II.2.2.2.2. « Je ne me veux pas poète »

Les dernières pages de « My creative method », rédigées en février 1948, expriment radicalement le rejet du titre de poète, rejet qui depuis quelques années s’est imposé comme un leitmotiv de la poétique de Ponge :

‘PROÊME. - Le jour où l’on voudra bien admettre comme sincère et vraie la déclaration que je fais à tout bout de champ que je ne me veux pas poète, que j’utilise le magma poétique mais pour m’en débarrasser, que je tends plutôt à la conviction qu’aux charmes, qu’il s’agit pour moi d’aboutir à des formules claires, et impersonnelles,’ ‘on me fera plaisir,’ ‘on s’épargnera bien des discussions oiseuses à mon sujet, etc. (M, I, 536).’

Cette fois, la destination didactique de l’écrit, le refus de l’épanchement personnel sont désignés comme strictement incompatibles avec le statut de poète, et le genre poésie. En contexte, ce refus coïncide avec la revendication de plus en plus forte de l’ambition heuristique, et du désir de connaissance dans l’écriture. La mention d’un on enclin à dénier la qualité anti-poétique de l’œuvre de Ponge, et des « discussions oiseuses » qui s’ensuivent, souligne qu’en 1948 l’œuvre a déjà suscité des discours par rapport auxquels il convient pour Ponge de se situer. Cela confirme également que la question générique des textes est toujours envisagée en termes d’effets de lecture.

Pour radicale que soit l’affirmation de Ponge, elle n’en prolonge pas moins, en l’accentuant certes notoirement, la position ambiguë d’intériorité/extériorité qui prévalait dans les premiers recueils : tout en rejetant comme nulle et non avenue la perception de ses textes comme poétiques, Ponge continue à situer sa démarche par rapport à la poésie (« j’utilise le magma poétique »). Cette contradiction, et la difficulté à opérer une sortie définitive du genre était déjà patente quelques pages plus haut : alors que Ponge tente de se dégager du cadre qu’offre la poésie en affirmant son désir de mettre au jour des vérités inédites dans l’écriture, il est amené à définir la spécificité des connaissances ainsi acquises, en utilisant précisément la catégorie qu’il rejette. Le « PLAN » écrit le 31 janvier manifeste avec éclat cette ambiguïté :

‘PLAN - Poèmes, non à expliquer (Socrate).’ ‘Supériorité des poètes sur les philosophes :’ ‘a) (je ne sais trop si j’ai raison d’employer le mot poète),’ ‘b) (supériorité tant qu’ils ne se croient pas supérieurs en autre chose que leur poésie).’ ‘De l’évidence poétique. Evidemment, cela est sujet à caution. Voilà le risque. Connaissance poétique (poésie et vérité).’ ‘Du particulier au commun.’ ‘(Inclusion de l’humour : grands jeux de mots).’ ‘Deux choses portent la vérité :’ ‘l’action (la science, la méthode), la poésie (merde pour ce mot) (ibid., 534)’

Là encore, une partie des enjeux de ce texte - notamment l’affirmation de la supériorité des poètes sur les philosophes - s’éclaire à la lumière du dialogue polémique que Ponge engage avec la réception (essentiellement philosophique) du Parti pris. Toute la difficulté pour lui semble résider dans la nécessité de délimiter un domaine spécifique à son entreprise, qui ne peut se réduire à des postulats philosophiques (à cet égard, la catégorie « poésie » permet cette différenciation), tout en continuant à affirmer le caractère anti-poétique de son œuvre. Il est par ailleurs notoire que le plan même prévoie l’emploi du mot « poète » et sa mise en question. Tout se passe donc comme si le rejet de la poésie supposait malgré tout qu’elle soit maintenue comme catégorie par rapport à laquelle il convient de se situer, quitte à tomber dans une (relative) impuissance rageuse (dont témoigne le juron final), qui donne après tout un équivalent valable de la « rage de l’expression » ailleurs à l’œuvre dans l’écriture.

« My creative Method » a bien (aussi) pour objet de répondre à la première réception, et de corriger certaines expressions, mais la plupart des formulations marquantes apparaissent en amont de toute réception consistante de Ponge : c’est durant l’été 1940, à l’occasion de l’écriture du Carnet du bois de pins, que l’articulation problématique entre poésie et connaissance est formulée. C’est aussi à l’occasion de ce livre (dans la correspondance de l’« Appendice », en date du 16 mars 1941) qu’apparaissent les phrases « Je ne me veux pas poète » et « J’ai besoin du magma poétique, mais c’est pour m’en débarrasser » (RE, I, 410 et 411). Première manifestation d’un rejet violent et radical de la poésie, le Carnet constitue donc un pivot essentiel pour comprendre l’évolution de l’attitude de Ponge à l’égard de la catégorie générique. Réciproquement, la reprise quasiment à l’identique de certaines formules dans « My creative method » montre bien que Ponge fait durablement de la catégorisation générique un enjeu polémique.

Avant même la vive réaction que suscite la lettre qu’Audisio envoie « à l’auteur », Ponge, le 21 août 1940, définit comme non poétique son travail à propos du bois de pins. Alors que s’amorce la métaphorisation de la forêt de bois de pins en salle de bains « d’une sauvage mais noble créature », on peut lire :

‘Voilà un tableau dont je ne suis pas mécontent, parce qu’il rend bien compte d’un plaisir que chaque homme éprouve lorsqu’il pénètre en août dans un bois de pins. Un poète mineur, voire un poète épique s’en contenterait peut-être. Mais nous sommes autre chose qu’un poète et nous avons autre chose à dire.’ ‘Si nous sommes entrés dans la familiarité de ces cabinets particuliers de la nature, s’ils en ont acquis la chance de naître à la parole, ce n’est pas seulement pour que nous rendions anthropomorphiquement compte de ce plaisir sensuel, c’est pour qu’il en résulte une co-naissance plus sérieuse. Allons donc plus au fond (ibid., 387).’

