II.2.2.2.1. « Pour devenir ou pour rester poètes »

Si Le Carnet du bois de pins met en acte de façon spectaculaire la « sortie » hors de la poésie, le caractère ambivalent entretenu à l’égard du genre est cependant perceptible en amont, dans les écrits mêmes où Ponge revendique le statut de poète. C’est par exemple le cas dès 1929, année de rédaction de « Des raisons d’écrire » :

‘Qu’on s’en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d’hommes nous force à prendre part. […]’ ‘Je ne parle qu’à ceux qui se taisent (un travail de suscitation), quitte à les juger ensuite sur leurs paroles (PR, I, 195).’

Dans ces phrases se dit à la fois la revendication d’un statut éventuellement stable (on peut rester poètes), et collectif, le nous, relayé par les substantifs au pluriel « poètes » et « hommes », ne semblant pas devoir s’entendre comme une simple excroissance du je. Mais le propos même de ce premier paragraphe vise à justifier le genre revendiqué. C’est indiquer déjà qu’il n’y a pas d’évidence à choisir la poésie, ce choix se devant d’être fondé en « raisons ». Cette justification a certes valeur d’autojustification, pour celui qui se donne « des raisons d’écrire ». Mais l’attaque franche, qui vise à « persuader », amène à interpréter le propos dans un sens autre : le genre de l’écrit intéresse la lecture, il ne va pas de soi et il faut l’expliquer 360 . Appeler l’humanité entière à se faire poète, c’est du même coup nier toute spécificité a priori au dire poétique, qui d’ailleurs, dans la fin du texte, s’oppose au silence et à la parlerie quotidienne, non à d’autres genres littéraires. La poésie ne renvoie donc pas tant à un codage formel préexistant qu’à une pratique à venir, manifestant l’activité d’une humanité authentiquement parlante qu’il s’agit de faire advenir. Le « poète » ne s’adresse pas à un public de poésie déjà constitué, il crée des lecteurs écrivant 361 .

On le voit, dans les années mêmes où Ponge conçoit la poétique du parti pris, un rapport complexe et problématique se noue avec la poésie : le statut de poète y est assumé, mais il est en fait à redéfinir. Le choix de la poésie est en outre étroitement lié à la question de la lecture : la réflexion sur le genre est directement adressée et s’impose à l’ouverture du texte comme un objet de réflexion. L’activité de poète est pensée selon les effets qu’elle doit provoquer sur un public à constituer. Le « monde muet » vers lequel se tourne Ponge dans ces années-là est donc celui des choses auxquelles il faut donner la parole, mais aussi celui des lecteurs, à qui il faut permettre de la prendre. Un tel objectif suppose que soient repensés le statut et les attendus de la poésie.

Mais en amont même de la période d’élaboration de la poétique du parti pris, on peut faire remonter aux Douze petits écrits cette inscription ambiguë de Ponge dans le genre poésie. Les deux premiers textes du recueil mettent en scène une prise de parole qui n’est pas génériquement spécifiée. Les « Trois poésies » viennent juste après, mais, précisément, elles semblent désigner une place circonscrite au genre. Faut-il dès lors comprendre que la satire et l’apologue 362 ne relèvent pas de la poésie ? Ou bien s’agit-il de rappeler que la poésie s’étend au-delà des limites des « poésies » versifiées, Ponge renouant avec la tradition narrative et didactique du genre, qui tend alors à se restreindre à la seule poésie lyrique ? Malgré le découpage très net du recueil selon des pratiques génériques reconnues, Douze petits écrits interroge déjà les contours du genre, et le caractère très architecturé du livre n’empêche pas une certaine mobilité des catégories, due à des rapports d’inclusion/exclusion relativement indécis. En outre, une tension s’instaure entre le « beau langage » dont la poésie est habituellement censée être porteuse, et le geste de défiguration revendiquée dès le deuxième texte. Le choix de la quotidienneté des sujets abordés, la grossièreté de certains termes (on pense notamment au registre scatologique du « Compliment à l’industriel » 363 ) rompent avec une conception de la poésie comme langage élevé, tant du point de vue thématique que formel 364 . A l’élévation de la langue, qui risque sans cesse la grandiloquence, est préférée un écrit quotidien cherchant l’efficience, en instaurant une communauté qui n’est plus atteinte par la maladie frappant les « tas d’expressions ». « Sur un sujet d’ennui », le dernier texte du recueil, affirme cette destination de l’écrit :

‘De Grandes Choses ont eu lieu entre les gens ces temps derniers, quand la plupart se voyait uniforme.’ ‘Il s’est formé des tas de corps lourds à traîner, des tas d’expressions, de choses à dire.’ ‘Et il faut bien pourtant les déplacer, en faire des arrangements ; il faut soigner publiquement leurs traces.’ ‘Pauvre lecteur, parfois j’en suis maussade ! Leurs maladies honteuses, à la bonne heure, ne nous gênent plus beaucoup (DPE, I, 11).’

