La connaissance qui s’élabore dans l’écriture, selon Ponge et Sarraute, suppose que ce qui est habituellement admis comme réalité ne soit plus considéré comme donné d’emblée, en un tout constitué, cohérent et intangible. Convaincre le lecteur que la réalité peut effectivement s’enrichir d’éléments jusqu’à présent inconnus car inaperçus et innommés, exige donc d’amener le lecteur à interroger ce qu’il reconnaît habituellement comme réel. C’est pourquoi se fait jour la nécessité pour les deux écrivains de constituer dans leurs écrits des modes de communication distincts de ceux qui prévalent dans les échanges courants, et qui font obstacle à la perception et à la formulation de cette réalité inédite que, chacun pour leur propre compte, Ponge et Sarraute essayent d’explorer. Ce que nous avons appelé « espace de la lecture » désigne ce lieu que chacun essaye d’instaurer, lieu où peuvent s’expérimenter d’autres modes d’appréhension de la réalité, d’échanges, d’autres façons de parler aussi.
Cet espace où il est possible d’appréhender les choses et les êtres dans une relative indétermination, où les paroles ne sont pas contraintes par des situations d’énonciation qui assignent par avance des places fixes, s’inscrit délibérément dans la littérature, catégorie que Ponge et Sarraute ne remettent jamais en cause. Le caractère fictionnel des Tropismes, la langue travaillée de ces courts textes de prose sont, entre autres, des moyens pour Sarraute de revendiquer une lecture littéraire pour son premier livre. La caractérisation générique de Portrait d’un inconnu et de Martereau, si elle n’est pas sans ambiguïtés, participe également de cette inscription dans la littérature. Ponge situe son entreprise de façon tout aussi délibérée dans l’institution littéraire : la littérarité de ses textes est a priori moins « constitutive » (Genette), du fait notamment de leur caractère non fictionnel, mais est néanmoins immédiatement perceptible 468 . Les « Trois poésies » qui constituent la première section des Douze petits écrits, la « préciosité » des pièces du Parti pris des choses, les multiples réflexions métapoétiques, notamment dans les textes dossiers, tendent sans ambiguïté à conférer à ses œuvres un statut littéraire 469 . L’écrit littéraire, dont les contraintes de représentation sont plus souples que l’échange oral ou l’écrit dit référentiel, se caractérise notamment par la négation d’un certain nombre d’éléments qui sont communément donnés d’avance : cette indétermination est propre à amener le lecteur à faire un pas de côté par rapport à ce qu’il considère comme l’évidence de la réalité, la situation de communication et l’univers référentiel étant dans l’écrit littéraire à construire, et non préétablis. Mais si l’espace de la lecture se situe bien pour Ponge et Sarraute dans la littérature, la littérature ne constitue pas à elle seule une garantie suffisante, et il convient pour tous deux de spécifier le lieu d’où ils veulent qu’on les lise, en accentuant notamment ces caractéristiques de l’écrit littéraire. Les blancs résultant des négations propres à l’écrit sont en général perçus comme des lacunes comblées, par automatisme, par des représentations déjà disponibles, afin d’homogénéiser les textes selon des critères de représentation « réaliste » 470 . Or « l’autre réalité » 471 que Ponge et Sarraute tentent de dégager se construit précisément contre ces représentations mobilisées de façon impensée, qui occultent les aspects inaperçus et inédits du réel. Pour que soit perçue « l’autre réalité », il est donc nécessaire de bloquer la tendance, spontanée dans la lecture, à ramener l’inconnu à du connu par la projection de représentations préconstruites. C’est pourquoi les écrits de Ponge et de Sarraute multiplient les « disjonctions » (Iser), qui empêchent que les « blancs » soient hâtivement comblés par une activité imageante incontrôlée du lecteur, qui annulerait du même coup la dépragmatisation permise par l’énonciation en contexte littéraire. Très vite, il