjà évoquée permet de saisir la manière dont Ponge lie étroitement le caractère écrit de ses œuvres à leur efficience. A propos du « tour oral » que Solier discerne dans les Douze petits écrits, Ponge écrit en 1956 (dans une lettre non envoyée) :

‘Voici le plus étonnant : c’est dans les écrits les plus écrits qui soient, écrits inscrits, gravés dans la pierre (les plus dénués de ton ou de timbre personnel) […], dans les EPITAPHES, que ce TOUR ORAL me paraît paradoxalement le plus justifié, le plus nécessaire : « PASSANT, ARRÊTE-TOI ET LIS. Tu vois ici… Ici repose…etc. JE SUIS MORT dans la Nième année de mon âge, etc. » Que cela soit à épeler, nul doute (de la voix même du passant, du lecteur).’ ‘Ainsi s’agit-il (même dans Le Parti pris « des choses ») non tellement d’une « Leçon de choses » que d’une LEÇON DE LECTURE.’ ‘Ne mérite d’être écrit que ce qui peut être épelé mot à mot, lettre à lettre, que ce qui peut servir à apprendre à lire (c-à-d apprendre à penser)(PAT, 328).’

La référence, courante chez Ponge, aux inscriptions gravées dans la pierre, figure ici l’importance accordée à la matérialité de la lettre, et à la fermeté de l’écrit. Le « TOUR ORAL » perçu par René de Solier se trouve rattaché paradoxalement à l’écrit lui-même, en tant qu’il ne porte pas la marque d’une subjectivité préconstituée. L’écrit type tel que l’envisage Ponge ici est celui où l’auteur est déjà mort 326 . Ponge le relie significativement à l’instauration d’un lien avec le destinataire : le « TOUR ORAL » - écrit en lettres capitales, comme gravées - résulte de la lecture, et de la communication écrite. C’est par son caractère éminemment écrit, faisant fi des évidences de la communication courante (orale), qu’une œuvre se met en position d’apprendre à lire à son lecteur. L’oralité, sans être rejetée a priori, ne doit pas faire oublier le caractère écrit du texte. En quelque sorte, elle vient en surimpression. On peut même dire, en songeant à la « Tentative orale », qu’elle n’intervient qu’en aval de la lecture, quand le texte est réutilisé pour « gagner le coup » dans une discussion (M, I, 655) : apprendre à lire, c’est aussi apprendre à parler (le texte fait entendre la voix du lecteur).

Dès 1926, contre une confiscation esthétisante de l’héritage mallarméen par Valéry, qualifié à l’occasion de « disciple soufflé de verre », Ponge affirme que « les écrits les plus écrits qui soient », dont l’œuvre de Mallarmé constitue sans conteste un modèle, ont, en tant que tels, une finalité pratique :

‘A ceux qui ne veulent plus d’arguments, qui ne se contentent plus des proverbes en fonte, des armes d’enfermement mutuel, Mallarmé offre une massue cloutée d’expressions-fixes, pour servir au coup-par-supériorité.’ ‘Il a créé un outil anti-logique. Pour vivre, pour lire et écrire. Contre le gouvernement, les philosophes, les poètes-penseurs. Avec la dureté de leur matière logique. […]’ ‘N’importe quel hasard élevé au caractère de la fixité. Proverbes du gratuit. Folie, capable de victoire dans une discussion pratique (« Notes d’un poème (sur Mallarmé) », PR, I, 182).’

L’écrit ferme, « anti-logique », apparemment détaché des contraintes de la pensée pratique telle qu’elle s’impose dans les appareils d’état et les systèmes de pensée 327 , apprend à lire - activité faisant le lien entre « vivre » et « écrire » - et donne lieu à une réutilisation dans l’échange oral. Là réside pour Ponge la leçon de Mallarmé : accentuer le caractère écrit d’une œuvre permet d’en assurer l’efficience 328 .