Contre l’uniformisation mortifère des « Grandes Choses » 365 , l’écrit joue un rôle thérapeutique, et le nous, qui lie le je et son lecteur autour du texte, se trouve immunisé contre les germes d’une langue imprégnée d’une propagande mortelle. C’est donc bien contre la langue dominante que l’écrit agit, mais en lien avec elle, en relation avec ses effets les plus concrets : il ne saurait se concevoir comme un simple haut langage se situant au-dessus de toute considération pratique et quotidienne.

Si les Douze petits écrits présentent bien un certain nombre de traits qui permettent de les rattacher au genre poésie, le livre amène cependant son lecteur à s’interroger sur les limites du genre, et sur la pertinence des traits thématiques et formels qui le définissent usuellement. Le recueil manifeste par là même un certain nombre de refus quant à une certaine conception de la poésie.

Parallèlement à l’élaboration d’écrits se donnant comme poétiques, Ponge commence très tôt à engager une réflexion critique, dont l’existence atteste à elle seule la nécessité ressentie de ne pas faireque de la poésie. Une lettre de Paulhan de début 1924, évoquant les « moments » pour désigner des textes de son correspondant, indique qu’à cette date Ponge a déjà une pratique générique diversifiée, qu’elle est consciente et formulée 366 . La même année, il écrit le premier texte titré « Proême » (« Proême à Bernard Groethuysen », NR, II, 309) : vingt-quatre ans avant que Ponge parvienne à publier le livre qui porte ce titre, et à en faire un genre proposé au public, il ressent donc la nécessité de produire des écrits rhétoriques et didactiques, parallèlement à l’écriture de poèmes. La définition du Littré, dont il part, est exclusivement rhétorique : « Terme didactique. Préface, entrée en matière, exorde ». Le terme est tombé en désuétude, les exemples donnés par Littré étant tirés de Christine de Pisan (XIVe-XVe s.) et Jacques Amyot (XVIe s.). Mais ce mot que Ponge sort de l’oubli est évidemment aussi à entendre dans sa proximité avec « poème » : il s’agit de réinvestir la dimension rhétorique du genre. Le signifiant annonce aussi la confusion des différents « moments » de l’écriture pongienne, puisqu’il comporte toutes les lettres composant « poème » : ce qui prépare le poème le contient déjà, et en cela le terme préfigure bien l’estompement des frontières entre avant-texte et texte, entre poème et discours didactique, qui ira s’accentuant dans la poétique de Ponge.

Les inventions génériques auxquelles se livre Ponge dès le début des années 1920 indiquent bien que la poésie ne va pas de soi, et que le genre dans lequel il s’inscrit n’est pas accepté dans son ensemble, doit faire l’objet d’une élaboration voire d’une redéfinition. A l’instar de l’occurrence de « Raisons d’écrire », que nous avons commentée plus haut, toute revendication du titre de « poète », ou tout emploi même mélioratif du terme, suppose une remise en cause de certains attendus du genre poésie. Dès la fin des années 1920, une oscillation entre la remise en cause radicale du genre et la nécessité de le redéfinir de l’intérieur se fait ainsi jour. « Rhétorique » et « A chat perché », écrits tous deux vers 1929-1930, montrent deux attitudes différentes à l’égard du titre de poète 367 . Le second texte, où il est question des « poses » auxquelles contraint toute prise de parole, se conclut ainsi :

‘… Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète (PR, I, 194).’

Le titre de poète est in fine assumé, mais il apparaît comme la moins mauvaise solution possible : le dire poétique ne se présente pas comme une parole libérée et désaliénée à l’égard des enfermements sociaux, mais comme un moyen d’action, qui implique lui-même d’accepter de rentrer dans des rôles et dans des codes préexistants, de prendre une « pose ». Le mot n’apparaît qu’au terme d’une longue phrase introductive, et se trouve en équivalence avec « révolutionnaire », ce qui est encore un moyen de redéfinir la fonction du « poète » : elle n’est acceptée qu’en tant qu’elle est dénonciation, et action. Comme dans « Des raisons d’écrire », l’action poétique n’est choisie qu’après une réflexion préalable d’ordre général, et ne suppose aucune prédisposition individuelle particulière. La situation qui amène à choisir la pose du poète est la condition même d’être parlant et social, qui concerne tout un chacun, ce que manifeste clairement le mode énonciatif choisi : « Comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort. Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien » (ibid., 193-194, nous soulignons).

« Rhétorique », le texte contemporain d’« A chat perché » dans l’écriture, et voisin dans la publication, traite de la même nécessité vitale d’échapper aux « poses », ou d’en inventer de moins aliénantes. Le texte se présente comme un dialogue imaginaire avec « ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que “les autres” ont trop de place en eux-mêmes », ceux pour qui il faut écrire :

‘On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment pas. Là encore j’étouffe.’ ‘C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public (ibid., 193).’