apparaît que le catalogue du Parti pris des choses ne recouvre pas exactement l’ensemble des objets que nous appréhendons quotidiennement, que les personnages des fictions de Sarraute ne ressemblent pas complètement, ou ressemblent d’une façon indirecte et complexe, aux personnes que nous croisons dans la vie courante. Les lecteurs de Ponge et de Sarraute sont donc invités à faire retour sur leurs pratiques de lecture : par ces négations secondaires, l’élaboration de représentations stables et cohérentes est rendue problématique, de sorte que la continuité spontanément postulée entre monde du texte et monde préalablement considéré comme réel ne va plus de soi, et que la référenciation des œuvres devient un processus conscient et indécis. L’accentuation des ressources propres de l’écrit littéraire lie donc étroitement la question de la connaissance à produire et à transmettre (qui engage la référenciation) et la « leçon de lecture » qu’il s’agit dans le même temps de dispenser aux lecteurs 472 . Mais, alors que Ponge insiste en maints endroits sur l’importance du caractère écrit de son œuvre, importance perceptible même typographiquement, avec l’utilisation des capitales qui rapprochent visuellement ses textes des inscriptions gravées, Sarraute décrit plus volontiers son écriture comme un effort pour faire entrer l’oralité dans la littérature 473 . Toutefois, il apparaît bien que, réciproquement, la plongée dans la conversation opérée par Sarraute ne peut s’effectuer que par les moyens de l’écrit. La différence dans la manière dont les deux écrivains appréhendent le clivage entre l’oral et l’écrit mérite cependant d’être précisée : initialement, Ponge choisit délibérément l’écrit contre les insuffisances de la conversation parlée, quitte à ce que ses textes fassent l’objet d’une repragmatisation orale, tandis que Sarraute utilise l’écrit pour mieux étudier les échanges oraux, qui constituent son terrain d’exploration. Du point de vue plus spécifique de la réception, la présence d’un langage familier, quotidien, dans l’écrit littéraire, est aussi un moyen pour elle de démystifier le « beau langage » littéraire, et de déstabiliser les attentes des lecteurs 474 .
Le cadre littéraire, s’il est ressenti comme une nécessité, ne permet pas à lui seul de garantir le succès des actes de langage à accomplir. Et ce d’autant moins que, comme institution, la littérature tend à réinstaurer des rôles préétablis, des positions plus ou moins stables dans la communication, des habitudes de perception favorisant la reconstitution dans la lecture des stéréotypes qui, précisément, risquent de mettre en cause les référents à construire (tropisme, qualité différentielle des choses refaites dans les textes). Cette « précompréhension » (Dufays) des œuvres par le biais de réflexes perceptifs acquis antérieurement, par des catégories prédéfinies, se manifeste particulièrement dans l’approche générique : rattacher une œuvre à un genre, c’est tenter de réduire l’étrangeté qu’elle constitue de prime abord à un ensemble plus vaste, partiellement connu. Or cette tendance est perçue comme dangereuse par les deux écrivains, puisqu’elle reproduit à l’échelle de l’appréhension d’un livre le processus de colmatage des blancs, de réduction de l’étrangeté qui tend à prévaloir dans le décryptage de détail des textes. Le singulier, le particulier qui n’a pas de nom, qui objecte aux catégories verbales disponibles, telle est la réalité que Ponge et Sarraute essayent de constituer dans l’écriture. Afin qu’elle soit perçue dans la lecture, il est donc nécessaire de former un lectorat capable de se déprendre des catégories subsumantes et des représentations préconstruites. La déstabilisation des attentes génériques s’avère donc un enjeu majeur dans l’instauration d’un lien avec un lectorat à constituer : si l’espace de la lecture que chacun cherche à construire se situe bien dans le domaine de la littérature, il ne saurait se laisser délimiter par les découpages génériques qui organisent ce domaine.
