II.2.2.3. Demander au lecteur un acte

A la fin de ses entretiens avec Philippe Sollers, Francis Ponge déclare :

‘Il est évident que c’est seulement dans la mesure où le lecteur lira vraiment, c’est-à-dire qu’il se subrogera à l’auteur, au fur et à mesure de sa lecture, qu’il fera, si vous voulez, un acte, acte de communication, comme on parle d’un commutateur, qu’il ouvrira la lumière, enfin qu’il tournera le bouton et qu’il recevra de la lumière. C’est seulement donc le lecteur qui fait le livre, lui-même, en le lisant ; et il lui est demandé un acte (EPS, 192).’

Ces déclarations de 1967 confirment le rôle central conféré au lecteur par la poétique de Ponge, que venait de confirmer la récente publication du Savon, mais qui, nous l’avons vu, était déjà sensible auparavant. Dans ces propos, Ponge insiste sur le rapport actif au texte qu’il sollicite de la part de son lecteur, élevé au statut de co-créateur « [faisant] le livre ». Mais, dans la même phrase, cette part d’activité est fortement nuancée. Si le lecteur est d’abord crédité du pouvoir d’« [ouvrir] la lumière », cette formulation est corrigée en « [recevoir] la lumière » : l’activité demandée au lecteur se mêle ainsi d’une part d’acceptation passive de la loi du texte, qui dispense sa lumière. Alors même qu’il cherche à préciser le rôle de l’instance lectoriale dans son œuvre, Ponge juxtapose des postures complexes voire contradictoires. L’« acte » demandé au lecteur (il serait d’ailleurs plus exact de dire les actes) dépendant de ces attitudes de lecture auxquelles incitent les œuvres, se doit d’être précisé.

Cette diversité des attitudes que les textes de Ponge cherchent à susciter était déjà perceptible à la fin de « La Guêpe » : le « cher lecteur » et le « quelconque critique » ne s’excluent pas nécessairement, nous l’avons vu, mais renvoient cependant à des postures différentes, même si elles peuvent coexister (alternativement ou simultanément) chez le même individu. Le « cher lecteur », supposé en sympathie avec l’auteur, fait l’objet d’une entreprise de séduction, tandis que le « quelconque critique » se situe quant à lui du côté d’une lecture réflexive qui l’amène à un acte de nomination par lequel il se « subroge » effectivement à l’auteur au cours de sa lecture : ce sont donc une activité critique, mais aussi une implication affective, un travail de fusion sympathique avec l’œuvre qui sont sollicités chez le lecteur, pour qu’il effectue l’« acte de communication » permettant la pleine réalisation de l’œuvre. L’opposition franche entre les « charmes » et la « conviction », au début des Proêmes 405 , demande donc à être nuancée, la séduction s’avérant aussi un élément fondamental de l’écriture pongienne, que n’exclut pas le désir de convaincre. Et il semble même que Ponge assume (voire recherche) aussi la sidération que peut exercer un « fort raisonnement » 406 sur celui qui le reçoit, « charmé » au sens fort du terme : même le « quelconque critique » cherchant à parler contre l’auteur, ne fait que mettre en acte les effets prévus par le texte.

L’objectif que Ponge fixe à ses textes, de pouvoir donner lieu à des applications pratiques par ses lecteurs, peut ainsi s’entendre diversement. Les modalités de cette repragmatisation de la lecture sont complexes, et même contradictoires : faire servir le texte dans la conversation 407 , est-ce seulement répéter les « proverbes » inventés par l’auteur, réciter ses paroles ? En quoi une telle mise en acte de la lecture accomplit-elle la « suscitation » de paroles que Ponge vise par ailleurs ? C’est la façon dont s’articule (ou se juxtapose) cette pluralité d’actes que les textes pongiens cherchent à engendrer, qu’il convient d’interroger.

Notes
405.

« Il faut enfin tout dire simplement, en se fixant pour but non les charmes, mais la conviction » (« Mémorandum », PR, I, 167).

406.

« Le jeune Arbre » est ainsi invité à se faire « Auteur d’un fort raisonnement » (ibid, 185).

407.

Rappelons les mots de la « Tentative orale » à ce propos : « Je crois que si l’on écrit, même quand on ne fait qu’un article de journal, on tend au proverbe (à la limite bien sûr). On veut que cela serve plusieurs fois et, à la limite, en toutes circonstances, que cela gagne le coup quand ce sera bien placé dans la conversation » (Méthodes, I, 655).