Ici, dire « soyez poètes » et « enseigner l’art de résister aux paroles » sont en position d’opposition. Le cadre de la poésie est inefficace pour faire naître une parole authentique chez l’interlocuteur. La parole poétique (ou parole pensée comme poétique, se formulant en contexte poétique) se confond avec « les paroles toutes faites », alors que l’option rhétorique est finalement choisie pour son utilité et son efficacité. « Rhétorique » affirme donc le choix d’écrits à visée didactique, choix supposant ici implicitement une sortie hors de la poésie, incapable de briser le manège des paroles.

« A chat perché » et « Rhétorique » permettent donc de saisir les rapports ambivalents que Ponge entretient avec le genre qu’il pratique par ailleurs : soit il situe son projet comme incompatible avec ce que suscite le mot « poète » chez le lectorat qu’il vise, - « ceux qui se suicident par dégoût » - soit il endosse finalement le rôle du poète, comme un moindre mal, et parce que parler impose de s’affubler d’un quelconque costume. Du moins s’agit-il d’ajuster ce costume à l’entreprise qu’il se fixe, en faisant coïncider pose du révolutionnaire et du poète. Dans le premier cas, le cadre poétique est implicitement rejeté comme pragmatiquement inadéquat, dans le second il est accepté à condition d’être redéfini. Mais si les positions adoptées à l’égard du titre de poète divergent dans ces deux textes, ils se rejoignent néanmoins dans l’interrogation qu’ils portent tous deux quant à sa pertinence. Qu’il s’agisse d’inventer des façons de « s’exprimer » hors de la poésie, ou d’assumer ce cadre pour le modifier de l’intérieur, la démarche consiste dans les deux cas à refuser l’évidence d’une poésie déjà constituée, à poser comme problématique le cadre générique. En refusant la naturalité du genre, les impensés dont il est porteur - construits par l’histoire littéraire, les lectures antérieures, le cadre sociétal qui sécrète une certaine idée de la poésie - sont par là même mis en question. Au plan de l’écriture, s’interroger sur la définition générique de l’écrit permet que « les autres » n’y prennent pas trop de place, et que « le propre » puisse s’y formuler. Du point de vue de la lecture, thématiser la question du statut générique du texte permet en outre d’amener le lecteur à opérer cette même démarche en s’explicitant les déterminations du genre qu’il a fait siennes. Il est en effet remarquable que Ponge lie systématiquement l’interrogation quant à l’opportunité d’inscrire sa démarche dans le cadre de la poésie, à une relation concrète au lecteur. « Rhétorique » est à ce sujet le plus explicite des deux textes, puisqu’il met en scène un dialogue avec un destinataire, et formule la destination publique de l’écrit. Mais « A chat perché » présente également la pose du poète comme une attitude que tout un chacun peut adopter. Le poète se caractérise par une pratique, l’écriture, et non par des prédispositions personnelles ne concernant qu’une minorité d’élus : poser la question du genre, c’est déjà pour Ponge commencer à « désaffubler » 368 la poésie, et inviter le lecteur à faire de même. Il s’agit donc, pour l’écrivain comme pour son lecteur, d’ailleurs considéré comme un écrivain en puissance, de traiter le texte comme une « chose », qu’on ne peut véritablement connaître qu’en l’extrayant de la routine, par un dialogue conflictuel avec les catégories qui permettent habituellement de l’appréhender.

Le Parti pris des choses, qui s’écrit parallèlement à ces proêmes, et qui résulte directement de la poétique qui s’y élabore, ne formule pas aussi explicitement la question de l’appartenance générique, même s’il la pose avec force. Dans le contexte d’écriture des années 1930, il convient de saisir la portée polémique des textes qui composent le recueil à l’égard de ce qui occupe le devant de la scène poétique de l’époque. La prose très concertée, très construite, des pièces du Parti pris, le ton didactique exhibé, l’attachement visible aux objets prosaïques, l’inscription revendiquée dans l’institution littéraire sont autant d’éléments qui prennent le contre-pied de l’esthétique surréaliste. En cela, Le Parti pris des choses, dès son titre, est « une réponse au nom des choses, des apparences, du réel, et du travail, aux “objets” surréalistes, au “surréel” et à l’écriture automatique » 369 . Le « parti pris », avec ce que l’expression suggère de détermination résolue et raisonnée, annonce effectivement une poétique se situant aux antipodes de l’automatisme surréaliste, de même que « les choses », et le traitement quotidien qui leur est réservé dans l’œuvre, s’opposent à la « merveille » telle que la poursuivent les poètes alors les plus connus. Si la notion de « réalité » est, nous l’avons vu, rendue problématique à la lecture du Parti pris des choses, si elle est déstabilisée par l’exploitation des négations propres à l’écrit, qui amènent le lecteur à inclure aussi dans le champ du réel la réalité textuelle, elle n’est jamais subsumée par une « surréalité » à venir et unifiée. Enfin, les visions oniriques, dont le surréalisme a fait le socle de sa poétique, sont mises en cause comme exaltation de la démesure subjective, nuisant à l’élaboration d’une parole partageable publiquement, et concrètement efficace, comme on l’a vu à propos de « Notes pour un coquillage ». Même si un certain nombre de textes du recueil peuvent s’appréhender comme « poèmes en prose », ils n’en mettent pas moins en cause ce qui est alors reconnu comme éminemment poétique. L’attachement aux réalités les plus prosaïques manifeste en outre un autre refus, cette fois à l’égard d’une poésie « pensive », dont Valéry serait la figure tutélaire, et l’abbé Brémond le théoricien 370 . La familiarité de certaines tournures 371 , la revendication d’une destination pratique de l’écriture, le ton didactique, concourent en effet à faire des textes du Parti pris des objets impurs.

