II.2.2.3.1. Obliger le lecteur

La satisfaction que permet d’éprouver l’efficience pratique des paroles est pour Ponge un moyen de dépasser la relation tragique au langage, le « drame de l’expression », et de ne pas s’enfoncer dans l’absurde, comme l’affirment les « Pages bis » des Proêmes :

‘Il faut remettre les choses à leur place. Le langage en particulier à la sienne - (obtention de certains résultats pratiques : « Passez-moi du sel », etc.) (PR, I, 209).’

Ce qui justifie le langage, et évite qu’on en désespère, c’est son efficacité, y compris dans les situations les plus prosaïques et les plus quotidiennes. Si la communication écrite est dans un premier temps choisie contre les paroles orales, ce n’est donc pas pour se détourner de tout enjeu pragmatique : c’est même cette possibilité d’obtenir des « résultats pratiques » qui le justifie. La frontière entre l’écrit, littéraire en particulier, et les pratiques linguistiques courantes est à la fois essentielle et poreuse, et c’est bien cet effet retour de l’écrit littéraire sur la langue quotidienne qui est visé. Dès 1925-1926, « L’Examen des “Fables logiques” » exprimait l’idéal de l’écrit proverbial susceptible d’armer ses lecteurs :

‘Lorsque La Fontaine dit : La raison du plus fort est toujours la meilleure c’est bien évidemment une constatation et non pas une règle. C’est une chose que les hommes ont coutume de dire et de faire. C’est un lieu commun. C’est un proverbe.’ ‘Et quand il dit encore : il faut autant qu’on peut obliger tout le monde c’est bien évidemment encore une constatation. Les hommes ont coutume de dire et de faire cela. La Fontaine s’en moque. Il exprime avec charme, rythme, d’une manière durable ce que tous les hommes disent en plus de mots, plus maladroitement. Sa démarche est celle d’un homme qui pénètre dans un cercle où l’on discute. Et qui sans y être intéressé s’écrie dégoûté par la maladresse de ces gens à s’exprimer : « En somme voici ce que vous voulez dire » : et il parle pour eux.’ ‘Voilà exactement le poète, l’écrivain. Il trouve des formules frappantes, valables, capables de victoire dans une discussion pratique. C’est tout son métier (PE, II, 1029).’

L’idéal proverbial tel qu’il se formule ici, en des expressions qui seront pour partie reprises dans la « Tentative orale », indique bien que la lecture littéraire tend pour Ponge vers une repragmatisation, aux applications concrètes. L’écrivain donne des outils, comme Mallarmé « offre une massue cloutée d’expressions fixes », des « proverbes du gratuit », « folie, capable de victoire dans une discussion pratique » 408  : la dépragmatisation de l’écrit (signifiée par la gratuité des proverbes mallarméens, le désintéressement des morales de La Fontaine) permet un détachement à l’égard des circonstances immédiates de la parole, une expérimentation sans effet immédiat, qui lui assure paradoxalement une plus grande efficace pragmatique. L’écrivain n’écrit pas en son nom propre, ce qui est une autre conséquence du désintéressement, et Ponge insiste d’ailleurs sur le détachement de La Fontaine à l’égard de ses propres énoncés. Il est au service de son lectorat, lui fournit des instruments de parole, pour parler et agir (dire et faire tendant déjà à s’identifier). Cependant, si la production de proverbes est une lutte active contre le silence, elle ne coïncide pas pour autant avec la suscitation d’une parole autonome : il s’agit de « parler pour » les « gens », en lieu et place des lecteurs.

Les exemples que Ponge choisit chez La Fontaine sont à cet égard éclairants, et indiquent bien quelle leçon il a pour son compte tirée du fabuliste. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », en tant que constat, ne légitime certes pas un état de fait, et Ponge prend soin de le souligner ; mais la formule encourage néanmoins à faire preuve de force, notamment grâce à un verbe puissant, capable d’imposer la « raison » de celui qui prend la parole. Le second exemple est lui aussi emblématique de la poétique de Ponge à cette époque : « il faut autant qu’on peut obliger tout le monde » fait en effet écho à l’ambition de « plaire à tous » affichée alors par Ponge 409 . Il est pourtant loisible d’entendre aussi le verbe « obliger » en un sens plus contraignant, d’ailleurs présent dans l’usage classique : plaire, c’est créer une obligation et asseoir par là même son pouvoir 410 . Ponge loue de même chez Mallarmé la « haute idée du pouvoir du poète » (nous soulignons). Pour armer le lecteur de proverbes, et lui donner les moyens d’imposer sa parole dans une « conversation pratique », il faut auparavant le convaincre de la force du verbe proverbial en la lui faisant éprouver dans la lecture : plaire au lecteur, c’est donc commencer à le convaincre, y compris par une démonstration de force, même s’il est invité à s’approprier cette force.

