Chapitre III : Premiers contacts

Conférer à la lecture, comme le font Ponge et Sarraute, le pouvoir de vie ou de mort sur les œuvres, reconnaître que les lecteurs sont capables de réduire à « rien » la tentative de mettre au jour les tropismes, ou d’invalider la formulation de la « qualité différentielle », c’est faire de la publication une véritable épreuve du feu : avec les premiers textes critiques, l’espace de la lecture spécifique que l’un et l’autre auteur ont tenté d’inventer se trouve confronté directement aux catégories extérieures aux œuvres, à des schèmes de pensée qui leur préexistent. Mais ces comptes-rendus critiques ne se confondent pas avec les lectures idéales que les œuvres figurent parfois. La distinction est de taille, notamment en ce qui concerne Sarraute, pour qui le discours sur la littérature, surtout lorsqu’il se solidifie en dogme critique, risque d’occulter le texte ; elle l’oppose de façon récurrente au corps à corps anonyme et silencieux en quoi consiste la lecture véritable selon elle. La question est sensiblement différente pour Ponge, qui n’opère pas à l’origine de distinction fondamentale entre la lecture individuelle et la lecture publique : si les critiques sont figurés de façon souvent plaisante dans l’oeuvre 488 , ils ne sont pas a priori repoussés en tant que tels par les textes. Leur lecture, qui débouche sur une prise de parole publique, réalise même en quelque sorte le programme pragmatique de Ponge. Pourtant, ces critiques ne constituent pas le premier public visé par Ponge, qui dit parler à « ceux qui se taisent », ce qui n’est évidemment pas le cas de ses critiques, qui parlent et écrivent par profession (« Des Raisons d’écrire », PR, I, 196).

Si le témoignage critique est distinct de la lecture idéale, propre à l’œuvre, que l’un et l’autre écrivain cherchent à susciter, il constitue cependant un enjeu majeur. Les actes de lecture publics sont d’abord révélateurs de ce par rapport à quoi doivent se positionner les œuvres, des résistances ou assentiments qu’elles suscitent : les réflexes de lecture, les catégories mobilisées ont en ce sens valeur de symptôme des stéréotypes de lecture qui prévalent plus généralement dans le lectorat. Ils sont donc, malgré tout, représentatifs de la distance qui sépare le « lecteur impliqué » (Iser) ou « idéal » (U. Eco) des lecteurs empiriques que sont, aussi, les critiques. Mais ces actes de lecture sont particuliers : émanant de lecteurs professionnels, pris eux-mêmes dans des logiques institutionnelles, ils sont une manifestation publique de lecture qui vise à informer les lectures anonymes à venir. En cela, ils ont une importance certaine, puisqu’ils assurent une visibilité à l’œuvre, et constituent un relais incontournable vers les lectures individuelles : du point de vue des auteurs, ils sont donc à la fois un adjuvant indispensable à l’instauration d’une communication publique 489 , et un danger, dans la mesure où ils peuvent induire des modes de lecture étrangers, voire contraires aux œuvres, et se sédimenter en une doxa faisant écran à la lecture espérée. Les comptes-rendus critiques ont donc une double valeur : ils portent la trace de ce que produisent les œuvres sur leurs lecteurs, et, tout en constituant des témoignages de lecture, ils peuvent revêtir, en fonction de leur lieu d’énonciation et de l’autorité dont ils jouissent, une valeur prescriptive.