Le caractère provoquant de la poésie de « parti pris » revendiquée par Ponge dès l’abord de son livre, et l’écart qu’elle manifeste d’emblée à l’égard de la production poétique contemporaine, dominée par le dépassement de la réalité quotidienne et l’ébranlement affectif du sujet, peuvent être appréhendés par comparaison avec des titres de recueils contemporains. Les œuvres publiées peu avant celle de Ponge témoignent en effet dès leur titre de ces orientations : Lointain intérieur (Michaux, 1938), Au Pays de la magie (Michaux, 1941), Le Crève-cœur (Aragon, 1941) indiquent clairement le primat accordé à l’intériorité et à un effort d’enchantement, tandis que les recueils d’Eluard revendiquent leur poéticité, qu’il s’agisse de L’Amour, la Poésie (1929) ou de Poésie et Vérité, publié la même année que Le Parti pris des choses, en 1942. Dans une toute autre perspective, les Charmes de Valéry, publiés en 1926, mais dont l’influence continue à être considérable, situent aussi le dire poétique du côté de l’enchantement et du sortilège 372 . Cette déstabilisation de l’horizon d’attente générique participe du vacillement de la référence que nous avons étudié précédemment. Si l’on considère, comme Wolf-Dieter Stempel, que le passage du « texte-chose », considéré comme simple artefact matériel, à l’« objet esthétique », est d’autant plus facile pour le lecteur que le texte est génériquement saturé et propose des procédures de lecture déjà connues, il apparaît nettement que Ponge s’emploie à rendre problématique ce passage pour ses lecteurs 373 . Le fait que la poéticité des textes n’aille pas de soi bloque en effet toute interprétation univoque des référents en tant que simples supports d’une symbolisation qui serait la fin ultime de l’œuvre. La déstabilisation opère également du point de vue du degré de sérieux à accorder aux « leçons » que l’œuvre délivre : pour que l’on puisse considérer « De l’eau », par exemple, comme une parole sérieuse sur l’eau, pour que l’on comprenne qu’il s’agit réellement de l’eau, il convient de ne pas appréhender le texte seulement comme un poème.

Dominique Combe a bien montré en effet que les poétiques modernes, depuis la fin du XIXe siècle, se sont toutes appliquées à redéfinir le poétique par exclusion du narratif et du didactique, dans un travail d’épure visant à circonscrire un domaine propre à la poésie, délimité a priori. Cette dynamique prévaut chez Valéry pour qui la poésie se doit d’écarter « tout ce qui, histoire, légende, anecdote, moralité, voire philosophie, existe par soi-même sans le concours nécessaire du chant » 374 . Il est en cela relayé par les tenants de la poésie pure, dont l’abbé Brémond : « Pour isoler une préparation de poésie à l’état pur, il faut dissocier et écarter les éléments qui sont aussi ceux de la prose : narration, drame, didactisme, éloquence, images, raisonnement, etc. L’essence de la poésie, la poésie pure, ce sera ce qui restera après cette opération » 375 . Etrangement, ces présupposés sont partagés par les surréalistes, dont les positions semblent par ailleurs en tout point antithétiques à celles des défenseurs d’une pureté de la poésie : le Manifeste du surréalisme rejette ainsi violemment la description. L’exaltation de la beauté « convulsive » comme seule forme de beauté possible, à la fin de L’Amour fou, correspond en outre à un rejet de la rationalité dans l’écriture, et a fortiori, de tout didactisme. Un certain nombre d’actes de langage, comme « raconter, décrire, enseigner », se trouvent donc exclus de la sphère du poétique à partir de la fin du XIXe siècle, de sorte que « poésie » et « poésie lyrique » deviennent de plus en plus synonymes dans la conscience commune. La définition de la beauté selon Breton coïncide ainsi exactement avec celle qu’il donne du lyrisme : « J’entends en ce moment, par lyrisme, ce qui constitue un dépassement en quelque sorte spasmodique de l’expression contrôlée » 376 .