Ponge et Sarraute mettent ainsi en place des stratégies diverses et complexes pour rendre problématique la catégorisation générique de leurs œuvres, stratégies qui répondent à des préoccupations pragmatiques proches, mais dont il faut néanmoins préciser les enjeux spécifiques. Se situant du côté de la fiction, pratiquant une écriture plutôt narrative, c’est par rapport au genre « roman » que Sarraute est amenée à se positionner. Partant de la poésie, Ponge est conduit à se situer par rapport à d’autres horizons d’attente. Si, en dernière instance, les rapports polémiques que l’un et l’autre entretiennent avec les catégories génériques touchent bien à des questions de référence et d’attitudes de lecture à susciter, leurs trajectoires sont en outre distinctes : Sarraute part d’une forme indéterminée pour finalement revendiquer de façon ambivalente l’étiquette « roman », tandis que Ponge propose d’abord des objets se laissant assez aisément appréhender comme des poèmes avant d’adopter une posture anti-poétique.
Les proses courtes et narratives des Tropismes découragent d’emblée toute tentative des lecteurs pour proposer une assignation générique stable au livre, pour le caractériser de façon définitive, puisque, nous l’avons vu, le pacte de lecture proposé est minimal, et les indices de généricité trop contradictoires pour qu’une catégorie s’impose avec certitude. La façon dont le lecteur est amené à appréhender le livre redouble, ou plutôt se confond avec la difficulté qu’il rencontre dans le cours de sa lecture à faire référer « cela » qui, dans l’univers de la fiction, trouble la constitution de représentations connues, et crée un hiatus entre ce qui est habituellement reconnu comme réel, et la réalité qui prévaut dans le monde fictionnel. « Cela », à l’image du titre énigmatique de l’œuvre, semble ne renvoyer à rien de connu dans l’ordre de la réalité admise, de même que Tropismes, le livre, ne se laisse pas aisément rattacher à des catégories admises dans l’ordre de la littérature. « L’autre réalité » est ce qui n’a pas de nom, Tropismes se présente comme une « prose sans nom » 475 . L’impossible assignation générique de l’œuvre reproduit ce qui se joue au sein de chacune de ses pièces : « le texte et le nom sont pour toujours radicalement étrangers l’un à l’autre » 476 .
« L’autre réalité » se manifeste donc « toute crue » dans Tropismes, heurtant de front les habitudes de perception et battant en brèche les réflexes de lecture. Mais dès Portrait d’un inconnu, et pour une longue période 477 , Sarraute choisit de placer son œuvre sous la bannière du roman. Un tel choix trouve sans doute une partie de sa motivation dans la nécessité de trouver un terrain d’entente minimal avec un lectorat, en tenant compte de ses catégories de perception. Mais une telle insertion dans un genre constitué ne signifie pas pourtant que « l’autre réalité » soit préhensible à travers une grille de lecture préexistante. En effet, l’isomorphisme que nous avons relevé à propos de Tropismes,entre la manière dont se manifestent les tropismes dans le livre, et la façon dont ce livre se présente à son lecteur, est mis en place dans les livres suivants, compte tenu cette fois du cadre romanesque. La « substance innommable » qu’il s’agit de donner à éprouver perturbe ce qui est reconnu comme réalité, et se situe dans les interstices de la réalité admise : ce conflit entre deux réalités est même largement thématisé dans Portrait d’un inconnu et Martereau. De même, ces deux « romans »créent une brèche entre la catégorie qui est censée les englober, et leur poétique, qui la conteste de l’intérieur : personnage, intrigue, les traits définitoires du roman apparaissent peu pertinents pour aborder l’œuvre. Le lecteur est donc amené à expérimenter à propos du nom de genre ce que découvre le narrateur à propos du nom de Martereau : c’est un leurre, créant une unité factice qui masque une réalité plus complexe, jusque là inaperçue. La problématisation de la catégorie générique opère donc à deux niveaux : d’un point de vue qu’on pourrait qualifier d’épistémologique, elle amène les lecteurs à s’interroger sur le caractère fallacieux de toute désignation stable. Du point de vue de la référenciation, cette contestation interne cherche à bloquer la projection dans le texte de représentations associées habituellement au genre (personnages « typés », événements narrés, etc.), représentations susceptibles d’occulter la perception de l’innommable qu’il s’agit de transmettre. Même placée sous une étiquette générique, les textes continuent à résister au nom et à la catégorisation.