La réception est ainsi le lieu d’une confrontation entre les espaces de la lecture singuliers que l’un et l’autre écrivain tentent de créer, et l’espace public, déjà structuré, où ils sont perçus. Pour Ponge comme pour Sarraute, il s’agit d’une part de s’insérer dans cet espace public, et de l’autre d’y faire reconnaître leur spécificité. Si les deux écrivains ont connu de grandes difficultés à se faire publier, donc à matériellement figurer dans l’espace public, leur insertion y est manifeste à la fin des années 1950 : tous deux ont attiré l’attention de Sartre, la plus grande autorité intellectuelle de l’époque, et l’intérêt critique pour leurs œuvres va croissant. En ce qui concerne Ponge, cela ne lève pas toutes les difficultés de publication : il lui faut attendre 1948 pour publier à nouveau des livres 490 , 1952 pour que paraisse enfin La Rage de l’expression, et une grande partie de son œuvre reste inédite ou introuvable. Mais la NRF lui consacre un numéro d’hommage en 1956, preuve que Ponge est à cette date une figure importante dans le paysage littéraire. La situation de Sarraute à cette date paraît moins ambiguë : son sort éditorial est plus enviable, puisqu’elle devient finalement un auteur de la maison Gallimard, qui, en 1956, réédite Portrait d’un inconnu, paru chez Robert Marin huit ans auparavant, et publie L’Ere du soupçon. En 1957, Alain Robbe-Grillet, alors directeur littéraire aux Editions de Minuit, republie Tropismes ; à cette occasion, dans un article portant également sur La Jalousie, Emile Henriot, critique littéraire au Monde, emploie l’expression « Nouveau Roman » 491 . L’émergence de cette catégorie au terme de la période qui nous intéresse présentement est significative : elle est le signe que l’œuvre a réussi à imposer un ajustement des catégories de lecture 492 . Elle témoigne cependant a posteriori que la reconnaissance d’une spécificité de l’œuvre 493 a fait l’objet d’une conquête : entre la première publication de Tropismes en 1939, et l’attention soutenue de la critique que suscite la parution de L’Ere du soupçon en 1956, il semble que seuls les « mots de là-bas », pour reprendre l’expression d’Ici (1995), mots extérieurs à l’œuvre, aient prévalu dans son appréhension.

Le milieu des années 1950 représente donc une étape importante dans la réception de Ponge et de Sarraute : la présence de leurs œuvres dans l’espace public semble à peu près acquise. Ce qui est en jeu, ce sont les interactions qui s’opèrent entre les œuvres et leur dehors : la manière dont elles s’imposent dans la redéfinition des enjeux de l’écriture littéraire, redéfinition émergeant dans la période de l’après-guerre (sous l’impulsion de Sartre notamment), la façon dont la « réalité » qu’elles portent (qu’elles constituent) est reconnue ou non dans sa spécificité. A ce propos se font jour des conflits d’interprétation entre les premières lectures critiques et les processus de lecture que les auteurs voudraient instaurer : la question de la maîtrise du sens, de l’autorité sur la parole, que les deux œuvres thématisent largement, se trouve donc posée de façon aiguë dans le champ littéraire. Avec la publication en effet, les paroles écrites de Ponge et Sarraute se trouvent à leur tour « en situation », prises dans des contextes pragmatiques très concrets. Le problème se pose notamment à l’égard de Sartre, penseur de la situation précisément, dont le renom et l’autorité intellectuelle sont sans commune mesure avec les auteurs « débutants » que sont aux yeux du public Ponge et Sarraute lorsqu’il aborde leurs œuvres. Si, en termes de visibilité, les interventions de Sartre sont décisives pour les deux écrivains, elles constituent un risque majeur de voir la lecture de leurs œuvres balisée par des repères et des catégories étrangers aux projets initiaux. Très vite, un dialogue étroit, souvent conflictuel, s’instaure avec les critiques, les deux auteurs ripostant, contredisant explicitement, à l’extérieur comme à l’intérieur des œuvres, les gloses qu’elles ont suscitées, ou reprenant à l’inverse des formules qu’ils jugent heureuses : il s’agit de corriger de « fausses interprétations » (« My creative Method », M, I, 519), d’imposer l’œuvre comme un « événement neuf » (PV, 1523), contre les grilles de lecture extérieures. De ce fait, la lecture se trouve en quelque sorte une seconde fois inscrite dans les œuvres, qui tendent à incorporer - pour les adouber ou les contrecarrer - des propos critiques effectivement tenus.

