III.1. Paroles de Sartre

En 1944 paraît dans Poésie 44 une longue étude signée de Sartre et consacrée à Ponge, « L’Homme et les choses », rééditée trois ans plus tard dans Situations I, et la même année en volume séparé chez Seghers. En 1948, Portrait d’un inconnu est publié une première fois, préfacé par le même Sartre ; lors des différentes rééditions, le livre sera toujours accompagné de ce texte 495 . A la sortie de la guerre, Sartre accède à une notoriété sans pareil dans le paysage intellectuel et littéraire : la publication de La Nausée en 1938 lui a assuré un renom certain ; en 1943 paraît L’Etre et le Néant, somme philosophique qui contribue à introduire en France la phénoménologie, et fonde l’existentialisme. La création des Temps modernes, en 1945, achèvera de le consacrer comme la figure de l’intellectuel par excellence. Lorsqu’il écrit sur Ponge, Sartre est en train d’élaborer sa théorie générale de la littérature, Qu’est-ce que la littérature ?, qui paraît dans Les Temps modernes puis est repris en volume en 1948. Pour Ponge comme pour Sarraute, l’intervention de Sartre est fondatrice : les écrits qu’il consacre à l’un et à l’autre écrivain constituent les premiers discours substantiels produits à propos de leurs œuvres. Stratégiquement, cela revient à conférer à ces écrivains une place centrale dans les débats littéraires de l’après-guerre. Cela se vérifie notamment en ce qui concerne Ponge, les pages que Sartre consacre à la poésie dans Qu’est-ce que la littérature ? devant sans doute beaucoup, on le verra, à la fréquentation de l’œuvre de Ponge. Mais simultanément, Sartre, qui réclame des écrivains qu’ils fassent usage de leur liberté et assument de se situer, a lui-même, du fait de la position centrale qu’il occupe, pouvoir de situer de l’extérieur les œuvres dont il parle. Les paroles de Sartre sont donc bien plus qu’un témoignage de lecture, elles inscrivent d’emblée les œuvres de Ponge et de Sarraute dans un système philosophique déjà solidement constitué, dans une conception de la littérature très orientée. Etant donnée l’aura intellectuelle dont jouit Sartre, on peut même dire que, pour nombre de lecteurs, elles énoncent une vérité sur l’œuvre, et constituent une grille de lecture déterminante. Fondatrices, ces paroles le sont donc en un double sens : par leur existence même, elles manifestent l’importance de ces deux œuvres émergentes 496 , et par leur portée, elles en informent le sens et de nombreuses lectures à venir 497 . C’est ainsi par rapport au discours de Sartre que Ponge et Sarraute sont par la suite amenés à se situer en retour.

Notes
495.

Notamment chez Gallimard, dans la collection « Blanche », en 1956, puis dans l’édition de poche en 1964 (Union Générale des Editeurs, « 10/18 »), où est adjointe une postface d’Olivier de Magny (« Nathalie Sarraute ou l’astronomie intérieure », p. 225-243), et plus récemment dans l’édition des Œuvres complètes (1996).

496.

Plus exactement, elles leur confèrent cette importance, de façon performative.

497.

Bernard Beugnot et Robert Mélançon font ainsi de la période 1944-1960 un moment de réception sartrienne de Ponge (« Fortunes de Ponge (1924-1980) », Etudes françaises, XVII, 1-2, p. 148-152 notamment). De même, les concepts sartriens marqueront durablement la critique sarrautienne, et ce au-delà de la période qui nous retient.