Parallèlement à ce travail de sape de l’intérieur, Sarraute mène une œuvre critique sur la forme romanesque, ce qui pourrait faire accroire dans un premier temps qu’elle accorde une importance certaine au genre en tant que tel. Mais sa réflexion se déploie dans deux directions, qui finalement tendent à vider le genre de tout contenu substantiel, et de sa fonction catégorisante : d’une part, le domaine du roman est étendu jusqu’à s’identifier tendanciellement à la littérature même, et devient, à la suite d’un mouvement initié au XIXe siècle, une « grande forme vague », un « “genre indéfini”, forme évidente qui abolit la question du genre » 478 . D’autre part, les critères qu’utilise Sarraute pour redéfinir, non pas tant le genre qu’une authentique démarche d’écrivain, coïncident exactement avec ce qu’elle entreprend pour mettre au jour les tropismes : « roman », dans cette perspective, désigne moins une classe d’œuvres, ou un critère de regroupement, qu’une œuvre particulière.
L’inscription générique finalement adoptée par Sarraute ne signifie donc pas un assentiment, mais est l’occasion de donner à éprouver le conflictuel rapport au nom, en quoi consiste précisément l’expérience de lecture qu’il s’agit de provoquer, et qui est un préalable indispensable à l’appréhension de la réalité inédite qu’il s’agit de partager, le tropisme.
La déstabilisation générique que Ponge opère pour son compte ne revêt pas le même sens, et ne se situe pas par rapport aux mêmes attendus génériques. La nomination, à laquelle s’efforce d’échapper Sarraute, constitue ainsi pour Ponge un acte de connaissance central, ce qui distingue nettement les deux démarches, ainsi que le remarque Françoise Asso :
‘Résistance au genre, qui veut que l’objet soit adéquat, déjà connu comme tel ; résistance au connu, tout simplement, laquelle prend ici et là deux formes différentes, voire opposées : si le texte de Ponge doit être tel que « le nom ne soit pas utile », il le donne cependant, ce nom, et avec insistance, dans le titre et, quasi systématiquement, dans la première phrase 479 .’Pour Ponge comme pour Sarraute en effet, il s’agit de donner à lire de l’inédit à propos de la « moindre chose », des mots les plus quotidiens, et, pour ce faire, de lutter contre l’impression trompeuse de déjà connu. C’est dans cette perspective qu’intervient la question générique : la question du nom du texte (son genre), et du nom de la chose, l’inscription générique (la façon dont on prend la parole, dont on se fait lire) et la façon d’appréhender le réel sont intimement liées pour l’un comme pour l’autre écrivains. Mais, alors que le nom apparaît étranger au réel que Sarraute invente dans ses textes, la tension vers la nomination constitue un mouvement essentiel de la dynamique pongienne, que les textes cherchent à susciter dans la lecture.
La nomination est bien en dernière instance ce qui permet selon Ponge de constituer une connaissance, et sous-tend tout effort légitime d’objectivation. Mais le nom ne se donne pas comme une évidence. Si les choses restent à connaître, si une parole est encore nécessaire à leur propos, c’est bien qu’il existe un écart entre leur « réalité », qu’il s’agit de construire dans les textes, et ce que nous croyons en savoir, lorsqu’on en parle habituellement. « Résister au connu » implique donc de (faire) prendre conscience de l’hiatus entre mots et choses, mais aussi du rôle du nom dans la constitution de la chose : pour susciter chez le lecteur le désir de connaître ce qui semblait déjà connu, il faut donc que le nom perde son évidence. Les « choses » explorées dans Le Parti pris ne sont pas aussi familières qu’on pourrait s’y attendre en consultant la table des matières ; de même, « poésie » ne dit pas immédiatement ce qu’est vraiment le livre. De fait, la lecture du recueil, comme déjà celle des Douze petits écrits, rend sensible une position polémique à l’égard de ce qui s’entend de façon dominante comme poésie : le