« Nous sommes autre chose qu’un poète et nous avons autre chose à dire » : l’idée d’être poète apparaît explicitement comme une contrainte s’exerçant sur le « dire ». Ponge reprend ici l’idée, implicitement formulée dans « A chat perché », que dans l’écrit peuvent aussi se reconstruire les « poses » qui régissent l’échange oral. La « pose » du poète, finalement acceptée dans le « proême » de 1929-1930, est cette fois refusée : il s’agit d’« être autre chose qu’un poète ». Si le « poète » obtient certes des résultats qui ne sont pas rejetés en tant que tels, et permettent d’ailleurs d’accéder à une connaissance générale (le tableau « rend bien compte d’un plaisir que chaque homme éprouve »), il est limité par le cadre générique qu’il se donne. L’insuffisance de la poésie 387 s’affirme au moment où se formule le désir d’une connaissance d’un nouvel ordre, qui ne procède pas que par projections anthropomorphiques.

La « co-naissance » ici évoquée, empruntée à Claudel, si elle implique une co-constitution du je écrivant et de la chose qu’il explore, déplace néanmoins l’accent du côté de l’objet. La fin du texte confirme cet infléchissement. La « FORMATION D’UN ABCES POETIQUE » (ibid., 387), qui suit immédiatement le passage précédemment cité, est condamnée par la suite dans la section titrée « TOUT CELA N’EST PAS SERIEUX », et le poème apparaît comme une forme inadéquate, que Ponge rejette en vue d’écrire « [son] rapport objectif (sic) sur le bois de pins » (ibid., 398). Dans la même page, le dégagement d’une « qualité différentielle » de la chose est posé comme l’objectif assigné à l’écriture. Si la connaissance objective apparaît bien comme un idéal utopique, - ce qu’indique le « sic » - elle tend néanmoins à se substituer au désir de décrire le « plaisir du bois de pins » qui prévalait d’abord, et c’est elle qui commande l’abandon des formes poétiques, considérées comme « égarement » :

‘Pourquoi ce dérèglement, ce déraillement, cet égarement ? Je me suis, une fois de plus - après être parvenu au petit poème en prose des pages 387-391 - souvenu du mot de Paulhan : « Désormais le poème en prose n’est plus pour toi » et j’ai voulu de ce poème en prose faire un poème en vers. Alors que j’aurais dû défaire ce poème en prose pour intégrer les éléments intéressants qu’il contenait dans mon rapport objectif (sic) sur le bois de pins (ibid.).’

Si le ton didactique, la « leçon », déstabilisait l’appartenance générique des poèmes du Parti pris, cette fois l’approfondissement des connaissances impose l’exclusion de la forme poème, de façon radicale : il ne s’agit pas d’assouplir les contraintes formelles de la poésie versifiée par le poème en prose, mais d’accepter de « défaire » le poème en prose lui-même. Finalement, le dernier fragment du « Carnet » qu’il nous est donné de lire (avant l’« Appendice ») est composé des définitions du Littré qui confirment ou infirment après-coup la justesse des formulations trouvées dans les différents états du texte : on n’aboutit effectivement pas à un poème, mais à une recherche de validation extérieure (« objective ») de la recherche verbale.

Ce parcours conduisant Ponge à remettre en cause toute forme poétique semble a priori un trajet créatif, une nécessité qu’il ressent en tant qu’écrivain : il s’opère alors que Ponge écrit solitairement, et avant même qu’une nécessité extérieure (discours critiques) ne le pousse à se repositionner, de façon réactive. Pourtant, une telle interprétation ne saurait suffire à rendre compte du geste ici effectué. En effet, au moment où il affirme avec fermeté la nécessité de sortir de la poésie, Ponge se réfère à son lecteur privilégié, Paulhan. A posteriori, ce dernier apparaît à l’origine du « déraillement » poétique qui précède : l’égarement serait dû à l’intériorisation d’un conseil du « Grand Lecteur » 388 , encourageant effectivement Ponge à revenir aux formes versifiées, conseil pourtant vieux de près de quinze ans 389 . Si la connaissance du bois de pins est dans un premier temps manquée, c’est donc parce que Ponge a fait trop de place « aux autres » en lui (l’autre qu’est Paulhan, en l’occurrence), et qu’il a voulu modeler son écrit en fonction des attentes d’un lecteur (qui est aussi son éditeur) désireux de lire de la poésie. Défaire le poème, c’est donc s’émanciper de ce conseil 390 , refuser une forme a priori qu’imposeraient les attendus génériques du lecteur : dans ce moment de réélaboration de la « méthode créative », l’instance lectoriale joue donc un rôle crucial. En imposant l’intrication du poétique et du métapoétique, en renonçant à la poésie elle-même, Ponge met à distance une autorité, nommément celle de Paulhan, extérieure au texte 391 . Mais refuser de répondre aux attentes d’un lectorat, attentes déterminées par des stéréotypes génériques, suppose de construire son propre lectorat, sur d’autres bases. Le « Carnet du bois de pins » vaut alors comme démonstration de la nécessaire déconstruction du poétique : en montrant comment une idée préconçue de la poésie empêche l’écrivain d’approcher d’une connaissance dans l’écriture, il prévient par là même qu’appréhender le texte selon les critères de la poésie serait inadéquat, ce texte présentant, en acte, le renoncement au poème. Ce refus du poème n’est d’ailleurs pleinement effectif qu’au moment de la lecture : seule la monstration à un lecteur du « Carnet » en l’état, état d’inachèvement,lui confère le statut d’œuvre à part entière.