Au moment où paraît Le Parti pris des choses, le territoire que recouvre le mot « poésie » est donc en train de se réduire à la seule poésie lyrique, délaissant le domaine que Ponge entreprend précisément d’investir : celui de la description et de la poésie didactique. Si l’on revient sur « De l’eau », le ton didactique du texte et de son titre entre en contradiction, selon cette redéfinition des genres, avec la forme du poème : un lecteur qui appréhenderait l’œuvre sans s’interroger sur son statut générique, armé de certitudes sur ce qu’est la poésie 377 , risquerait d’interpréter la « leçon » sur un mode ironique, ou parodique, sans s’attarder sur ce qui lui est effectivement dit à propos de l’eau. Réciproquement, la présence de la description et l’exhibition d’une visée didactique dans ce qui se laisse décrire comme poème en prose amène le lecteur à s’interroger sur cette redéfinition, ce que Dominique Combe nomme les « impensés » de notre perception moderne de la poésie 378 . Au plan de la lecture, la problématisation de l’appartenance générique engage donc directement le projet didactique de Ponge. Cette problématisation revêt une double signification : elle peut être considérée comme une contestation en acte, par l’affirmation d’une poésie descriptive et didactique 379 , de la restriction de la poésie à la seule poésie lyrique. Mais elle peut aussi apparaître comme une remise en cause du genre lui-même, si l’on définit comme incompatibles les actes de langage accomplis dans l’œuvre avec la définition préalable qu’on se fait de la poésie. In fine, l’appartenance générique du texte relève aussi d’une décision du lecteur, décision qui met en jeu ses présupposés esthétiques et idéologiques.

La question se pose d’autant plus au lecteur que Ponge s’emploie à multiplier les écarts visibles entre sa pratique d’écriture et les traits définitoires de la poésie qui sont en train de s’imposer. « La Cigarette » est ainsi structuré selon une progression rhétorique, dont les marques formelles scandent chaque début de paragraphe (« Rendons d’abord l’atmosphère », « Puis sa personne », « Sa passion enfin » PPC, I, 19), de même que « Le Galet » multiplie les notes de régie désignant la visée descriptive et didactique du texte, comme « je décrirai donc » ou « je noterai enfin » (ibid., 51 et 53) 380 . La tradition de l’exemplum est ailleurs revendiquée, à propos d’« Escargots » (« l’un des points principaux de leur leçon », « et voilà l’exemple qu’ils nous donnent », ibid., 27), tandis que l’étude de « La Crevette » permet de définir un « art de vivre » (ibid., 48), ou que « Les Arbres se défont… » souligne « l’exercice familier » auquel se livrent les arbres en automne. Le choix d’aborder les choses dans une perspective descriptive et définitionnelle est lui aussi fortement marqué : « Le galet n’est pas une chose facile à définir », lit-on en début de texte (ibid., 49), « LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur » (ibid., 31) est une étape majeure de « De l’eau ».

Pour que les écrits regroupés dans Le Parti pris des choses aient une portée didactique, et que soit perçue leur ambition heuristique, il s’avère donc nécessaire à Ponge que leur statut poétique apparaisse comme problématique. La mise en cause du genre est intimement liée à celle de la lecture à susciter. Elle ne se limite pas seulement à l’affirmation en acte d’une poétique allant à contre-courant des définitions dominantes, mais passe également par une critique plus ou moins explicite de cette conception de la poésie. La manière brutale, et souvent ironique, dont se terminent les textes « clos » tend à souligner le caractère arbitraire d’une telle clôture, et à désacraliser du même coup la poésie considérée comme alliance de brièveté et de perfection formelle. La closule du « Pain » est emblématique à cet égard :

‘Mais brisons-là : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation (ibid., 23).’

Face aux valeurs symboliques, notamment religieuses, qui recouvrent le pain, le poème exhibe un geste de rupture et se clôt sur la disparition de son objet ; sur un plan métapoétique, c’est à une lecture pratique, et non contemplative, que nous (qui avons « Le Pain » dans « notre bouche ») sommes invités. « La Bougie », qui « se noie dans son aliment » (ibid., 19), ou encore la cigarette se consumant au cours du texte, soulignent également le caractère contingent et relatif (à la chose traitée) de ce qui décide de la fin du texte 381 . La lecture métapoétique du « Cycle des saisons », à laquelle invite l’assimilation des feuilles à des « paroles », permet d’y lire une critique à peine voilée d’une poésie de l’effusion personnelle, l’impuissance du mode d’expression des arbres résidant justement dans le fait qu’« ils ne disent que “les arbres” » (ibid., 23). Et, lorsque Ponge confère à un texte des traits formels spécifiquement poétiques (assonances, alexandrins blancs), c’est pour décrire le « parangon de la bêtise humaine », dans « Le Gymnaste » 382 .

