II.2.2.2. La poésie : dedans/dehors

Le Parti pris des choses peut se laisser décrire, non sans quelque nuance, comme un recueil de poèmes en prose, tandis que Douze petits écrits comporte une section intitulée « Trois poésies ». Mais cette inscription première dans le genre poésie s’accompagne d’emblée d’une réflexion critique, critique ambivalente qui porte pour partie sur la poésie elle-même. Au début des années 1940, elle se radicalise, allant jusqu’à rejeter toute appartenance des œuvres au genre, et cette radicalisation commence à être rendue publique en 1946 avec l’édition de la plaquette L’Œillet, La Guêpe, Le Mimosa 352 , et surtout en 1947, avec l’édition chez Mermod du Carnet du bois de pins, où Ponge rejette violemment, dans l’« Appendice », la lecture de son texte comme poème, lecture dont témoigne la lettre d’Audisio à lui adressée.

Il est en effet nécessaire, pour comprendre ce que Bernard Veck et Jean-Marie Gleize nomment la « stratégie de la Formulation en Acte » 353 , de distinguer entre plusieurs étapes de la pratique pongienne : celle où les « moments critiques » s’écrivent parallèlement aux poèmes, puis l’immixtion de plus en plus marquée de ces deux composantes, jusqu’à la remise en cause explicite du genre poésie, du fait notamment de la fusion entre « pratique et critique, technique et métatechnique, faire et dire » 354 . Mais un moment capital est constitué par la publication de tels textes, qui constitue un acte à part entière dans la mesure où ce geste redéfinit les contours de ce qu’il est permis de considérer comme œuvre, et qu’il inscrit la relation conflictuelle au genre dans l’espace public, l’instituant comme un enjeu de lecture et non plus comme une réflexion intéressant le seul geste créateur :

‘Le second grand moment est marqué par la décision, toute « honte » surmontée, de publier non le texte, l’écrit, mais le dossier du texte, le journal de son écriture. C’est le Carnet du bois de pins en 1947, confirmé en 1952 par le volume de La Rage de l’expression qui recueille, comme son titre le suggère, non des textes, mais des moments du processus de création (saignées créatives et critiques cette fois mêlées), vers des textes 355 .’

C’est effectivement la publication du Carnet du bois de pins qui constitue à proprement parler la transgression générique, en faisant du poème « [assassiné] par son objet » une œuvre présentée comme telle et non un état du texte à usage privé. L’acharnement de Ponge à publier les textes de La Rage de l’expression, et de Proêmes, malgré les très grandes difficultés qu’il rencontre auprès des éditeurs, confirme par ailleurs que la déstabilisation générique radicale qu’il opère au début des années quarante est pour lui un geste public, à envisager donc dans la relation qu’il entend instaurer avec son lectorat 356 .

Si ce moment des années quarante constitue bien une rupture majeure dans la poétique de Ponge, il convient d’en retracer les enjeux en la considérant dans une perspective temporelle assez large : les textes « clos » du Parti pris des choses ne le sont pas tous, et manifestent déjà un certain nombre de ruptures à l’égard des attendus de la poésie telle qu’elle est alors conçue généralement, ruptures qu’il nous faut tenter de cerner après-coup. D’autre part, si certains textes se refusent obstinément au poème, et expriment un rejet explicite du genre poésie, l’écriture de textes « clos » se poursuit 357 . La pratique anti-poétique et l’écriture de textes pouvant s’appréhender comme des poèmes se juxtaposent ainsi, sans qu’une posture annule l’autre, de sorte que la question du statut générique des œuvres, largement thématisée, est exhibée dans son caractère problématique, et constitue un élément incontournable d’appréhension des textes 358 . Ponge s’attache ainsi à maintenir une position d’intériorité/extériorité à l’égard de la poésie, quitte à se situer en un lieu impossible et à assumer une posture contradictoire, du moins en apparence 359 . C’est l’enjeu pragmatique que revêt ce positionnement complexe et paradoxal dans l’instauration d’une situation de communication qu’il nous faut à présent préciser.

Notes
352.

Rappelons que le premier paragraphe de « L’Œillet » pose explicitement la question du statut générique du texte, pour la congédier immédiatement (du moins en apparence) : « Est-ce là poésie ? Je n’en sais rien, et peu importe » (RE, I, 356).

353.

J.-M. Gleize, B. Veck, Francis Ponge. Actes ou textes, Lille, Presses Universitaires de l’Université de Lille, « Objet », 1984, p. 29.

354.

Ibid., p. 30.

355.

Ibid.

356.

Le corpus pongien présente à cet égard une difficulté méthodologique certaine, dans la perspective qui est la nôtre : le rapport critique au genre se formule en amont de toute réception consistante, et n’est donc pas une réaction à l’égard de discours critiques antérieurs. Mais le contexte de publication (1952 pour La Rage de l’expression, soit dix ans après Le Parti pris des choses) confère à certains textes un sens polémique, ou du moins correctif, à l’endroit des propos suscités par le recueil de 1942. En outre, si la publication constitue bien un acte majeur, nombre de textes de Ponge permettant d’appréhender la manière dont il construit la lecture de ses premiers textes ne sont rendus publics que tardivement, leur édition s’échelonnant sur plusieurs dizaines d’années, jusqu’à la publication posthume du Nouveau nouveau Recueil, et, plus récemment encore, des Pages d’atelier. Afin de clarifier les choses, nous adoptons donc dans la présente section le point de vue auctorial, pour éclaircir la façon dont Ponge conçoit la communication qu’il entend instaurer avec son lectorat, avant d’envisager (Chapitre III : « Premiers contacts »)les effets que produisent les stratégies adoptées sur la réception historique, à partir cette fois du corpus effectivement publié. On s’autorisera donc dans un premier temps le recours à des textes qui ne seront publiés que tardivement, délaissant en revanche des œuvres qui intègrent dans l’écriture un positionnement à l’égard des discours critiques antérieurs, œuvres qui nécessitent que soit étudiée parallèlement la réception historique et seront donc abordées ultérieurement.

357.

Pour ne donner que quelques exemples : la même année où il écrit le « Carnet du bois de pins » et « La Mounine », Ponge écrit « La Pompe lyrique ». En 1942 viennent « Le Platane », « La Pomme de terre », « Le Radiateur parabolique », et en 1946 encore il écrit « La Radio ».

358.

Et ce de façon durable. Le 8 août 1958 encore, Ponge écrit : « Je ne sais pas trop ce que c’est que la poésie, mais assez bien ce qu’est une figue » (CFP, II, 775). La version publiée dans le numéro 1 de Tel Quel (printemps 1960), reprise dans Pièces, garde la trace de ce positionnement générique problématique :cette phrase restera quasiment inchangée jusqu’à la fin du dossier de « La Figue » (« Pour ne savoir pas trop ce qu’est la poésie (nos rapports avec elle sont incertains) », i bid, 888).

359.

C’est par exemple le cas dans « Le Verre d’eau », où ces deux phrases se suivent à quelques pages d’intervalle, phrases qu’il est difficile d’articuler selon une position de principe unifiée : alors qu’est d’abord affirmé le désir de « montrer à chacun qu’il peut devenir poète », Ponge écrit ensuite, à propos du texte en train de s’écrire : « on va bien voir que je ne suis pas poète » (M, I, 589 et 591).