Le « Carnet du bois de pins » est d’ailleurs d’emblée envisagé en relation avec une lecture à venir, puisque Ponge note dans les « Pages bis », le 6 août, au moment où il commence sa recherche sur le bois de pins :

‘Privé de lecture depuis plusieurs semaines et mois, je commence à avoir envie de lire. ’ ‘Eh bien ! C’est ce que j’aurais envie de lire qu’il me faut écrire » (ibid., 405). ’

Destiné à remplacer les livres absents, le « Carnet »constitue plus qu’un travail préparatoire ou un journal intime, même si Ponge se désigne comme son propre lecteur. L’histoire éditoriale du texte confirme la dimension éminemment adressée du geste de rupture qu’opère l’œuvre. Quelques mois seulement après avoir « abandonné » (ibid., 407) le manuscrit, Ponge le confie en effet à Michel Pontremoli, considérant donc qu’il constitue, tel quel, un objet de lecture à part entière : si Ponge a jamais conçu son carnet comme un brouillon inabouti, il a en tout cas très vite l’idée de le communiquer, en l’arrachant précisément à ce statut. La tentative qu’il fait auprès de Paulhan, dès octobre 1941, pour publier le texte en lieu et place du Parti pris, dont il croit le manuscrit perdu, est à cet égard plus significative encore 392  : la lecture recherchée est publique, et il ne peut plus s’agir de montrer un travail en cours à des amis écrivains. Le rôle crucial que joue pour Ponge ce texte dans l’établissement d’une relation rénovée avec son lectorat apparaît de façon plus frappante encore dans la proposition faite à Henri-Louis Mermod, fin 1946 : alors que l’éditeur lui demande d’étoffer la brochure qu’il s’apprête à publier, éventuellement par une préface, Ponge décide d’y inclure l’« Appendice » 393 . Dès lors, le livre comporte aussi un exemple de lecture, où le statut générique du texte apparaît comme un enjeu majeur 394 . Le fait que la catégorie poésie soit une entrave à la lecture comme à l’écriture se manifeste donc à l’intérieur même du livre.

Les deux lettres de Ponge qui figurent dans l’appendice, réagissant à la lecture d’Audisio, sont en effet l’occasion de réitérer les déclarations anti-poétiques que contenait le « Carnet » proprement dit : le parti pris anti-poétique intéresse donc directement la relation au lecteur, et la lettre d’Audisio provoque même un durcissement des formulations, comme si elle rappelait l’urgence à sortir de la poésie pour être réellement lu. Les formules « nous sommes autre chose qu’un poète » (ibid., 387) et « défaire ce poème en prose » (ibid., 398), deviennent ainsi, dans la correspondance : « Je ne me veux pas poète », et « tentative (bien loin d’être réussie) d’assassinat d’un poème par son objet » (ibid., 409) 395 ou « effort contre la “poésie” ». La virulence de la réaction indique à elle seule que la réception du genre du texte n’est pas qu’une affaire de taxinomie. Voir dans le Carnet « la naissance d’un poème », comme le fait Audisio, est un « contresens » (ibid.) inacceptable : le statut générique conféré au texte engage sa signification d’ensemble. A cet égard, la lecture d’Audisio fait figure de symptôme, que son insertion dans la publication désigne comme tel : Audisio reconstitue à son insu le poème absent du texte, tant est forte son attente de poésie. L’idée de la poésie se manifeste par sa force de suggestion : Audisio ne prend pas connaissance du texte, il hallucine l’objet qu’il s’attend à y trouver. Sa foi en la poésie est tellement intense qu’il se passe de manifestations concrètes pour croire en son existence : c’est bien aussi contre un tel sentiment religieux (le « religiöses Gemüt »évoqué à la fin de la réponse de Ponge) que s’élève l’auteur du « Carnet ». La catégorie poésie agit donc comme « l’image grossière » à laquelle sont habituellement réduites les choses, et qui empêche qu’on les considère « en dehors de leur valeur habituelle de signification » 396  : elle joue le rôle d’un stéréotype qui fait écran à l’appréhension d’une particularité. Le genre apparaît ainsi comme l’exact équivalent dans la lecture de l’obstacle à franchir dans l’écriture, l’inédit de la qualité différentielle étant à conquérir contre les représentations admises. Si la singularité du texte, qui, idéalement, est la qualité différentielle de l’objet, est occultée par les stéréotypes de lecture, c’est alors toute l’ambition heuristique et didactique de la démarche pongienne qui est mise en péril. « La poésie », considérée comme une entité stable et subsumante, est ainsi incompatible avec la connaissance que Ponge entend communiquer : c’est pourquoi la lettre à Audisio affirme la solidarité entre « écrire contre la “poésie” » (désignée entre guillemets, comme mot étranger à l’œuvre) et être « combattant dans les rangs des lumières », les deux attitudes se rejoignant dans le refus des « préjugés » (selon le mot des « philosophes » du XVIIIe siècle) et le désir d’élargir le champ des connaissances.