Mais l’écart le plus frappant, par rapport aux attendus du poème en prose, réside évidemment dans les textes dits « longs », que l’on rencontre aussi dans Le Parti pris des choses. Par leur dimension déjà, ils se situent à la limite de ce qu’on a l’habitude de faire entrer dans cette catégorie. La monstration de textes en train de se faire, contribue en outre à mettre leur statut de poème en cause. Les « Notes pour un coquillage » indiquent dès leur titre un certain inachèvement, même si le texte s’avère très construit. Le caractère notulaire de « Faune et flore » est en revanche patent. Certains fragments peuvent ainsi se lire comme des remarques à développer ultérieurement : « Leurs poses ou “tableaux vivants” : [§] muettes instances, supplications, calme fort, triomphes » (ibid., 45). D’autres reprennent ou annoncent des phrases présentes dans d’autres pièces du recueil : « L’on ne peut sortir de l’arbre par des moyens d’arbre » (ibid., 43) fait ainsi écho au « Cycle des saisons », alors que le dernier paragraphe, insistant sur la capacité de synthèse des plantes, annonce la conclusion de « Végétation » (ibid., 46 et 49) 383 . Mais si « Faune et flore » peut se lire en quelque sorte comme un brouillon de poèmes par ailleurs présents dans le recueil, il se donne malgré tout comme texte à part entière, valant pour lui-même, non comme avant-texte : il figure d’ailleurs au même titre que les autres dans la table des matières. Le coup de force du « Carnet du bois de pins » est donc déjà en germe dans Le Parti pris des choses,et ce que l’on appelle poème (comme « ce qu’on appelle fleurs, et qui sont sans doute des plaies » 384 ) s’y trouve relativisé, comme une construction plus ou moins arbitraire, dont la réalité dépend aussi de la consistance que le lecteur accorde à cette notion.

La position ambiguë de Ponge à l’égard du genre poésie, position d’intériorité/extériorité qui se manifeste dans ses « moments critiques », est donc nettement perceptible dans Le Parti pris des choses. Le caractère indécis de l’appartenance du recueil à la poésie répond à la nécessité pragmatique d’imposer des actes de langage comme « décrire, enseigner » ou même « raconter », essentiels à l’entreprise pongienne, alors même qu’ils sont de plus en plus proscrits de la poésie. Cette instabilité générique instaure en outre une posture de lecture favorable à l’appréhension de la méthode du parti pris : au cours de la lecture, les catégories, les représentations préconstruites de cette chose qu’est l’œuvre apparaissent peu adéquates à en rendre compte, de sorte qu’il convient de s’interroger sur les « paroles » qui ont sécrété ces catégories, pour pouvoir mieux cerner la différence de l’œuvre singulière qu’il s’agit de lire. La mise en cause des définitions essentialistes et aprioriques de la poésie, à l’œuvre dans Le Parti pris des choses, vise donc déjà à instaurer une relation du lecteur au texte homologue à celle qui existe entre la chose et le texte, selon une configuration qui s’affirmera par la suite.

Malgré l’« évidence monumentale […] trompeuse » 385 du recueil de 1942, conférée notamment par l’illusion rétrospective, Le Parti pris des choses opère un véritable travail de sape à l’égard des présupposés et des impensés du genre poésie, et son inscription générique est problématique. La correspondance avec Paulhan confirme que Ponge est décidé à pousser très loin cette déstabilisation générique pour brouiller le contexte pragmatique de réception du recueil. Il envisage ainsi un positionnement éditorial surprenant, mais susceptible de renforcer les stratégies textuelles que nous venons d’évoquer. Alors qu’en janvier 1939, Paulhan évoque les difficultés économiques de la collection « Métamorphoses », où doit paraître le Parti pris, qualifiant le contexte de « décourageant », Ponge lui répond quelques jours après :

‘Décourageant : oui et non. Excitant aussi bien. N’y a-t-il vraiment pas moyen de persuader Gallimard qu’il ne s’agit pas là de poésie, et que cela peut paraître dans la collection Blanche ? Ou d’en imprimer d’assez larges extraits dans la NRF (si elle doit continuer à paraître), ou dans Mesures puis d’en tirer deux ou trois cents « à part ». Ou d’intéresser Shiffrin à faire des plus simples un ouvrage pour les enfants (avec des dessins genre Larousse). Ou d’en faire une belle édition avec des photographies d’objets par Man Ray ou quelqu’autre. Tu me diras que c’est à moi de m’occuper de tout cela. Mais qu’en penses-tu ? J’aimerais vraiment en avoir un volume, un « plus petit volume » (Corr. I, l. 228, p. 229-230).’

Certes, ces solutions éditoriales sont pour partie dictées par le dépit voire le désespoir (les extraits en revue notamment, véritable renoncement au livre, apparaissent visiblement comme une possibilité faute de mieux), et visent à persuader le tout-puissant Paulhan que les difficultés de la collection ne sont pas un obstacle infranchissable à la publication. Mais la situation, « excitant[e] », permet d’envisager différents supports où pourrait fonctionner le livre : en 1939, pour Ponge, un contexte éditorial poétique n’est pas nécessaire à la lecture du Parti pris. L’hypothèse d’un ouvrage éducatif indique ainsi que les « leçons de choses » peuvent être perçues comme des énoncés sérieux, un « ouvrage pour les enfants » autorisant malgré tout une liberté à l’égard des impératifs de représentation réaliste, effectivement mis à distance dans Le Parti pris. Cette lettre permet en outre de saisir la portée stratégique de la déstabilisation générique. « Persuader Gallimard qu’il ne s’agit pas là de poésie » marque bien une fois encore la position d’intériorité/extériorité du recueil à l’égard du genre : est-il question de montrer à l’éditeur que le recueil ne relève effectivement pas du genre, ou de ruser en masquant son caractère malgré tout poétique ? L’ambiguïté de la position générique du livre est en tout cas un atout pour le faire servir dans différents contextes : pris dans sa globalité, il présente les mêmes qualités que le « proverbe », conçu pour « [servir] plusieurs fois et, à la limite, pour tous les publics, en toutes circonstances » (« Tentative orale », M, I, 655).