« Caprices de la parole », écrit en 1928, éclaire a posteriori l’écriture de la « Poésie du jeune arbre », poème tiré d’une « Note », dont Ponge commente ainsi la transformation :

‘Durant plusieurs mois ensuite je m’acharnai afin d’obtenir à partir de cela une poésie qui surprenne sans doute d’abord le lecteur aussi vivement ou aigûment que la Note, mais enfin surtout qui le convainque ; qui se soutînt par tant de côtés que le lecteur critique enfin renonce, et admire. Serait-ce mieux ? C’était difficile (PR, I, 185).’

La conviction s’obtient ici explicitement par l’admiration, qui elle-même suppose que les défenses critiques du lecteur aient été vaincues : ce qui convainc est un verbe ferme, autonome, qui ne souffre pas la critique. La « poésie »est de ce point de vue un moyen d’obtenir efficacement l’assentiment admiratif : il s’agit bien de renouer avec la tradition du poème didactique, et en cela, comme on l’a vu, de rompre avec une conception dominante de la poésie. Mais dans le même temps Ponge recherche la « formule frappante », suscitant un effet de sidération, que la brièveté de l’écrit poétique permettra éventuellement d’obtenir. La dépersonnalisation de la formule devenant proverbe est ainsi la marque d’une réussite de l’écrivain. La même idée est reprise à la fin de l’« Introduction au “Galet” », qui réaffirme l’idéal proverbial. Après avoir cité Diderot, Saint-Just et Rimbaud, qui selon lui se contentent de reprendre à propos de la pierre des idées reçues, Ponge y voit l’occasion d’inscrire sa différence :

‘Eh bien ! Pierre, galet, poussière, occasion de sentiments si communs quoique si contradictoires, je ne te juge pas si rapidement, car je désire te juger à ta valeur : et tu me serviras, et tu serviras dès lors aux hommes à bien d’autres expressions, tu leur fourniras pour leurs discussions entre eux ou avec eux-mêmes bien d’autres arguments ; même, si j’ai assez de talent, tu les armeras de quelques nouveaux proverbes ou lieux communs : voilà toute mon ambition (PR, I, 205).’

L’orgueil de l’écrivain réside dans la disparition de sa parole singulière tombée dans le domaine public. Le paradoxe n’est cependant qu’apparent : la création proverbiale est bien la meilleure preuve du « talent », du fait que la parole d’un seul a été reconnue par tous : elle prouve l’autorité du verbe de l’écrivain.

Mais, comme le note justement Ian Higgins, l’autorité, si elle s’impose par la séduction exercée sur le lectorat, se fonde aussi, surtout même, sur la part de vérité qu’elle contient :

‘La qualité autoritaire [du proverbe] est essentielle dans la définition de Ponge. Il doit posséder une justesse et une évidence d’apparence indiscutable - une perfection quasi-scientifique. D’où l’utilisation de « lieu commun » comme synonyme de proverbe dans l’« Introduction au “Galet” » ; c’est son évidence et son autorité qui le font accepter par tout un chacun comme un modèle et un outil 411 .’