« Je ne crois pas relever de ta critique, car je ne me veux pas poète » : dans le contexte de l’échange épistolaire avec Audisio, la phrase a pour fonction d’affirmer une indépendance à l’égard de l’explication de texte proposée par ce premier lecteur. Dans le conflit de généricité opposant l’auteur et son lecteur, Ponge disqualifie le discours de son lecteur en utilisant l’argument de l’intention auctoriale, argument d’autorité à proprement parler. La nécessité en est ressentie après-coup, alors que le malentendu est déjà patent 397 . Semblant retenir cette leçon, les textes écrits juste après la correspondance de l’« Appendice » prennent les devants, en posant systématiquement comme contingente, hypothétique, ou du moins problématique leur poéticité. Le malentendu est alors intégré à l’œuvre elle-même, et permet d’assouplir la position auctoriale, qui se trouve moins en surplomb à l’égard de son propre texte. Le début de « L’Œillet », rédigé durant le printemps et l’été 1941, est sur ce point emblématique :

‘Relever le défi des choses au langage. Par exemple, ces œillets défient le langage. Je n’aurai de cesse avant d’avoir assemblé quelques mots à la lecture ou l’audition desquels l’on doive s’écrier nécessairement : c’est de quelque chose comme un œillet qu’il s’agit.’ ‘Est-ce là poésie ? Je n’en sais rien, et peu importe. Pour moi c’est un besoin, un engagement, une colère, une affaire d’amour-propre et voilà tout (RE, I, 356).’

Comme on a eu l’occasion de le montrer déjà à propos de ce passage, il semble apparemment question de dégager une qualité de l’œillet à transmettre à un public qui ne peut que l’approuver, la recevoir pour vraie, puisque son « objectivité » lui confèrera un caractère indubitable 398 . Mais juste après la description de cet effet souhaité du texte, « nécessaire », la question de son statut générique est posée, et récusée comme sans importance du point de vue auctorial. D’autres valeurs, dont la compatibilité ou non avec le genre poésie n’est pas précisée, sont en revanche affirmées : le besoin de convaincre, le caractère personnellement nécessaire - donc non ludique, non décoratif - de l’entreprise. Par rapport à la réponse de Ponge à Audisio, la question de l’appartenance générique est posée explicitement au seuil du texte, mais est laissée ouverte.

Les paragraphes suivants, séparés de l’attaque du texte par une astérisque, reprennent cependant la question de la poésie :

‘Je ne me prétends pas poète. Je crois ma vision fort commune.’ ‘Etant donné une chose - la plus ordinaire soit-elle - il me semble qu’elle présente toujours quelques qualités vraiment particulières sur lesquelles, si elles étaient clairement et simplement exprimées, il y aurait opinion unanime et constante : ce sont celles que je cherche à dégager.’ ‘Quel intérêt à les dégager ? Faire gagner à l’esprit humain ces qualités, dont il est capable et que seule sa routine l’empêche de s’approprier.’ ‘Quelles disciplines sont nécessaires au succès de cette entreprise ? Celles de l’esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d’art. Et c’est pourquoi je pense qu’un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie (ibid.).’

« Je ne me prétends pas poète » : alors que la phrase adressée à Audisio, reprise avec la même violence en 1948 dans « My creative method », est à entendre comme anti-poétique 399 , la formulation de « L’Œillet » est moins définitive, « poète » apparaissant en contexte comme une qualité valorisée, dont Ponge pourrait ne pas être digne du fait de sa « vision fort commune ». Le paragraphe qui suit précise : l’idéal d’expression de la « qualité différentielle » est réaffirmé, de même que le désir de conformité objective à la chose, conformité validée par une approbation unanime. Mais la connaissance ici visée n’est pas réductible au modèle scientifique communément admis, et finalement la catégorie poésie est à nouveau envisagée pour qualifier le texte.

Malgré la proximité avec certaines formules déjà rencontrées dans « Le Carnet du bois de pins », la posture ici adoptée n’est pas tout à fait identique : « poésie » est bien encore mis en mention, comme une notion peu évidente, mais le terme ne désigne plus la même chose que dans la lettre à Audisio (où, rappelons-le, il était question de produire un « effort contre la “poésie” »). La « poésie » contre laquelle Ponge écrit est celle qui, sédimentée en stéréotypes de lecture, s’interpose entre la singularité du texte et son lecteur ; la « poésie » à laquelle il aspire est à construire, à venir, d’une certaine manière elle résulte du texte. Il s’agit en quelque sorte d’inverser le rapport d’inclusion œuvre-genre, et d’inventer le genre à partir d’une occurrence particulière, non de projeter dans le texte des qualités imposées a priori par sa catégorisation. A l’indifférence affichée à l’égard de l’étiquette « poésie » dans le premier paragraphe succède donc un désir de redéfinition de la « poésie », qui fait à nouveau figure d’objet désirable. Mais cette redéfinition ne peut être le fait d’un seul. La formulation impersonnelle désignant ce processus (« un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie ») indique que ce mouvement de redéfinition est collectif, et qu’il dépend notamment de la capacité du texte à convaincre un lectorat faisant siens ces nouveaux critères définitoires, et susceptible de les imposer.