Dans les années 1920 et 1930, Ponge opère un choix résolu : celui de l’écrit, de l’écrit littéraire en particulier, qui permet de desserrer l’étau des contraintes pragmatiques courantes, et offre un espace d’indétermination propre à expérimenter une prise de parole moins entravée. L’écrit est ainsi susceptible d’amener le lecteur à considérer le savoir sur les « choses » dont il se croit détenteur comme relatif et incomplet, pour les reconsidérer dans l’écrit. Mais une telle attitude de lecture suppose que le récepteur soit mis en position de contester ses propres préjugés, les catégories de perception qu’il a fait siennes, et disposé à faire de sa lecture une expérience de connaissance. En cela, le genre poésie apparaît comme un possible obstacle au fonctionnement pragmatique que Ponge entend instaurer dans ses textes : pour lui, refuser l’évidence de la poésie, amener son lecteur à interroger les présupposés du genre, et à percevoir l’inscription problématique de ses « poèmes » dans cette catégorie, est donc une nécessité pour que puisse se réaliser son projet rhétorique et heuristique. Les textes de Douze petits écrits déjà, et plus encore ceux du Parti pris des choses, instaurent ainsi un écart perceptible à la lecture par rapport au genre auquel on est pourtant conduit à les rattacher en première approche, et ils s’attachent activement à jeter le soupçon sur la poésie.

A cet égard, l’attitude de Ponge est exactement inverse de celle des surréalistes : il revendique son insertion dans l’institution littéraire mais attaque les présupposés de la poésie, tandis que le groupe de Breton rejette l’institutionnalisation de la création 386 mais défend la poésie, envisagée d’ailleurs comme un mode d’être au monde qui dépasse les limites de la création verbale. Pour Ponge à l’inverse, l’écrit littéraire offre la chance d’une exploration de la langue, médiation incontournable de notre relation au réel, et même outil de production de ce réel, tandis que la poésie, surtout telle que l’entendent les surréalistes, en un sens large qui n’accorde pas de primat particulier au travail sur les mots, risque d’occulter ce rôle capital du langage, et d’empêcher l’écrit d’être véritablement agissant.

Si les premiers livres entretiennent des relations ambiguës avec « la poésie », la relation au genre se fait de plus en plus explicitement conflictuelle à la fin des années 1930, jusqu’à faire l’objet d’un rejet violent et explicite.

Notes
360.

Ce texte ferait en cela écho aux phrases de Lautréamont « La poésie doit être faite par tous. Non par un », à laquelle Ponge se référera souvent par la suite (Poésies, in Lautréamont et Germain Nouveau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 285).

361.

Dans ce texte en effet, la parole authentique, celle qu’il s’agit de susciter contre le silence, se confond avec l’écrit : « Une seule issue : parler contre les paroles. […] Il n’y a point d’autre raison d’écrire » (ibid., 197).

362.

Les deux dernières sections du recueil sont en effet : « Quatre satires » et « Trois apologues ».

363.

« Lorsque, revenant de vos usines, déposées au creux des campagnes comme autant de merdes puantes, / vous soulevez une tapisserie et pénétrez dans vos salons, / plusieurs femmes viennent à vous, vêtues de soie, comme des mouches vertes » (DPE, I, 8).

364.

Une telle conception pourrait sembler déjà anachronique dans la première moitié du vingtième siècle. Les réactions, dont il sera question plus loin, que suscitent le prosaïsme de « La Pomme de terre » (paru dans Confluences en 1943), ou la trivialité de « La loi et les prophètes » (dans Proêmes, publié en 1948), prouvent néanmoins que cette conception est encore prégnante dans l’appréhension de textes perçus comme poétiques.

365.

Michel Collot rappelle à juste titre que le texte renvoie implicitement à la Grande Guerre, et que les « Grandes Choses » désignent la grande cause exaltée par l’emphase des discours politiques, qui provoquèrent des « tas de corps lourds à traîner » (notule à « Sur un sujet d’ennui », in F. Ponge, Œuvres complètes, I, 888-889).

366.

Corr. I, l. 17, p. 25 : le terme, emprunté à Schubert, permet à Ponge de distinguer « moments critiques », « moments lyriques », « moments méthodologiques », etc.

367.

Notons d’ores et déjà que les deux textes se suivent dans Proêmes : Ponge choisit donc de rendre visibles ses rapports changeants et ambivalents à l’égard du nom de poète, et du genre poésie.