A ce titre, l’idéal proverbial, la recherche de la formule frappante, participent également de l’ambition heuristique de Ponge : la formule ne mérite d’être retenue dans le poème que si elle est adéquate à la chose sur laquelle elle porte d’abord, si elle est inédite : l’attention aux qualités propres du galet, le caractère mesuré des qualités qu’on peut en tirer (avec « assez de talent »), confèrent leur autorité et leur efficacité aux proverbes ainsi créés. En cela, le proverbe s’apparente bien à la recherche d’une vérité, qui ne préexiste pas à la prise de parole, mais qui surgit dans l’écriture : le « lieu commun » est à venir, il est fondé par le texte, et par sa capacité à se faire lire et à convaincre un lectorat 412 . Créer des proverbes s’apparente bien à refaire la réalité, à ne pas la considérer comme admise, et en cela à lutter contre les stéréotypes, et la « sagesse des nations » 413  : les proverbes tels que les conçoit Ponge n’incitent donc pas à une lecture « quasi-pragmatique » (Stierle), qui gommerait les négations de l’écrit pour ne le considérer que comme un reflet d’une réalité déjà donnée. Si le modèle de la parole efficace est « Donnez-moi du sel », le proverbe élaboré dans l’écrit littéraire s’en distingue en ce qu’il n’est pas déterminé à l’avance par une situation donnée : il doit faire l’objet d’une repragmatisation, et cette caractéristique lui confère une efficacité d’ailleurs plus grande, en ce que ses applications sont moins locales que les ordres courants. « L’Examen des “Fables logiques” » explicite ce parallèle et cette distinction : le langage capable d’applications pratiques est « ce qu’on appelle le Beau langage ». Mais cette destination pratique n’abolit pas toute distinction entre une recherche verbale et une énonciation quotidienne :

‘Paulhan a montré beaucoup mieux que je ne saurais le faire cette suprématie du beau langage en analysant les mœurs à cet égard d’un peuple particulier, les Malgaches chez qui la distinction entre le beau langage et le langage pratique de tous les jours serait d’après lui beaucoup plus marquée encore que dans nos langues européennes.’ ‘Il montre que ce beau langage est naturellement obscur quand il n’est pas appliqué et parfaitement appliqué. […]’ ‘Au lieu de beau langage on pourrait appeler ce langage langage général et l’opposer au langage particulier. Ainsi : Passez-moi du sel. Voilà du langage particulier. Voilà au fond pourquoi est fait le langage : pour servir à se faire donner à manger, etc. Mais : il faut autant qu’on peut obliger tout le monde est fort utile au cas où Passez-moi du sel ne suffit pas. Il y a une espèce de religion qui oblige les hommes à céder aux proverbes quand ils sont appliqués (PE, II, 1030).’

Une distinction est maintenue entre ce qui relèverait du « langage pratique de tous les jours », ou « langage particulier », et « beau langage », ou « langage général » : le caractère pratique du second n’est pas donné d’avance, il doit faire l’objet d’une repragmatisation en situation. La destination pratique et l’hermétisme sont d’ailleurs réconciliés dans cette optique, preuve, s’il en était besoin, que le proverbe pongien n’est pas reprise à l’identique des discours acceptés, mais outil pour lutter contre eux et modifier les choses par les paroles : la repragmatisation n’est pas abolition de la différence entre la « réalité » admise dans la routine, et la « réalité textuelle », elle vise à faire advenir cette dernière hors du texte. Dans ce cadre, l’acte demandé au lecteur est bien d’éprouver l’efficacité de la parole reçue, qui dans un premier temps « l’oblige », en tant que lecteur, puis, éventuellement, lui permettra d’obliger ses interlocuteurs.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de se faire obéir, et que, face à l’oppression qui réduit au mutisme, Ponge propose d’agir autoritairement en retour, prenant le contre-pied de l’attitude décrite dans « L’Orange » 414 . Certes, Ponge s’attache, on l’a vu, à rendre ses maximes aussi ambiguës que possible, de sorte que le proverbe ne prenne pas la force d’un mot d’ordre, qui restaurerait dans l’échange littéraire la violence contraignante des échanges verbaux du « langage particulier », qui, lui, force à prendre des « poses ». Mais, si la clôture du poème en prose apparaît souvent ironique et quelque peu arbitraire, elle affiche néanmoins une maîtrise, une perfection destinées à en imposer. Il y a de fait une « tentation autoritaire » 415 chez Ponge, d’autant plus perceptible que les énoncés proverbiaux se veulent disponibles en toute occasion, en toutes circonstances, et tirent leur autorité de cette abstraction même. L’idéal proverbial, on l’a dit, sert aussi le projet heuristique de Ponge. Il se situe pourtant nettement du côté d’un modèle de connaissance particulier : celui qui cherche à établir des notions, part de la substance pour désigner une qualité nommable, et tend vers une objectivité qui serait atteinte par la formule juste, contenant en elle la vérité découverte dans l’écriture. Une telle connaissance, formulable, formulée, trouve son autorité dans l’adéquation objective aux choses, que tout un chacun est bien forcé de reconnaître : recevoir cette vérité, la reconnaître comme juste et la répéter jusqu’à la rendre proverbiale, sont alors les rôles dévolus au lecteur dans une telle approche : d’où l’autorité indiscutable du proverbe, le renoncement du lecteur critique, muettement admiratif.