L’écrit qui se donne pour tel délimite en effet un monde du texte distinct du monde réel, et se prémunit d’une lecture qui chercherait à le désambiguïser, au nom d’une maîtrise du sens a priori, ou d’une connaissance préconstruite de la « notion » que le texte explore. L’enjeu est évidemment crucial pour Le Parti pris des choses : une lecture du sommaire fait apparaître un ensemble de « choses » qui évoquent des référents familiers : « L’Orange », « Le Cageot », « Les Mûres », on connaît cela. Pourtant, dès l’abord de la « petite brochure grise » 329 , la continuité entre univers du texte et univers perçu comme « réel » paraît problématique. Le titre d’abord, s’il ne pose pas de problème lexical, n’en est pas moins mystérieux, puisque, sans qu’y apparaissent de marques de subjectivité, il juxtapose un mouvement volontariste (« parti pris ») et un nom neutre, ne faisant pas débat a priori 330 , et ne nécessitant donc pas de « prendre parti ». La consultation de la table des matières rend en outre problématique l’horizon thématique désigné par ce titre, puisque, si l’on y rencontre des pièces qui semblent pleinement correspondre à ce que l’on entend par « choses » (« L’huître », « Le Pain », etc.), d’autres renvoient à des référents animaux (« Le Papillon », « La Crevette ») ou humains (« Le Gymnaste », « La jeune Mère »), ou même n’évoquent rien de connu (« R. C. Seine N° ») 331 . D’autres encore réfèrent à des réalités beaucoup plus vastes, que l’on est peut enclin à qualifier habituellement de choses, comme « Végétation » ou « Faune et Flore » 332 . Enfin, l’ancrage dans un univers référentiel très défini apparaît dans « Le Restaurant Lemeunier rue de la Chaussée-d’Antin », qui désigne un objet singulier qu’il semble important de pouvoir identifier 333 . Ainsi, au-delà des unités thématiques qui se font jour (cycle de poèmes à référents humains, par exemple), le parcours de lecture s’annonce d’emblée fait de changements de perspective, et les liens entre textes et « monde réel » apparaissent complexes et variés.

La discontinuité - ou du moins le rapport problématique - entre le référent auquel renvoie le titre et le texte que nomme ce même titre, est marquée notamment par la prolifération des considérations métalinguistiques qui parsèment le recueil. Ce trait bien connu de la poétique pongienne apparaît par exemple à l’attaque du « Cageot » :

‘A mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie (PPC, I, 18).’

La première partie de la phrase déplace d’emblée l’attente suscitée par le titre : l’image familière que suscite le mot « cageot », d’usage courant, n’est pas première dans le texte, qui traite d’abord du signifiant, et se signale donc avant tout comme construction discursive. L’objet commun ne se manifeste que dans un second temps. Il apparaît donc rapidement à la lecture que la « chose » qu’évoque le titre du recueil est saisie à travers la médiation de la langue, de sorte que les « choses » du recueil ne se superposent pas exactement aux choses telles qu’elles sont envisagées dans les échanges courants, où cette médiation n’est qu’accidentellement perçue. Dans ce texte particulier, la part des représentations verbales dans l’appréhension de ce qui est désigné par « cageot » se trouve ainsi mise en évidence. La fin de l’extrait que nous citons renforce cette défamiliarisation à l’égard des objets du quotidien, dont traite pourtant le texte : le déictique (« ces fruits ») crée une impression de proximité avec les objets désignés, proximité que la périphrase annule, puisqu’elle désigne ces objets courants d’une manière visiblement peu commune 334 .

Cette mise en relief du signifiant dans l’appréhension de la chose peut s’exhiber sous la forme d’une coïncidence finalement obtenue entre le texte et son objet, comme à la fin des « Mûres », où le mot se trouve justifié par le texte qui, du même coup, peut s’achever : « mûres, parfaitement elles sont mûres - comme aussi ce poème est fait » (ibid, 18). Si le personnage du « poète », qui accomplit sa « promenade professionnelle » (ibid.) semble avoir ici pour fonction de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » 335 , les retrouvailles finalement obtenues entre signifiant et signifié apparaissent bien comme le fruit d’un « faire » exhibé plus ou moins ironiquement, qui a contrario suggère la distance séparant le mot de la chose, que seule la facticité du texte, son artificialité, permettent un instant de combler : « Les Mûres » du titre sont « faites » par le texte, de sorte que l’évidence première du référent se trouve in fine remise en cause. C’est dans cette même perspective qu’on peut lire le cratylisme du « Gymnaste » 336  : selon Genette, il trouve sa source dans le constat mallarméen du « défaut des langues » et tente d’y répondre « par le jeu des motivations indirectes » 337 , mais cette réponse même suppose une prise de conscience d’un écart à combler. La virtuosité ostentatoire du texte est du reste mimétique des acrobaties du gymnaste, « parangon de la bêtise humaine », de sorte que le cratylisme du poème apparaît comme une prouesse un peu suspecte.