Une telle posture confirme l’hypothèse avancée à propos du Carnet du bois de pins : la mise en cause du genre suppose de s’affranchir d’un pacte de communication préexistant, et d’une relation de relative sujétion à l’égard d’un lecteur, Paulhan, pour susciter un lectorat spécifique (aux choses que sont les textes). Mais, contrairement à ce qui se passait dans la lettre à Audisio, le statut générique du texte est finalement laissé à la discrétion du lectorat, considéré comme une collectivité en devenir. La poéticité de l’œuvre est suspendue à sa capacité à susciter des lectures. Un tel dispositif, où la qualification (la désignation de la qualité) du texte doit être « faite par tous et non par un », nuance ce que nous avons dit précédemment sur la posture d’acceptation passive qui était requise du lectorat : les lecteurs sont invités eux aussi à produire un effort de nomination à propos de « L’Œillet », effort qui, si le texte remplit son objectif, portera tout aussi bien sur la désignation des qualités de l’œillet (reconsidéré comme « objet dans la langue française » 400 ). Cette activité visant à trouver une désignation adéquate au texte est posée comme cruciale, puisqu’elle intervient au seuil de la lecture, mais s’avère délicate, la position auctoriale à cet égard apparaissant indécise, voire franchement contradictoire : la poésie, « peu m’importe », mais j’aimerais bien qu’un jour cela (mon texte, cette chose) s’appelle poésie. Par rapport à l’argument d’autorité utilisé à l’encontre d’Audisio, l’intention générique auctoriale apparaît ici comme un élément parmi d’autres, et qui n’est pas nécessairement déterminant.

Les conséquences pragmatiques de cette interrogation liminaire sur le statut du texte sont multiples. Négativement, elle impose au lecteur de se départir de ses certitudes génériques, pour porter attention à la singularité de l’œuvre : il est amené à abandonner son attente préalable de « poésie » pour se concentrer sur le dégagement d’une qualité différentielle. En quelque sorte, Ponge prévient les « déraillements » poétiques du récepteur, et décourage la lecture hallucinatoire dont était victime Audisio. Mais l’effort de nomination demandé au lecteur a aussi valeur d’enseignement méthodologique : le fait que le texte ne se laisse pas aisément nommer lui confère déjà une qualité commune avec l’œillet, qui comme toute chose se manifeste par son « évidence muette opposable » (ibid., 357). Le lecteur se trouve donc placé face au texte comme le scripteur face au « défi des choses au langage » : il doit considérer le texte dans son « opposition […] aux expressions communes » (ibid.), poétiques en l’occurrence, pour en appréhender la singularité. L’attitude de simple approbation qu’on attendait de lui au début se complique d’emblée, et il est même implicitement appelé à relever lui-même le « défi » : « d’autres viendront qui utiliseront mieux que moi les procédés que j’indique » (ibid.) suppose implicitement qu’il ne s’agit pas seulement d’approuver les formules trouvées, mais aussi de collaborer, et de prolonger l’effort de formulation. S’il y a bien une leçon à tirer de ce texte, elle ne peut se limiter à l’absorption d’un savoir déjà constitué, puisque la chose est précisément désignée comme ce qui résiste à la verbalisation. Ce « reste » de la chose, qui ne passe pas dans la langue, demande donc davantage à être éprouvé, ou mis en mots par le lecteur pour son propre compte, qu’à recevoir sous forme de paroles.

La posture induite chez le lecteur par cet incipit de « L’Œillet » a également une efficace méthodologique en ce qu’elle l’amène à s’interroger sur les rapports entre la catégorie et l’occurrence singulière : or, on l’a vu, la démarche de Ponge se situe précisément dans cette oscillation entre appréhension concrète d’une chose particulière, et constitution d’une notion comportant une leçon de portée plus générale, relativement indépendante des circonstances d’apparition de l’objet. « L’Œillet », en particulier, met en œuvre ce va-et-vient entre la « substance » et la « qualité ». A la fin des premiers fragments numérotés, Ponge note ainsi :

‘(Ces six premiers morceaux, la nuit du 12 au 13 juin 1941, en présence des œillets blancs du jardin de Mme Dugourd) (ibid., 359, nous soulignons).’

Les notations qui précèdent se trouvent ainsi circonstanciées et rapportées à des objets particuliers, à un moment donné. Si les tentatives de mise en poème qui suivent sont toutes datées, la « rhétorique résolue de l’œillet », située à la fin du texte, aboutit en revanche à des affirmations de portée plus générale, comme : « Cette plante d’abord ne diffère pas beaucoup du chiendent. Elle s’agrippe au sol… » (ibid., 364). Mais l’élaboration d’une « notion » ne signifie pas pour autant l’abandon de tout ancrage circonstanciel, et l’observation concrète fait retour au moment où un nous est introduit dans ce fragment :

‘Assez là-dessus, n’est-ce pas ? Lâchons la racine de notre œillet.’ ‘- Nous la lâcherons, certes, mais, revenus à un état d’âme plus tranquille, nous nous demanderons pourtant, avant de laisser nos regards monter vers la tige - nous asseyant dans l’herbe par exemple non loin de là, et la contemplant sans plus y toucher - les raisons de cette forme qu’elle a prise (ibid.).’

Le discours à portée générale s’accompagne ici d’un retour à la contemplation concrète de la chose 401 , de sorte que la notion qui se dégage apparaît comme la somme de toutes les rencontres circonstancielles avec des œillets particuliers. Le discours gnomique demande à être confirmé par l’expérience des lecteurs (déjà accumulée, ou postérieure à la lecture), qui fait de « L’Œillet » « notre œillet ». Si le nous a bien aussi valeur persuasive, et s’apparente à une amicale contrainte exercée sur les lecteurs (invités à calquer leurs mouvements et leur réflexion sur ceux du je), leur implication, susceptible d’apporter une confirmation, est néanmoins ce qui fonde la justesse des observations générales. La question de l’inclusion de l’individu singulier dans une classe, posée à l’orée du texte par la problématisation de l’appartenance générique, est donc remise en jeu dans la manière de faire référer ce texte, et dans la façon dont s’y construit une connaissance partagée. En cela, amener le lecteur à se prononcer sur le statut générique du texte participe pleinement de l’entreprise rhétorique de Ponge.