Cette description est évidemment excessive, et, dans la réalité des textes, cette conception de la connaissance (et de la communication littéraire qui en découle), se mêle toujours à une conception plus souple, plus complexe, où l’objectivation apparaît comme un idéal utopique, à construire à plusieurs (et non dans le face à face de l’écrivain avec la chose), où la vérité ne peut être que relative, à co-construire par des tiers lecteurs. Le mouvement d’abstraction est constamment susceptible d’être inversé pour revenir au concret, au particulier de la chose, qui rompt donc la dynamique d’allégorisation. Toutes ces nuances faites - et elles sont effectivement de taille - force est de constater que la recherche d’un assentiment sans réserve, la reconnaissance d’une puissance et la séduction sont aussi des effets que cherche à provoquer Ponge chez son lecteur, et font partie intégrante de sa poétique.

La « formule frappante », vers laquelle tend Ponge, l’est d’autant plus qu’elle s’énonce en contexte poétique, dans le cadre des poèmes courts. Comme l’ont remarqué nombre de commentateurs 416 , la sortie revendiquée hors de la poésie, et la pratique des textes « ouverts », contribue fortement à relativiser la formule en exhibant les conditions de son émergence, en l’historicisant, en la circonstanciant de sorte qu’elle perd pour partie sa dimension oraculaire. Il semble que Ponge lui-même ait été sensible au risque de sidération que pouvait opérer la formule proverbiale, qui risquait, par son brillant et la fascination qu’elle exerce, d’occulter une autre partie de son programme pragmatique : le « travail de suscitation », et surtout l’ambition d’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique » 417 . Ponge conçoit effectivement la monstration de la « fabrique » des textes, ou du moins des « moments critiques », comme une nécessaire relativisation de la perfection du poème. Cette volonté de nuancer la formule par la formulation est à la fois réactive - la « fermeté » des poèmes du Parti pris a été surévaluée par la première réception, aux dépens de l’« ambiguïté », qu’il faut donc accentuer - et correspond aussi à une mise en cause de ce modèle de connaissance où l’objectivité est entendue dans son sens traditionnel, par une mise entre parenthèses des sujets observants. Les Proêmes, destinés à ôter un peu de « leur superbe » aux poèmes, se situent du côté de la correction des interprétations proposées à propos du Parti pris, et s’apparentent dans cette perspective à une relativisation après-coup. La datation des manuscrits, telle qu’elle est justifiée dans Nioque de l’avant-printemps, marque en revanche la nécessité ressentie d’une élaboration plus fine de la « vérité » :

‘Si, depuis un certains temps, j’ai pris l’habitude de dater en tête chacun de mes manuscrits, au moment même que je les commence, c’est surtout parce que j’en suis venu à un tel doute quant à leur qualité, ou mettons quant à leurs rapports avec la « vérité » ou la « beauté », à une telle incertitude quant au parti qui pourra en être tiré, que je les considère tous, d’abord, sans exception, comme des documents, et veux pouvoir, si je ne parviens pas à en tirer une œuvre « définitive » (il faudrait pouvoir expliquer ce mot, dire quelles qualités sont requérables d’une œuvre qui mérite de n’être pas datée), les conserver par-devers moi (ou même les publier) dans leur ordre chronologique exact (NAP, II, 984).’

Ici, la notion de vérité est ressentie comme problématique, nécessairement relative et à élaborer en tenant compte du foyer de perception (le je), du moment de l’écriture, de la nécessaire co-construction de cette vérité relative par d’autres interprétants (lecteurs) : le modèle de la formule indiscutable, du proverbe imposant obéissance et admiration, n’est plus suffisant, et cette crise de la vérité est d’ailleurs conjointe à la remise en cause de la notion d’œuvre définitive 418 . Le mode d’adresse impliqué par ce revirement épistémologique est d’ailleurs directement en cause, ce fragment s’intitulant « EXPLICATION A QUI M’IMPORTE [§] (c’est-à-dire à ceux qui m’aiment ou m’aimeront…) ». D’après ce titre, le processus de formulation (par exhibition de « documents »)se justifie et s’effectue par l’obtention de l’« [amour] » du lecteur, qu’il faut conquérir : cela confirme que la séduction participe toujours de l’entreprise de conviction et de connaissance 419 . Mais il ne s’agit plus ici de « plaire à tous » par une formule indubitable, et le lectorat est à construire : il n’est pas limité a priori (le nombre de « ceux qui m’aiment, ou m’aimeront » étant indéterminé), mais il ne se conçoit plus comme idéalement infini. La vérité étant relativisée, plus locale, le public à qui elle est adressée est lui-même relatif (spécifique) à l’œuvre qui tente de la formuler.