choix de « sujets » prosaïques, la mise à distance de toute expression subjective, et plus encore l’exhibition d’une visée didactique et descriptive instaurent une tension entre l’horizon d’attente créé par la forme poème, et ce face à quoi le lecteur se trouve en ouvrant les premiers livres de Francis Ponge. Ce que l’on croit connaître de la poésie, les idées abstraites que l’on se fait à son sujet, perdent de leur évidence, sont à reconsidérer. Dans le même temps, le confort des habitudes éventuellement acquises par le lecteur de poésie sont mises en cause, habitudes qui conduisent à faire passer au second plan des actes de langage comme « enseigner » ou « décrire » : contraint à renoncer à des réflexes génériques préalables, le lecteur est amené à faire retour sur sa lecture, et simultanément à accorder plus d’attention à ce qui se dit effectivement des « choses » et de la langue. « Leçon de lecture » et « leçon de choses » sont donc conjointes, et toutes deux rendues possibles par cette inscription d’emblée problématique de Ponge dans la poésie. En outre, son œuvre manifeste très tôt une grande diversité formelle, Ponge proposant des genres poétiques marginalisés comme l’apologue ou la satire, s’appropriant des formes non poétiques à l’origine (le « proême » par exemple), ou créant de toutes pièces des formes nouvelles, comme les sapates : c’est dire d’emblée que l’œuvre ne coïncide que partiellement avec ce que l’on reçoit communément comme poétique.
Le conflit avec « la poésie » devient au début des années 1940 beaucoup plus explicite, au moment où Ponge affirme de plus en plus son ambition de connaissance dans l’écriture, connaissance qui passe par le rejet d’une approche idéaliste de la réalité - c’est-à-dire fondée sur des « idées » - et où la nomination est davantage conçue comme un processus asymptotique, relatif, plutôt qu’un résultat à montrer (à publier). Cette généricité problématique est, dans les textes de cette période, systématiquement thématisée, et s’impose dans l’appréhension des textes, de sorte que les lecteurs ne peuvent éviter de s’interroger sur le statut des œuvres qu’ils lisent. Deux conceptions de la poésie se font d’ailleurs jour, parfois simultanément, sous la plume de Ponge : son entreprise se décrit comme un « effort contre la “poésie” » 480 et comme la tentative pour élaborer quelque chose de neuf qui « un jour […] pourra aussi légitimement être appelée poésie » 481 . Les textes agissent sur le nom qui est censé les catégoriser comme ils traitent des « choses » : il s’agit de réfuter les « idées », et les habitudes de parole qui oblitèrent le réel, pour refaire et redéfinir dans l’écriture. En faisant de la poésie - y compris comme repoussoir - une catégorie d’appréhension des œuvres, Ponge appelle son lecteur à prolonger l’effort de nomination qui guide son écriture, nomination exigeant que soit perçue la « qualité différentielle » de l’œuvre particulière à l’égard de la catégorie subsumante (la poésie).
Les attendus génériques contre lesquels Ponge prend position ne sont donc évidemment pas les mêmes que ceux que combat Sarraute : alors que les stéréotypes romanesques qu’il s’agit de déjouer portent essentiellement sur l’intrigue et les personnages, les attendus poétiques rejetés par Ponge recoupent un ensemble à la fois thématique (subjectivité, intériorité), et pragmatique (rejet du didactisme et de la description). Dans les deux cas néanmoins, le positionnement générique complexe est directement lié à l’ambition heuristique, et à des enjeux de référenciation : les stéréotypes génériques relayent dans l’échange littéraire les stéréotypes verbaux et idéologiques contre lesquels s’invente la réalité nouvelle que l’un et l’autre cherchent à connaître. Le personnage de roman occulte les « mouvements » invisibles qu’il s’agit de rendre perceptibles ; l’idée de la « poésie » fait obstacle à l’appréhension de la « qualité différentielle » que le texte tente de dégager.