La distorsion entre la « chose » du texte et la chose telle qu’elle est connue à l’avance par le lecteur peut se manifester encore par l’exploitation des déterminations graphiques du signifiant : les deux « l » du papillon, « dont les ailes symétriques flambèrent » servent ainsi de matrice au poème, et se disséminent à travers tout le texte (« allumette », « d’ailleurs », « guenille », « chenille ») (PPC, I, 28). Sans rêverie cratylienne sous-jacente, la séquence « -^tre » présente dans le mot « huître » a eu une influence dans l’écriture du texte du même nom (« opiniâtre », « verdâtre », « blanchâtre », etc.) (ibid., 21).

Plus généralement, l’indétermination du contexte d’énonciation et du cadre pragmatique dans lequel s’insèrent les textes du Parti pris des choses rend difficile la sélection par le lecteur d’un sens univoque, d’autant que Ponge s’attache à exploiter au maximum la polysémie des termes. Pour reprendre l’exemple du « Papillon », deux sens du mot sont simultanément actualisés. L’acception, donnée par Littré, de « nom donné à la flamme de certains becs de gaz qui s’étale en forme de papillon », est ainsi tressée de façon serrée avec l’acception zoologique plus courante du terme : la « véritable explosion d’où les ailes symétriques flambèrent » trouve un écho dans le troisième paragraphe, où le papillon est décrit comme « allumette volante », dont la « flamme n’est pas contagieuse », et se conduit en « lampiste », « [vérifiant] la provision d’huile de » chaque fleur (ibid., 28). La « réalité » familière, connue d’avance, est une fois encore déstabilisée par l’importance accordée dans le texte au papillon considéré dans la langue française. Au cours de la lecture, on est donc amené à se demander si le titre ne mériterait pas d’être mis en mention, puisque l’on ne sait plus exactement de quoi l’on parle du papillon (l’animal, ou l’objet) ou de papillon (le mot) -et de même de l’huître ou de huître, de l’orange ou de orange, etc. Mais cette hésitation n’est jamais tranchée, puisque la mise en relief du signifiant apparaît comme un enrichissement, un renouvellement du signifié, sans qu’il s’y substitue. Ce sont donc finalement les représentations préconstruites des choses qui se trouvent mises en cause par cette oscillation entre mot et chose, qui nous empêche de choisir entre l’un et l’autre, la « réalité » étant constituée de ces deux éléments.

Ce travail sur le lexique, souvent souligné par la critique pongienne, n’est pas seul en cause dans la déstabilisation de la référenciation des textes. Ponge s’emploie à susciter une activité lectrice consciente, à ce que son lecteur n’oublie pas qu’il se trouve face à un texte écrit. A cet égard, la syntaxe très travaillée de la prose du Parti pris des choses joue un rôle important, dans la mesure où elle contribue à ralentir la lecture, à renforcer l’ambiguïté des textes, et par là même à lutter contre des automatismes de lecture et de parole. « Que le lecteur ici ne passe pas trop vite », prévient « Le Galet » (ibid., 55) : pour que la réalité que le texte cherche à construire, en partie contre les représentations préexistantes, puisse être actualisée dans la lecture, il convient de bloquer la projection dans le texte de ces représentations. Il s’agit donc que le texte ne soit pas traversé trop rapidement par un lecteur qui le traiterait avec le même regard désinvolte et utilitariste qu’il porte habituellement sur les choses. La disjonction de termes syntaxiquement liés est l’un des moyens qui permettent de ralentir la lecture, comme dans le début de ce texte :

‘Dans le brouillard qui entoure les arbres, les feuilles leur sont dérobées ; qui, déjà, décontenancées par une lente oxydation, et mortifiées par le retrait de la sève au profit des fleurs et fruits, depuis les grosses chaleurs d’août, tenaient moins à eux (ibid., 22).’