Les textes contemporains de « L’Œillet », notamment ceux qui figurent dans La Rage de l’expression, utilisent quasi systématiquement la problématisation du statut générique pour amorcer une lecture de parti pris, en liaison avec le désir réaffirmé de fidélité à la chose dans l’écrit, et avec l’idéal d’objectivité. « Berges de la Loire » notamment, ne fait qu’aborder le caractère inconciliable des « choses et [des] poèmes », sans que l’écrit « sur la Loire » n’advienne (RE, I, 338 et 337). Même si Ponge ne s’est décidé que tardivement à le placer en tête du recueil de 1952, ce texte fait donc avant tout figure de « proême », dont la leçon vaut pour l’ensemble du livre. La posture adoptée y est d’ailleurs très proche de celle qu’on a pu discerner dans « L’Œillet » : la « forme poétique » est dangereuse, dans la mesure où elle peut amener à rejeter de l’écrit la qualité différentielle de l’objet 402 . L’idée préconstruite du poème, considérée comme fin en soi, nuit à l’appréhension et à la connaissance de l’objet, d’où la nécessité de ne pas « se vouloir poète », en sachant à l’avance ce qu’implique ce mot : « Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau) » (ibid., 338). L’indifférence affichée au début de « L’Œillet » quant à la désignation du texte, et la délégation à un tiers de la catégorisation, s’imposent finalement dans ces lignes conclusives :

‘Peu m’importe après cela que l’on veuille nommer poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir (ibid.).’

Par rapport à « L’Œillet », qui dessinait malgré tout les contours d’une « poésie » à venir, désirable, l’acte de nomination qui consisterait à qualifier « La Loire » (le texte à écrire, qui n’existe pas) de « poème » serait le réduire à l’un de ses aspects, désigné comme insuffisant, et s’effectuerait contre la volonté auctoriale. La « poésie », du moins lorsqu’elle est sédimentée en clichés qui la réduisent à un « ronron », s’identifie au « manège », terme qui désignait à l’origine le fonctionnement des paroles quotidiennes, dont il s’agissait de s’extraire grâce à l’écrit. L’écrit à lui seul n’apparaît plus comme une garantie, dans la mesure où s’y reconstituent des poses qui forcent à penser et à dire ce que l’on ne voudrait pas dire, notamment des choses inadéquates à la réalité qui nous environne. D’où la nécessité d’inventer un autre lieu pour l’écriture, de « sortir », même si le lecteur a toujours le pouvoir de reconstituer le « manège » par un forçage du texte qui le ferait entrer dans le « poème ». Le voilà tout du moins averti que, aux yeux de l’auteur, il ferait fausse route…

Un dernier exemple, emblématique de la posture de lecture que permet d’induire l’indécision générique des textes, et son explicitation, mérite d’être abordé. Par rapport au « Carnet du bois de pins » ou à « L’Œillet », « La Guêpe » ne comporte pas de moment poétique se présentant comme tel 403 , et fait un pas de plus dans l’écriture exclusivement notulaire. La sortie hors du genre poésie y semble donc déjà effectuée, sans qu’il soit besoin d’y revenir. L’absence de cadrage générique est néanmoins thématisée dans le dernier paragraphe, qui met en scène ses effets en termes de lecture :

‘Et caetera…’ ‘Et enfin, pour le reste, pour un certain nombre de qualités que j’aurais omis d’expliciter, eh bien, cher lecteur, patience ! Il se trouvera bien quelque critique un jour ou l’autre assez pénétrant pour me REPROCHER cette irruption dans la littérature de ma guêpe de façon importune, agaçante, fougueuse et musarde à la fois, pour DÉNONCER l’allure saccadée de ces notes, leur présentation désordonnée, en zigzags, pour S’INQUIÉTER du goût du brillant discontinu, du piquant sans profondeur mais non sans danger, non sans venin dans la queue qu’elles révèlent - enfin pour TRAITER superbement mon œuvre DE TOUS LES NOMS qu’elle mérite (RE, I, 345).’

L’inachèvement est ici exhibé, la réalité de la guêpe ne pouvant s’épuiser dans la tentative de mise en mots. Il y a d’autres choses (« caetera ») à dire, et, « pour [ce] reste », il convient de prolonger l’effort de nomination à propos du texte : de même que la guêpe résiste à la mise en mots, le texte ne se laisse pas enclore dans les catégories verbales existantes, et la « rage de l’expression » qu’a provoquée la chose se transmet ainsi, au-delà de l’écriture, dans les actes de parole suscités par l’œuvre. La transgression générique, par la relation polémique qu’elle peut éventuellement instaurer avec le lectorat, est un moyen pour Ponge d’accomplir son programme esthétique, selon la figuration qu’il en donne ici. Le critique, contraint d’abandonner son identité de lecteur génériquement déterminé (lecteur de poésie, par exemple), se voit donc dans l’obligation d’inventer une attitude de lecture spécifique à l’objet auquel il est confronté. Il est ainsi amené à « découvrir de nouvelles qualités » qu’il nomme, et par là même à « éprouver de nouveaux sentiments » devant ce texte sans caractéristique prédéterminée. Ce faisant, il découvre des qualités propres à la guêpe, le texte réalisant ces qualités, pour s’être permis de sortir du cadre de la poésie : la lecture devient aussi expérience de connaissance. Prenant la parole contre le texte 404 , le critique en réalise paradoxalement le programme. On mesure bien dès lors l’ambivalence d’un tel passage : au moment où Ponge exhibe l’incomplétude de son texte, et une certaine déprise à l’égard d’un idéal d’expression parfaite, il fait simultanément une démonstration de force, et de sa maîtrise des effets de son texte. A cet égard, l’opposition implicite entre le « cher lecteur » et le « quelconque critique » est ambiguë : le premier, pris dans une relation amicale à l’œuvre, n’est pas censé « reprocher », « s’inquiéter », « dénoncer », « traiter de tous les noms ». Il est néanmoins invité à tirer enseignement du discours du second, dont la lecture apparaît finalement adéquate au texte : les deux figures de lecteur semblent par conséquent renvoyer à des postures de lecture que le texte cherche à susciter alternativement, plus qu’à des attitudes s’excluant mutuellement.