En outre, si les postures adoptées par Sarraute et Ponge à l’égard des catégories génériques diffèrent, elles n’en renvoient pas moins à des stratégies pragmatiques comparables. L’étiquette « roman » est dans un deuxième temps assumée par Sarraute, pour que finalement le nom de genre apparaisse comme extérieur à l’œuvre, quitte à ce que, par une réfection du genre après coup, ce nom finisse par recouper exactement le domaine de l’œuvre propre. La catégorie « poésie » est à un moment donné violemment contestée par Ponge, mais la désignation du texte apparaît comme un enjeu central, rendu explicite dans les textes, éventuellement susceptibles de redéfinir le genre. Dans les deux cas, le rapport d’inclusion genre/œuvre est virtuellement inversé, les textes tendant à redéfinir la catégorie censée les englober : il s’agit pour Ponge comme pour Sarraute de récuser les prédéterminations génériques de la lecture, de former un lectorat plus spécifique à leur œuvre, susceptible à terme de modifier plus généralement les catégorisations littéraires.
Cette formation d’un lecteur spécifique est en effet rendue possible par l’usage que les deux écrivains font des catégories génériques, et qui amène leur lecteur à épouser étroitement les contours de leur démarche. Le lecteur se trouve ainsi dans le même rapport à l’œuvre que le texte à l’égard du réel qu’il cherche à capter : le texte sarrautien est étranger au nom de genre comme les « mouvements » dont il parle sont rétifs à toute nomination ; la chose qu’est le texte pongien appelle un effort de nomination sans cesse à recommencer, tout comme ce texte est lui-même tension vers la formulation.
Mais cette relation isomorphe facilite également la mise en acte dans le processus de lecture de ce qui est mis en jeu dans le texte. La mobilité des points de vue qu’imposent les œuvres de Sarraute, l’impossibilité où se trouve placé le lecteur d’occuper un lieu stable, de pouvoir désigner ce qui se passe dans sa lecture, contribue à ce que se produise effectivement durant la lecture les « mouvements » dont il est question dans le texte. L’activité de nomination que suscitent les textes de Ponge invite leur lecteur à refaire le geste même du texte qu’est la « Formulation en Acte » 482 , d’autant que celui-ci tend idéalement à présenter des qualités homologues à celles de la « chose » : nommer le texte, c’est donc du même coup accomplir l’acte par lequel la chose est connue. Les postures génériques de Sarraute et de Ponge tendent ainsi toutes deux à ce que la lecture se constitue en expérience réelle, comme telle capable de modifier ce qui était préalablement reconnu comme la réalité, dont les contours se trouvent du même coup modifiés.
Les espaces de la lecture qu’instaurent Ponge et Sarraute sont donc des lieux d’expérimentation verbale distincts des pratiques courantes, mais non clos : la mise en cause des catégories génériques apparaît bien comme un acte communicationnel permettant, et même appelant des mouvements d’aller et retour entre le texte et son dehors. Des espaces aux frontières poreuses donc, où puissent se réélaborer les contours et les modes d’appréhension (sensorielle et verbale) de ce qui constitue la réalité, par la repragmatisation de la lecture. Espaces d’expérience et d’expérimentation communes, qui en un sens s’apparentent à des lieux communs.
Les deux œuvres entretiennent du reste un rapport ambivalent avec cette notion. Si, comme on l’a vu, le lieu commun, entendu comme stéréotype, est ce contre quoi s’érige chacune des deux œuvres, il peut aussi constituer un horizon désirable au sens où il désigne la possibilité de mettre quelque chose en commun. Ce renversement axiologique de la notion est particulièrement sensible chez Ponge, qui en certains endroits renoue avec le sens argumentatif que la rhétorique classique donnait au terme : Ponge y fait de la création de lieux communs (ou proverbes) la marque d’un écrit réussi (pragmatiquement, donc esthétiquement). En tant qu’idée abstraite reçue sans examen critique, le lieu commun est inacceptable ; comme création en prise avec le réel, création faisant l’objet d’une appropriation collective, il est désirable 483 . En prise avec le réel, et donnant prise sur lui : l’idéal proverbial de Ponge correspond à l’aspiration à un verbe fort et autoritaire. Le proverbe donne des outils à ses lecteurs pour s’imposer « dans une conversation courante », et en même temps il prouve son efficacité du fait que la parole d’un seul s’est imposée à tous - non pas certes par des rapports de force socio-politiques, mais par la justesse immanente à l’expression elle-même.