La désarticulation de la syntaxe courante est ici manifeste : le pronom relatif et son antécédent (« feuilles ») sont ainsi séparés par la fin de la principale, et surtout par un surprenant point-virgule. Dans la relative elle-même, le sujet est séparé du verbe par une multiplicité de constituants détachés, qui entraînent une suspension du sens. A l’intérieur même des groupes détachés, la lecture est contrainte de faire retour sur elle-même : « décontenancées » et « mortifiées » étant resémantisés par le syntagme qui les suit, le lecteur est amené à reconsidérer le sens strictement psychologique (par anthropomorphisme) qu’il avait d’abord conféré à ces adjectifs, pour l’associer à un sens plus matériel. La complexité de la phrase brouille ainsi la perception d’une continuité logique et syntaxique. La surdétermination des termes, actualisés simultanément en plusieurs acceptions, que l’on est amené à percevoir à la lecture grâce à ce travail sur la syntaxe, est donc paradoxalement facteur d’indétermination : alors que la conversation courante permet le plus souvent la sélection d’un sens pertinent eu égard à la situation d’énonciation, le texte pongien s’attache au contraire à rendre cette sélection impossible en conférant une pertinence à tous les sens possibles. Cette densification n’est pas le propre des textes « courts » du recueil, et se rencontre également dans des pièces de dimension relativement plus vaste. Multiplication de l’insertion de constituants, perturbation de l’ordre courant des mots sont par exemple particulièrement remarquables dans « La Crevette ». Le procédé y est d’autant plus significatif qu’il advient dans un passage où il est question de la difficulté à appréhender la crevette, qui évolue « au creux des roches, où les ondulations liquides sans cesse se contredisent, parmi lesquelles l’œil, dans une épaisseur de pur qui se distingue mal de l’encre, malgré toutes ses peines n’aperçoit jamais rien de sûr » (ibid., 47, nous soulignons). Le milieu dans lequel s’appréhende la crevette est celui même de l’écriture, il est pareil à l’encre, de sorte que l’animal tend à se confondre avec le matériau grâce auquel on cherche à le décrire. Mais cette confusion même est la condition de son appréhension véritable :

‘L’on se trouve ici exactement au point où il importe qu’à la faveur de cette difficulté et de ce doute ne prévaille pas dans l’esprit une lâche illusion, grâce à laquelle la crevette, par l’attention déçue presque aussitôt cédée à la mémoire, n’y serait pas conservée plus qu’un reflet, ou que l’ombre envolée et bonne nageuse des types d’une espèce représentée de façon plus tangible dans les bas-fonds par le homard, la langoustine, la langouste, et par l’écrevisse dans les ruisseaux profonds. Non, à n’en pas douter elle vit tout autant que ces chars malhabiles, et connaît, quoique dans une condition moins terre à terre, toutes les douleurs et les angoisses que la vie partout suppose… (ibid.).’

La complexité de la phrase conduit le lecteur à adopter très exactement la démarche dont le texte résulte : alors que l’animal crevette tend à se rendre imperceptible, et se cache dans une matière proche de l’encre, « La Crevette » multiplie aussi les ruptures, les dérobades, qui en rendent la saisie difficile. Mais cette confusion même entre l’animal et son milieu - qu’il soit marin ou textuel - fait partie de son être, et doit être prise en compte : ramener la crevette à des formes approchantes (homard, langoustine, langouste) revient à en méconnaître la spécificité. De même, éluder les difficultés du texte, éliminer les éléments perçus comme parasitaires pour le ramener à un sens préconstruit et plus assuré revient à le manquer. La « leçon de lecture » coïncide très exactement avec un apprentissage de perception, et passe notamment par une acceptation de la « confusion » propre à la chose à saisir, et conséquemment au mode de référenciation du texte : la complexification syntaxique de la langue, très travaillée, très écrite, du Parti pris des choses, participe ainsi d’une stratégie de brouillage de la référence. La lecture réflexive à laquelle invite Ponge conduit à penser la chose aussi comme construction textuelle, dont l’émergence coïncide avec le moment de la lecture : « l’on se trouve ici exactement », la formule située au début de cet extrait, désigne bien le lieu du texte comme celui de la formation de la chose dans la lecture 338 .

L’intensification des négations propres à la communication écrite telle qu’elle se fait jour dans Le Parti pris des choses apparaît donc comme un moyen de rendre sensible une hétérogénéité entre l’idée des « choses » telle qu’elle préexiste à la lecture, et les « choses » que présente le recueil : le vacillement des représentations résulte de la défamiliarisation des référents, de l’exhibition de la médiation de la langue, de la complexification de la syntaxe, de sorte que l’on ne peut envisager la référence dans le texte sur le mode du « reflet », de « l’ombre envolée » (« La Crevette », ibid., 47). Cette indétermination des « choses » est rendue d’autant plus perceptible que les « écrits les plus écrits qui soient » (PAT, 328) imposent une lenteur, amenant le lecteur à faire retour sur des passages antérieurs du texte et sur ses premières interprétations, retour que la conversation courante interdit. L’évidence apparente des objets du discours, qui prévaut dans les échanges courants mais fait défaut dans l’écriture, ne fait donc pas l’objet d’un comblement par Ponge, qui au contraire approfondit ce défaut pour multiplier les ambiguïtés et les possibilités de sens. Les « erreurs » d’interprétation, ou tout du moins les corrections successives qu’impose l’œuvre, bloquent la réduction des « choses » à des symboles stables et préconstruits, mettant ainsi le lecteur dans une position favorable à l’appréhension de la « qualité différentielle » dont Ponge cherche à le convaincre.