Rapidement, les rapports de Ponge à la poésie sont « incertains », comme en témoignent déjà Douze petits écrits et Le Parti pris des choses : Ponge s’y attache déjà à déstabiliser activement les attendus du genre, et à attaquer l’évidence et la naturalité de ce qui est habituellement reçu comme poétique. Prendre le parti des choses impliquant de refuser les représentations admises, écrire dans cette optique suppose de s’interroger pareillement sur la « routine » qui informe le discours poétique : les « moments poétiques » s’accompagnent d’emblée de « moments critiques ». Ce soupçon qui pèse sur la poésie, il importe que le lecteur l’éprouve et le fasse sien : le genre, comme contractualisation préconstruite de la communication écrite, risque d’occulter la singularité du texte, les « qualités inouïes » qu’il tente de formuler. Un cadre générique trop stabilisé mettrait en péril l’ambition didactique et heuristique, l’idée de la poésie pouvant faire obstacle par exemple à l’appréhension « sérieuse » des choses dans leur concrétude, et favoriser une lecture uniquement symbolique, alors même que le parti pris des choses s’élabore aussi contre ce que nous avons appelé « les dangers du symbole ».

Dans un premier temps donc, Ponge écrit des poèmes dont la poéticité peut paraître problématique, énigmatique, contrevenant même à ce qui s’entend couramment par poésie. La poésie est problématisée de l’intérieur. Au début des années 1940, l’attitude critique à l’égard de la poésie se radicalise, et devient un motif récurrent de l’écriture pongienne, qui se définit dans le « Carnet du bois de pins » comme un « effort contre la “poésie” ». Cette violente mise en cause de la poésie coïncide avec l’affirmation de plus en plus marquée d’un désir de connaissance par l’écriture, et d’un souci d’objectivité, désignés de façon insistante comme incompatibles avec le genre incriminé. Mais si la « poésie » est présentée avant tout comme une entrave à la saisie de la chose, la remise en cause du genre apparaît aussi comme un enjeu de communication, conférant une place centrale au lecteur, placé en position de décider du statut du texte. Le geste de rupture ne vise donc pas tant à créer une situation spéculaire à deux termes entre la chose et le texte, appelés à se confondre, qu’à rendre visible le rôle d’autres actants dans le processus d’écriture. L’intention auctoriale, les choix interprétatifs des lecteurs, deviennent ainsi partie prenante de l’élaboration de la réalité textuelle. La problématisation explicite du statut générique des textes est une manière de rendre visibles le conflit des interprétations et la part de malentendu inhérente aux indéterminations de la communication écrite. Au plan pragmatique, elle incite le lecteur à se placer dans une situation critique à l’égard de sa propre lecture, et à en débusquer les stéréotypes impensés, pour être plus sensible aux singularités de l’œuvre qu’il lit, et des choses qu’elle décrit et invente : l’efficience et la référenciation des œuvres sont directement en cause. Ecrire contre la poésie, c’est donc aussi écrire à partir d’elle : le rapport polémique que Ponge entretient avec ce genre sert de révélateur aux réflexes perceptifs contre lesquels il écrit ses textes, et il a besoin, de ce point de vue, de maintenir la catégorie de la poésie comme horizon de perception de ses œuvres.

Deux acceptions du terme se font d’ailleurs jour dans les textes de cette période : la « poésie », contre laquelle Ponge entend écrire, désigne un ensemble de codes formels préconstruits faisant écran à une lecture adéquate de ses œuvres, et la poésie, dont, par exemple, « L’Œillet » pourrait être le texte inaugural, qu’il s’agit d’inventer par des pratiques d’écriture et de lecture renouvelées. La position d’intériorité/extériorité se prolonge donc, mais se trouver dans la poésie n’est pour Ponge envisageable qu’à condition de renverser le rapport d’inclusion texte/genre : l’œuvre ne peut (éventuellement) être qualifiée de poétique qu’au terme d’un processus de redéfinition collectif. Il ne s’agit donc plus, comme dans Le Parti pris des choses, de se situer à la marge d’un genre et de ses règles, mais d’inventer le genre en suscitant un public spécifique. De même que « L’Homme est à venir », la poésie est à redéfinir, et dépend de la capacité de l’œuvre à susciter son lectorat : poésie redeviendra acceptable lorsque le terme englobera critique, et destination pratique.

Notes
387.

Il s’agit bien ici d’insuffisance, et non de nullité. La position que Ponge adopte dans ce passage, au-delà de la poésie, l’inclut néanmoins : le « tableau » poétique obtenu est satisfaisant, considéré comme un acquis qu’il ne s’agit pas de rejeter, mais de compléter.