Il s’agit donc, en étudiant les linéaments de ces premiers contacts avec des lectures publiques, de voir quel terrain commun se dégage peu à peu entre le lieu où les œuvres entendent être lues, et l’espace dans lequel elles sont effectivement reçues. En quoi cette inscription « réelle » (et non plus rêvée de l’intérieur des textes) dans l’institution littéraire coïncide-t-elle avec la reconnaissance d’une réalité inédite dont les œuvres se veulent porteuses ? Comment se déploie la « guerre des mots » 494 qu’elles suscitent ? En quoi cette « guerre » est-elle compatible avec le mouvement de déprise à l’égard des relations de pouvoir dans l’exercice de la parole, que s’appliquent à opérer par ailleurs les deux écrivains dans l’élaboration de leurs poétiques ? Au terme de cette première étape de leur réception, des « images » stables de leurs œuvres se dégagent-t-elles ? Ce sont ces échanges multiples et complexes entre les œuvres et leur dehors que nous voudrions à présent explorer.

Notes
488.

Notamment, rappelons-le, à la fin du « Galet », écrit alors que l’œuvre de Ponge n’a pour ainsi dire suscité aucun commentaire : « Un homme d’esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront : “Ayant entrepris d’écrire une description de la pierre, il s’empêtra” » (PPC, I, 56). Si « l’homme d’esprit » et « les critiques » sont distincts, ils ne s’opposent pas, les seconds permettant un effet supplémentaire du texte : le rôle des « critiques » se trouve inscrit dans le texte même, comme souvent chez Ponge.

489.

Dimension publique que recherchent l’un et l’autre écrivain. Sarraute elle-même, bien qu’elle privilégie une réception individuelle des œuvres, cherche aussi à rendre ses écrits lisibles dans un espace public : outre son opiniâtreté à se faire publier malgré les difficultés qu’elle rencontre, sa volonté de susciter des discours autour de son œuvre est patente. Que l’on songe notamment au fait qu’elle ait sollicité de Sartre une préface pour Portrait d’un inconnu.

490.

Deux livres, exactement : Proêmes et Le Peintre à l’étude sont édités chez Gallimard la même année. Entre-temps, plusieurs plaquettes ont paru, chez divers éditeurs (entre autres : L’Œillet, La Guêpe, Le Mimosa, Mermod, 1946 ; Dix Courts sur la méthode, Seghers, 1946 ; Le Carnet du bois de pins, Mermod, 1947).

491.

E. Henriot, « Le nouveau roman : La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Tropismes, de Nathalie Sarraute », Le Monde, 22 mai 1957.

492.

De fait, le rôle de Nathalie Sarraute dans l’émergence du « Nouveau Roman » est presque unanimement reconnu comme central.

493.

Encore cette reconnaissance doit-elle être à tempérer : outre le flou et le vide conceptuel de la dénomination « Nouveau Roman », il s’agit d’une reconnaissance collective. L’étiquette, accolée aux œuvres de Nathalie Sarraute, est le signe qu’elles sont envisagées dans un ensemble, comme une entreprise littéraire collective. Nous reviendrons ultérieurement sur les implications d’une telle appréhension.

494.

Selon l’expression de Valérie Minogue à propos de Nathalie Sarraute (Nathalie Sarraute and the war of the words, Edimburg University Press, 1981) : la « guerre des mots » dont il s’agit désigne dans l’optique de l’auteur les conflits que mettent en scène les fictions concernant la définition de la réalité, et les « usages de la parole » corrélatifs. Mais, nous le verrons, cette guerre des mots se prolonge au-delà des œuvres, à propos de la manière dont on en parle. Si l’expression s’applique tout particulièrement à Sarraute, elle n’est pas étrangère à la poétique de Ponge (la « rage de l’expression » pouvant s’entendre comme une autre forme de guerre des mots), et décrit bien aussi les rapports ambivalents qu’il entretient avec ses commentateurs.