Notes
325.

Comme en témoigne notamment la « Tentative orale ».

326.

L’auteur mort permet que s’entende « la voix même du passant, du lecteur ». Sans qu’il faille réduire le propos de Ponge à la préfiguration d’une théorie à venir, le parallèle avec les mots célèbres de Barthes est néanmoins frappant : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur » (« La mort de l’Auteur » (1968), in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69).

327.

On peut noter le rapport ambivalent que Ponge entretient déjà avec la « poésie » : s’il loue Mallarmé d’avoir « une haute idée du pouvoir du poète », il fustige une certaine idée de la poésie, et les pratiques afférentes chez les « poètes-penseurs ». Le poète n’est digne d’admiration que dans la mesure où il envisage ses écrits en termes d’effets, de « pouvoir » en l’occurrence.

328.

Si, on l’a vu, la parole est bien appréhendée « en situation », la situation de parole qu’il entend instaurer dans l’écrit suppose une prise de parole spécifique (voir supra I.1.1. « Francis Ponge et la rhétorique cloutée »).

329.

Corr. I, l. 266 en date du 6/07/1942, p. 273 : Ponge écrit : « La chère petite brochure grise (choix et arrangement y sont de toi excellents) s’impose à moi chaque jour, après m’avoir surpris d’orgueil ». Comme Ponge le rappelle ici, Paulhan a arrêté le choix définitif des textes figurant dans le volume, et leur ordre. Le titre est en revanche bien le fait de Ponge.

330.

Si le mot choses n’est pas connoté axiologiquement en langue, le titre dans son ensemble est en revanche « polémique » si on le considère dans le champ poétique de l’époque. Comme le rappelle Bernard Beugnot : en « [proposant] un nouvel objet poétique, la chose », Ponge « récuse la poésie du sentiment et de l’intimité » (Poétique de Francis Ponge, op. cit., p. 48). Nous y reviendrons.

331.

Ce titre reproduit l’en-tête des formulaires des Messageries Hachette, où travaillait Ponge au moment de la rédaction de ce texte. On peut signaler encore l’hermétisme relatif de titres tels que « « Rhum des fougères » ou « Les arbres se défont à l’intérieur d’une sphère de brouillard ».

332.

Ces variations dans la titrologie, déjà évoquées plus haut, annoncent la tension interne au recueil entre abstraction et particularisation.

333.

« Les trois Boutiques » est également situé géographiquement avec beaucoup de précision : « Près de la place Maubert, à l’endroit où chaque matin de bonne heure j’attends l’autobus, trois boutiques voisinent » (PPC, I, 41). Ce texte devait en outre figurer dans la chronique que Paulhan crée en 1933 dans la NRF, chronique constituée « d’une note d’une demi-page, très simple, sur un spectacle, un événement, n’importe quoi » (Corr. I, l. 164, p. 168). Paulhan le refuse pour la chronique, mais l’intègre au Parti pris : le texte ne devient poème que de façon circonstancielle, et permet donc cette souplesse dans la référenciation (l’allusion à des boutiques parisiennes précises passant au second plan hors de la chronique).

334.

Outre la formulation périphrastique, la syntaxe travaillée, avec le rejet du verbe en fin de proposition, renforce l’exhibition du caractère écrit du texte.

335.

S. Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe », Poésies (1870-1898), Ed. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 60.

336.

Rappelons le début de ce poème, significatif de la démarche de Ponge dans cette pièce : « Comme son G l’indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas. [§] Moulé dans un maillot qui fait deux plis sur l’aine il porte aussi, comme son Y, la queue à gauche » (ibid., 33).

337.

G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, « Poétique », 1976, p. 378.

338.

« Ici », le terme se trouve déjà dans le passage du « Galet » cité plus haut : « que le lecteur ici ne passe pas trop vite » (ibid., 54, nous soulignons).