L’ambivalence de la poétique de Sarraute à l’égard de la notion de lieu commun est d’une toute autre nature, et revêt un sens en quelque sorte opposé : en tant que terrain d’élection des tropismes, les « [masquant] etles [révélant] » tout à la fois (ES, 1554), le lieu commun fait bien l’objet d’une attention minutieuse. Mais cet intérêt ne s’accompagne jamais d’une réhabilitation, et son caractère nocif se confirme à l’examen : ciment d’un groupe, le lieu commun est le lieu même où se déchaînent la violence et les rapports de pouvoir, rendus perceptibles par le déploiement dans l’écriture des tropismes. Le lieu commun ne saurait donc représenter un idéal éthique ou esthétique, et c’est même contre lui que doit lutter le livre, pour qu’un échange authentique puisse s’instaurer avec le lecteur. La lecture idéale telle que la représente Sarraute, par exemple dans « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », est une pratique individuelle, désocialisée, elle s’effectue même contre le groupe. A l’inverse, au moment où l’œuvre devient un objet social, l’« événement neuf » (PV, 1523) qu’est l’œuvre disparaît, pris dans le jeu des conversations, recouvert par les rapports de pouvoir, les poncifs dictés par le « terrible désir d’établir un contact » 484 et de maintenir la cohésion du groupe 485 .
Alors que l’espace pongien de la lecture est d’emblée un espace public, un « Louvre de lecture », pour reprendre la formule des « Notes pour un coquillage » (PPC, I, 40), espace collectif où se rejoue la question de l’autorité, l’espace d’échange qu’invente Sarraute est désocialisé, tente d’échapper aux rapports de force, ou du moins les rend aussi invisibles que possible. Mais, pour désocialisé qu’il se veuille, ce lieu d’échange n’en est pas pour autant dépolitisé : en déstabilisant les « paysages ontologiques » dominants, « l’autre réalité » dont Sarraute cherche à montrer l’existence attaque « la rigidité des croyances religieuses, et plus généralement les dogmatismes de toutes sortes » 486 qui, selon Thomas Pavel, s’appuient précisément sur une fixité de l’espace ontologique. La mise en cause de la répartition des espaces ontologiques, qui « fournit le schéma d’organisation des croyances d’une communauté » 487 , intéresse donc aussi les modes d’organisation collectifs auxquels appartiennent les lecteurs. Mais, bien que ce questionnement soit politique, Sarraute le porte en s’adressant à chacun de ses lecteurs, individuellement, le lectorat n’étant jamais considéré chez elle en tant que groupe, de sorte que les incidences politiques de sa poétique n’apparaissent qu’indirectement. Alors que Ponge s’adresse d’emblée à la collectivité des hommes, à l’on, rêvant de faire advenir une humanité nouvelle, Sarraute parle à des individus, la communauté qui pourrait en résulter étant hypothétique, précaire et dispersée.
L’œuvre littéraire telle que la conçoivent et la pratiquent Ponge et Sarraute est indissociablement le fruit d’actes de création et de réception, les deux étant de fait intimement mêlés. La lecture se trouve ainsi inscrite dans les œuvres, manifestant l’indispensable approche de lecteur qui seule est à même de les légitimer, de les compléter et d’en vérifier l’efficace.
Mais si la lecture est pour partie inscrite dans les textes, elle relève par définition d’un hors texte, les actes de lecture en constituant un prolongement désiré, mais nécessairement situés au-delà d’eux : c’est cette confrontation entre le lecteur désiré, inscrit, et les premiers lecteurs empiriques, les premiers discours (ou actes de lecture) tenus sur les œuvres, qu’il nous revient à présent d’aborder.
« Perceptible », selon la partition des genres du discours (dont le discours littéraire) que Ponge partage avec ses contemporains. Il ne s’agit pas ici de considérer que des critères formels anhistoriques de littérarité puissent être définis.