368.

Selon le mot de Ponge, qu’il emploie notamment en 1952 lors de son entretien radiophonique avec Breton et Reverdy : « Il est évidemment indispensable de désaffubler périodiquement la poésie » (M, I, 688-689).

369.

J.-M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 89.

370.

H. Brémond, La Poésie pure, Paris, Grasset,1926, 323 p.

371.

Citons pour exemple ces lignes de « La Fin de l’automne » : « Voilà ce qui s’appelle un beau nettoyage, et qui ne respecte pas les conventions ! Habillé comme nu, trempé jusqu’aux os » (PPC, I, 6). Le refus des conventions est exprimé en même temps qu’il est effectué, par l’incorporation dans le poème d’une langue non poétique a priori.

372.

A partir de 1917 (La Jeune Parque), Valéry incarne le poète par excellence, ce dont témoignent de manière emblématique ses obsèques nationales, en 1945. On sait que c’est aussi contre cette poésie-là que se situe Ponge, comme en témoigne le « Memorandum » qui ouvre les Proêmes (« Il faut enfin tout dire simplement, en se fixant pour but non les charmes, mais la conviction » PR, I, 167). Bernard Veck a montré cependant que le rapport à Valéry ne pouvait se réduire de façon univoque à ce geste de rejet (Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire, Bruxelles, Margada, « Philosophie et langage », 1993, chapitre I).

373.

W.-D. Stempel, « Aspects génériques de la réception », Poétique, n° 39, septembre 1979, p. 355.

374.

F. Lefèvre, Entretiens avec Paul Valéry, cité par D. Combe, in Poésie et récit. Une rhétorique des genres, op. cit., p. 24.

375.

H. Brémond, op. cit., p. 61-62, cité par D. Combe, op. cit., p. 24.

376.

A. Breton, Entretiens, cité par D. Combe, Poésie et récit, op. cit., p. 169.

377.

Contrairement au Ponge de « La Figue » (« Pour ne savoir pas trop ce qu’est la poésie »).

378.

D. Combe, Poésie et récit, op. cit., p. 10.

379.

Voire narrative, si l’on songe à la progression temporelle de « R.C. Seine N° » (une journée de travail dans un bureau), du « Restaurant Lemeunier rue de la Chaussée-d’Antin » (de l’heure du repas à la fermeture de l’établissement), ou au grand récit mythologique du « Galet ».

380.

En fait, la plupart des paragraphes du « Galet » commencent par une articulation rhétorique. Voici quelques exemples, tirés des seules p. 50 et 51 : « Ainsi, sur une planète déjà terne et froide… », « L’on conçoit qu’un tel sacrifice… », « Ainsi, après une période de torsions… », « Telle est aujourd’hui l’apparence du globe ».

381.

Cette manière parfois désinvolte de prendre congé, qui, on l’a vu, correspond à un désir d’établir une juste distance à l’égard des paroles (voir supra I.1.1.3 « La présence et la distance »), participe donc aussi du projet didactique de Ponge.

382.

« Tous les cœurs il dévaste mais se doit d’être chaste et son juron est BASTE ! [§] Plus rose que nature et moins adroit qu’un singe il bondit aux agrès saisi d’un zèle pur. Puis du chef de son corps pris dans la corde à nœuds il interroge l’air comme un ver de sa motte » (PPC, I, 33).

383.

Ces phrases font « écho » et « annoncent » dans l’économie du recueil, pour un lecteur qui le parcourt linéairement. Les dates de composition des textes ne sont pas ici en cause.

384.

« Faune et flore », ibid., 43.

385.

J.-M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 97.

386.

La question du rejet ou non de la littérature nourrit une vive polémique à la fin des années 1920, ce dont témoigne la correspondance entre Ponge et Paulhan. En 1927, Aragon, Breton, Eluard et Péret publient Au grand jour, ensemble de lettres adressées aux surréalistes non communistes, ouvrage dans lequel on peut lire : « la besogne littéraire est une sale besogne que nous n’avons jamais assumée nulle part ». Dans le compte-rendu qu’il fait du livre pour la NRF, Paulhan cite cette phrase et la critique vivement : « il existe plus d’un homme qui a mieux réalisé, et vécu, de tels sentiments que les surréalistes. Mais il s’interdisait en même temps de parler. Chacun connaît ici les siens. Il reste que personne n’a peut-être exprimé ce mépris et cette haine plus obstinément que les surréalistes » (NRF, n° 169, octobre 1927, p. 556-557, reproduit par C. Boaretto in Corr. I, p. 79). Ces phrases valent une série de lettres d’insulte des surréalistes à Paulhan, qui ira même jusqu’à provoquer Breton en duel.

« Chacun connaît ici les siens » : pour ou contre la littérature, il faut alors choisir, et l’on voit bien ce que doit à Paulhan la position résolue de Ponge dans ce domaine, position dont il ne s’écartera jamais vraiment, même durant son court passage (1929-1930) dans le groupe surréaliste.