Que la pratique des textes ouverts, du journal d’écriture, et la remise en cause de la forme poème nuancent l’idéal du verbe autoritaire s’imposant de lui-même est indiscutable, tant du point de vue de la conception que Ponge se fait de son écriture que des effets suscités. Il serait toutefois excessif d’opposer rigoureusement « l’infaillibilité » sidérante du poème au vacillement épistémologique, et partant à la plus grande souplesse rhétorique des textes « non poétiques », voire « anti-poétiques ». Outre que, nous l’avons vu, même les textes « clos » du Parti pris essayent d’échapper à la rigidité du mot d’ordre, les textes « ouverts » ne renoncent pas complètement à la « tentation autoritaire », qui perdure dans tout l’œuvre pongien. On en trouve sans doute les formulations les plus crues dans Pour un Malherbe, à des dates diverses. Le 4 août 1952, louant le refus du sentimentalisme de Malherbe, Ponge écrit ainsi : « Il ne parle pas pour se faire plaindre, mais pour convaincre (dans convaincre, il y a vaincre) » (PM, II, 52). Le 31 décembre 1954, l’idéal d’une parole autoritaire et formulaire est cette fois repris par Ponge pour son propre compte, afin de s’opposer à Aragon, Elsa Triolet et Guillevic 420 , dont l’humanisme risque selon lui de basculer à terme « vers un nouveau totalitarisme » :

‘Il faut donc que je fasse très attention à mes propres formules, si je ne veux pas (bien que moi aussi, comme Malherbe, je transcende évidemment tout rôle historique), si je ne veux pas, dis-je, pouvoir ensuite être considéré comme responsable d’un dogmatisme, qui triompherait.’ ‘Bien plus, il m’est peut-être possible, il m’est peut-être réservé ou imparti d’empêcher ce totalitarisme de triompher, si ma façon de révolutionner les esprits triomphe de la leur.’ ‘Il suffirait peut-être pour cela d’arriver à une telle clarté, à une telle beauté […] à une telle rigueur, à une telle évidence, à une telle autorité de mes expressions, qu’elles l’emportent sans conteste sur les leurs (ibid., 123).’

La problématique de l’expression se rejoue, en dépit de circonstances certes différentes, dans les mêmes termes que ceux qui ont prévalu à la formulation de l’idéal proverbial : face à une parole qui risque de se faire tyrannique, de réduire au silence toute tentative de porter une parole autre, il s’agit d’imposer un verbe plus ferme encore, lui-même capable de faire taire toute contestation (« sans conteste ») 421 .

Sans même recourir à ces pages si explicites du Malherbe, on peut noter la persistance de ce modèle autoritaire dans les textes où s’exhibe une posture anti-poétique. On a vu déjà que dans l’incipit de « L’Œillet » s’exprimait le désir d’une approbation « unanime et constante », d’un effet « nécessaire » du texte sur son public (RE, I, 356). La fin de « La Guêpe » permet également d’appréhender l’ambivalence qui sous-tend les formes d’écriture plus ouvertes dans leur rapport au lecteur : si le « quelconque critique » est invité à parler contre le texte, il ne peut s’en extraire complètement. La mise en scène de la parole lectoriale est un moyen de l’enclore dans l’œuvre, la capacité du texte à prévoir ses effets étant susceptible de provoquer une sidération aussi puissante que la formule exacte, qui amène le « lecteur critique » à « renoncer », et à « admirer » 422 . La Mounine pareillement, est un effort pour aboutir au « théorème », sous forme de « formule », qui permette d’extraire l’émotion contextuelle de ses circonstances pour en faire une « loi » (ibid., 423). Dans ces deux derniers cas cependant, l’idéal de la « formule » découverte par un seul et adoptée par tous sous forme de proverbe est corrigé au profit d’une recherche s’apparentant à une « co-réalisation » 423 collective. Réagissant au reproche d’Audisio selon lequel il chercherait (vainement) une « perfection quasi-scientifique », Ponge reformule ainsi sa démarche :

‘Ni un traité scientifique, ni l’encyclopédie, ni Littré : quelque chose de plus et de moins… et le moyen d’éviter la marqueterie sera de ne pas publier seulement la formule à laquelle on a pu croire avoir abouti, mais de publier l’histoire complète de sa recherche, le journal de son exploration… (ibid., 425-426).’