Le fait que Ponge ait envisagé de faire paraître certaines pièces du Parti pris des choses dans une collection d’ouvrages éducatifs pour enfants paraît en première approche contredire cette interprétation. Mais le public visé aurait permis une certaine souplesse à l’égard des impératifs de représentation réaliste prévalant dans les ouvrages didactiques standards. Or, c’est précisément l’enjeu selon nous de l’inscription par Ponge de ses écrits dans l’institution littéraire. Un tel contexte éditorial aurait facilité la repragmatisation de la lecture, rendant peut-être plus problématique la nécessaire dépragmatisation préalable, sans toutefois modifier fondamentalement les enjeux de communication de l’œuvre.
« Réaliste » étant à entendre ici comme conforme à une représentation de la réalité préalable à la lecture des œuvres.
Nous avons utilisé cette expression pour désigner l’effort de connaissance dans l’écriture tel que le conçoit Sarraute. Ponge l’emploie également pour désigner la perception de l’« œuvre d’art » : « Voilà une autre réalité, un autre monde extérieur, qui, lui aussi, me donne plus d’agrément qu’il ne sollicite le mien (côté scandaleux, provocant des nouveautés artistiques) » (« My creative Method », M, I, 518).
L’expression « leçon de lecture » est de Ponge, mais décrit également l’entreprise de Sarraute, qui doit elle aussi former son lecteur à l’appréhension de son œuvre, en allant à l’encontre de ses habitudes de lecture. Comme elle l’écrit dans « L’Ere du soupçon », il s’agit de « reprendre au lecteur son bien » (ES, 1585).
Elle dit en effet avoir été marquée par l’irruption de l’oralité dans la littérature, inaugurée selon elle par Voyage au bout de la nuit.
La fiction assurant, si l’on en croit Genette, un caractère constitutivement littéraire aux écrits de Sarraute, l’oralité représentée dans les œuvres permet de mettre en cause de l’intérieur la conception trop rigide du « langage littéraire » de certains lecteurs. Inversement, la littérarité des textes pongiens étant conditionnelle, les « écrits les plus écrits qui soient » sont une manière d’en marquer ostensiblement le caractère littéraire, le « tour oral » n’intervenant que dans un second temps, dans une repragmatisation de la lecture par « la voix même […] du lecteur » (PAT, 328).
F. Asso, « Une prose sans nom - A propos des Tropismes et du Parti pris des choses », communication au colloque international « Francis Ponge, résolument », du 1er au 3 avril 1999, à l’ENS Fontenay/Saint-Cloud.
Ibid.
Jusqu’à L’Usage de la parole, paru en 1980, tous les livres de fiction (mises à part évidemment les pièces de théâtre) porteront la mention « roman » en couverture, du moins lors de la première édition en collection « Blanche », les éditions de poche ne reprenant pas cette spécification générique, conformément à l’usage prévalant chez Gallimard.
F. Asso, « Une prose sans nom », op. cit.
Ibid.
Selon la formule du « Carnet du bois de pins », RE, I, 410.
« L’Œillet », RE, I, 356.
Selon la formule de Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, Actes ou textes, op. cit., p. 11.
Ce renversement n’est pas sans parenté avec le sort que réserve Ponge à « la poésie » : rejetée comme ensemble de codes préconstitués, elle est envisageable en tant que recréation, résultant du texte, sans lui préexister. A cette différence près que la poésie est toujours conjecturale, hypothétique, toujours suspecte d’accointances avec les idéalismes de toutes sortes.
« Terrible desire to establish contact », selon la formule de Katherine Mansfield que cite Sarraute à propos de Dostoïevski (ES, 1568).
Joyce et Rilke se trouvent ainsi « englués » dans une « ignoble compréhension » (Tr, XI, 17), Proust ou Rimbaud réduits à des « cas » étalés par le professeur au collège de France « aux yeux de son public » (Tr, XII, 18), la lecture de Rousseau n’est que l’occasion d’adopter une pose pour « le Vieux », qui « aime le genre “rêveries du promeneur solitaire” » (PI, 104). L’ensemble des Fruits d’or (1963) sera consacré à cette tombée de l’expérience de lecture dans le lieu commun.
T. Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 178.
Ibid., p. 181.