388.

Selon le titre de la communication de Gérard Farasse à la journée d’études « Je parle et tu m’entends, donc nous sommes » - Ponge et ses lecteurs, à l’ENS LSH, le 2 décembre 2005.

389.

A propos du « Jeune Arbre » (PR, I, 184-185) et du « Tronc d’arbre » (ibid., 231), pièces toutes deux versifiées, Paulhan écrit en effet à Ponge, en 1926 : « Je suis infiniment heureux et assuré que tu aies formé un rythme à tes arbres. Le poème en prose n’est plus pour toi » (Corr. I, l. 77, p. 72).

390.

Le découpage de la citation par Ponge ménage néanmoins la possibilité d’interpréter l’abandon du poème comme une autre manière d’appliquer le conseil de Paulhan, « le poème en prose n’est plus pour toi » s’entendant comme un encouragement à renoncer au poème et non à la prose. La décontextualisation confère donc a posteriori une « ambiguïté » au « mot d’ordre », pour reprendre les termes de la « Tentative orale » (M, I, 655).

391.

Une semblable tentative d’émancipation à l’égard de Paulhan avait déjà été esquissée en 1924, dans « Natare piscem doces » : citant également une phrase de la correspondance (« P. ne veut pas que l’auteur sorte de son livre pour aller voir comment ça fait du dehors » PR, I, 177), Ponge en prend le contre-pied par une redéfinition de l’objet d’art (qui pourrait inclure « les matériaux rejetés ») et, simultanément, de la relation aux œuvres qui en découle (« c’est devant l’œuvre d’un autre, donc comme critique, que l’on s’est reconnu créateur », ibid.). Le titre même (littéralement : « tu apprends aux poissons à nager ») indique cette volonté de formuler sa propre loi, selon son goût, et de s’affranchir de la tutelle de Paulhan, dans un geste que Ponge mettra longtemps à achever : c’est encore sous ce titre que sont regroupés les textes qui composent la première section des Proêmes, dans l’édition de 1948.

392.

Corr. I, l. 251, p. 257, en date du 22 octobre 1941 : « Jusqu’à quand Raymond G.[allimard] est-il à Cannes ? Comme je n’espère pas que nous retrouvions le Parti Pris avant son départ, je lui envoie à la place le Carnet du Bois de Pins, qui fera un ersatz très convenable, beaucoup plus Métamorphose même ». Dans la même lettre, Ponge, qui reproche à Paulhan de négliger son sort éditorial, ajoute : « Il y a encore des poêtes maudits. (l’auteur du Carnet est d’ailleurs plutôt un antipoête) » (ibid.).

393.

Lettre inédite du 31 décembre 1946, citée par J.-M. Gleize et B. Veck dans leur notice au « Carnet du bois de pins » (F. Ponge, Œuvres complètes, I, p. 1036).

394.

Le Carnet du bois de pins, où avant-textes et texte se confondent, transgresse donc une autre clôture traditionnelle de l’œuvre, puisqu’il s’ouvre aussi au paratexte, en l’occurrence un discours (celui d’Audisio) suscité par le texte.

395.

Ce « bien loin d’être réussie » souligne que si l’écriture, selon la forme ouverte inaugurée par le « Carnet », est davantage un processus qu’un résultat (le processus est le résultat), la sortie hors de la poésie est elle-même un procès qui n’aboutit pas du premier coup.

396.

Respectivement : « Parti pris des choses » (PE, II, 1031), et « Les Façons du regard » (PR, I, 173).

397.

Jean-Marie Schaeffer envisage la possibilité d’une divergence entre généricités auctoriale et lectoriale : il reprend notamment de Jauss l’idée d’un horizon générique contextuel, donc susceptible de variations dans le temps, ce qui rend possible les recatégorisations génériques, après-coup (J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 147-151). Il est cependant frappant dans le cas présent que le conflit de généricité se produise en synchronie : Ponge écrit contre les supposés génériques de ses contemporains (y compris les siens propres), quitte à provoquer le malentendu.

398.

Voir supra II.1.2.2.1. « Abstraction et particularisation ».

399.

On pourrait la gloser par : « Je me veux anti-poète ».

400.

« My creative method », Méthodes, I, 531.

401.

Ce que note Derrida, répondant à Gérard Farasse qui relève « une tension entre la volonté de créer une essence, et le désir de parler du particulier » : « Oui, [Ponge] vise bien des essences. […] Mais il faudrait s’entendre sur ce mot d’essence, en raffinant, en distillant, pour définir une essence qui ne soit pas simplement une essence générale : car c’est finalement l’essence d’un ceci ; […] c’est une essence phénoménologique » (J. Derrida, G. Farasse, « Répliques », Revue des Sciences Humaines (« Ponge à l’étude »), n° 228, 1992, p. 200).

402.

En effet, la « forme poétique » n’est pas ici rejetée de façon univoque, mais seulement désignée comme insuffisante : elle « [doit]pourtant être utilisée à un moment de mon étude parce qu’elle dispose un jeu de miroirs qui peut faire apparaître certains aspects demeurés obscurs de l’objet » (ibid., 337). Ponge subordonne donc le consentement au poème à l’ambition de connaissance, qui occupe à présent le premier plan.

403.

Même si la première page s’approche formellement d’un poème en prose du genre de ceux figurant dans Le Parti pris des choses.

404.

Tout comme « Le jeune arbre » parle « contre le vent » (PR, I, 185).