Le passage d’une poétique de la formule, dont la vérité s’impose d’elle-même et ne demande qu’à être approuvée, à une esthétique de la formulation qui impose de renouveler les modalités de la conviction et de la persuasion est ici explicite 424 . Avant d’étudier plus précisément quels actes cette seconde conception de l’élaboration de connaissance requiert de la part du lecteur, il convenait de souligner qu’elle se déploie à partir d’un idéal autoritaire qu’elle fait passer au second plan sans l’effacer complètement.

La repragmatisation apparaît très tôt comme un idéal de l’écriture selon Ponge : l’écrit littéraire, partiellement dépragmatisé, doit certes s’appréhender selon des modes de perception distincts de ceux qui prévalent dans les échanges courants, mais la réfection de la réalité par les œuvres ne peut être effective que grâce à un acte du lecteur, fort du savoir inédit qui lui a été proposé. Pourtant, si ce savoir se conçoit bien comme un moyen de lutter contre des forces oppressives qui réduisent au silence, il se transmet par des « formules frappantes », des « proverbes » dont le lecteur est amené à éprouver aussi l’autorité. La lecture consciente, réfléchie et réflexive 425 que les textes s’appliquent à susciter, permet cependant de réintroduire du « jeu » qui met à distance l’autoritarisme de certaines postures de Ponge. Il n’en reste pas moins que le texte à visée didactique fait exemple par la démonstration de force qu’il propose : la connaissance contenue dans la formule se transmet également grâce à l’acquiescement stupéfait d’un lecteur convaincu, vaincu.

Mais ce modèle d’une objectivité absolue, d’une vérité formulable sans reste et transmissible de façon unilatérale à des lecteurs réceptacles, coexiste étroitement avec d’autres postures, qui contribuent d’ailleurs à le miner de l’intérieur des textes. La prise en compte du caractère relatif et processuel de toute vérité, de la nécessité d’une participation effective du lecteur à leur élaboration, et de la nécessité corrélative d’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique », imposent à Ponge d’inventer d’autres modalités de communication.

Notes
408.

« Notes d’un poème (sur Mallarmé) », PR, I, 182. Les deux textes (« Examen des “Fables logiques” » et « Notes d’un poème ») sont contemporains.

409.

Par exemple en 1924, dans « Au lecteur » : « Qu’on ne me laisse pas dire ce que je ne veux pas : j’ai voulu plaire à tous. [§] C’est une entreprise difficile et présomptueuse » (NNR I, II, 1063).

410.

C’est bien le sens que revêt la formule dans « Le Lion et le rat » : « on a souvent besoin d’un plus petit que soi », et le service que le lion rend au rat est payé en retour. En sauvant la vie du rat, le lion a créé une obligation à son égard (Fables, II, 11).

411.

I. Higgins, « Ponge des proverbes » (« Proverbial Ponge », 1979), Revue des Sciences Humaines (« Ponge à l’étude »), op. cit., p. 89.

412.

L’attitude à l’égard du proverbe est en cela similaire à celle adoptée à l’égard de la poésie : ils ne sont pas reçus et acceptés tels quels, mais refaits, redéfinis à partir de textes particuliers. Philippe Met note bien ce renversement pongien à propos du lieu commun : « Francis Ponge articule précisément son travail d’écriture autour de cette dialectique de l’universel et du particulier - à ceci près qu’il lui importe non pas tant de puiser dans le général à des fins personnelles, que, à rebours, de produire du commun à partir du plus idiosyncrasique » (Formules de la poésie. Etudes sur Ponge, Leiris, Char et Du Bouchet, Paris, PUF, « Ecriture », 1999, p. 35).

413.

Sur la distinction entre le proverbe pongien et la « sagesse des nations », voir I. Higgins, « Ponge des proverbes », op. cit., p. 90-100 notamment : alors que « le danger que comporte la sagesse rassurante du proverbe […] est la menace que représente l’acceptation complaisante des idées reçues », les proverbes de Ponge « représentent exemplairement une négation dialectique du monde et du langage considérés comme donnés » (respectivement p. 91 et 100).

414.

Dans sa « manière de mal supporter l’oppression », l’orange « est trop passive, - et ce sacrifice odorant… c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment » (Le Parti pris des choses, I, 20). Cette dernière phrase a du reste les attributs du proverbe, y compris formellement : les assonances, l’alexandrin blanc, la rendent facilement mémorisable, de même que son caractère général permet de l’appliquer en des circonstances diverses.

415.

Nous empruntons cette formule à Bénédicte Gorrillot (Le Discours rhétorique de Francis Ponge, thèse de doctorat, Université Paris III, 2003, p. 108).

416.

Par exemple : I. Higgins : « Ces proverbes sont bien plus que des formules, ce sont des formulations » (« Ponge des proverbes », op. cit., p. 103) ; J.-M. Gleize et B. Veck : « La Formulation en Acte, c’est cela : le compte-rendu de la relativité, la transposition pratique d’un relativisme généralisé. D’où les textes comme “documents” […], la datation de toute formulation acquise (qui dès lors ne peut être comprise que comme un moment, comme vérité d’un moment, dans son concret de présent relatif) » (Actes ou textes, op. cit., p. 52). Philippe Met voit quant à lui dans la poétique de Ponge une « oscillation entre formule et formulation » : « dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de (donner) forme, même si ce sont tantôt le résultat ou le produit, tantôt le processus ou la production qui se trouvent accentués » (Formules de la poésie, op. cit.,p. 12).

417.

Respectivement : « Des raisons d’écrire » (Proêmes, I, 196) et « Rhétorique » (ibid., 193).

418.

Sur l’évolution de la notion de vérité chez Ponge, voir supra II.1.2.1.2. « “Vérité”, “Réalité” : des sciences ambiguës ».

419.

« Ponge cumule rigidité didactique et coup de force persuasif » (B. Gorrillot, Le Discours rhétorique de Francis Ponge, op. cit., p. 313).

420.

Et, plus généralement, au groupe d’écrivains constitué autour d’Aragon et des Lettres françaises.

421.

On objectera que, figurant dans le dossier qu’est le Pour un Malherbe, ces phrases ont une portée toute relative, le contexte les ramenant à une juste mesure, d’autant que l’autorité de la formule y apparaît comme un idéal plus ou moins inaccessible (« Il suffirait peut-être… »). Elles n’en soulignent pas moins que, même nuancé, l’autoritarisme de Ponge est un des traits pérennes de sa poétique, autoritarisme propre à celui qui se veut dans ces pages auteur : « Il faut aussi, peut-être, que je m’occupe dans une certaine mesure de tactique, et de créer mon école » (ibid., 124).

422.

A cet égard, « La Guêpe » réalise le programme que s’était fixé Ponge dès 1924, dans « Ils courent pour suivre l’idée… » : « Ne pas “avoir de retard”, donner au lecteur l’impression qu’on s’est déjà posé toutes les questions qu’il se pose, qu’on s’est placé à tous les points de vue critiques possibles » (PE, II, 1039). Cécile Hayez-Melckenbeeck parle à ce propos de « colmatage » : Ponge tend à combler les lacunes de son texte, et par-là même son lecteur, avec toutes les ambiguïtés que comporte ce verbe (Prose sur le nom de Ponge, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, « Objet », 2000, p. 15-16).

423.

Selon le mot de Vincent Kaufmann, Le Livre et ses adresses, op. cit., p. 162.

424.

Explicite, bien que ce passage soit réversible, et la transition d’un modèle à l’autre à peine perceptible : dans la même page, Ponge réaffirme son ambition d’aboutir à des proverbes, en citant une fois encore « Le Lion et le rat ». Mais cette fois, la « perfection quasi-scientifique » de La Fontaine tient au fait qu’il donne à lire « une naissance de formule » (ibid., 426, nous soulignons).

425.

S’adressant donc, de façon privilégiée, au lectant, pour reprendre les catégories définies par Michel Picard dans La Lecture comme jeu.