III.1.2.1. Quelques mots sur Tropismes

Un seul article rend compte de la première publication de Tropismes chez Denoël, en 1939. Dû à Victor Moremans, cet article est connu, et a souvent été republié depuis, comme le rappelle Pierre Verdrager :

‘On a accordé à cet article de V. Moremans une place considérable. Il est reproduit dans le numéro spécial de L’Arc consacré à N. Sarraute, et fait l’objet d’une mention spéciale dans la chronologie établie par A. Rykner pour l’édition de la Pléiade. Au cours de l’exposition organisée en 1995 à la Bibliothèque Nationale sur la « carrière » littéraire de l’auteur, cet article a figuré en bonne place : à l’entrée dans un cadre spécial, à la manière d’un trophée. […] Cet article de V. Moremans fonctionne moins pour ce qu’il dit, c’est-à-dire par la prise de position qu’il articule (être pour ou contre) que par le fait qu’il s’oppose aux non-articles (dire ou ne pas dire). Il fonctionne comme une pièce à conviction de la conspiration du silence dont N. Sarraute aurait été victime 582 . ’

De fait, comme le décrit ici Pierre Verdrager, Nathalie Sarraute a utilisé cet article, même tardivement, pour dramatiser ses débuts littéraires difficiles, qu’elle rappelle régulièrement lors des entretiens qu’elle accorde. Il ne s’agit pas pour nous d’entrer dans cette logique de fétichisation et d’héroïsation de ce premier acte de lecture, mais, précisément, de confronter « ce qu’il dit » - au-delà d’une simple prise de position « pour ou contre » - aux stratégies textuelles que nous avons discernées dans Tropismes. L’article de Moremans, bref, paraissant dans un journal non spécialisé, La Gazette de Liège, ne vise pas à proposer une analyse approfondie de l’œuvre. Son intérêt réside dans le fait qu’il constitue un témoignage de lecture qui s’affronte au texte le moins cadré de Sarraute (tant au plan générique que du « péritexte », puisqu’elle n’a alors publié aucun article critique), et que Moremans est le premier à prendre la parole à propos de son œuvre. A ce titre, il témoigne des questionnements que suscite l’œuvre avant qu’une quelconque glose ne vienne informer par avance la lecture 583 . Une nouvelle fois donc, citons cette première recension :

‘En dépit de ce qu’elles ont d’un peu hermétique et peut-être même à cause de cela, il est évident que les images recueillies par Mme Nathalie Sarraute sous le titre Tropismes ne manquent ni de poésie ni de charme. Elles ne manquent non plus de fine observation ni de sensibilité.’ ‘Ces images qui évoquent certaines scènes de la vie familiale ou quotidienne et dont la plupart ont Paris pour cadre – mais un cadre à peine indiqué – ne présenteraient sans doute qu’un intérêt assez relatif si l’auteur, éclairant violemment ces scènes et, comme au moyen de verres grossissants exagérant considérablement leur importance, n’en avait fait des manières de gros plans qui nous retiennent par certains détails que sans ce procédé, nous n’eussions évidemment pas remarqués.’ ‘C’est cela sans doute que Mme Nathalie Sarraute a voulu indiquer par son titre Tropismes en même temps peut-être que ce qu’il y a de systématique dans sa manière d’observer.’ ‘On devine après ce que nous venons de dire s’il est malaisé de donner une idée un peu nette du livre de Mme Sarraute, dont le charme principal naît justement de son imprécision et de ce qu’il y a de fuyant et d’insaisissable.’ ‘Sans doute il y a beaucoup de littérature dans tout cela mais n’en disons pas trop de mal car il n’est pas malaisé de se rendre compte à travers elle que l’auteur de Tropismes a un tempérament d’écrivain. […]’ ‘Le petit livre que [Mme Nathalie Sarraute] vient de publier n’offre pas uniquement l’intérêt d’une curiosité littéraire.’ ‘Il peut être considéré comme l’échantillon avant coureur d’une œuvre dont l’acuité et la profondeur nous surprendra peut-être un jour 584 .’

Une double difficulté se fait jour dans ces lignes. L’élucidation problématique du titre du livre redouble sa difficile caractérisation formelle. C’est comme « images » que Moremans désigne d’abord, par deux fois, les textes qui composent Tropismes, ce qui tend à situer le livre du côté de la poésie. Mais, paradoxalement, cette généricité suggérée est nuancée par la remarque selon laquelle l’ouvrage ne « [manque] ni de charme, ni de poésie », où « poésie » a, accolé à « charme », une valeur évaluative plus que descriptive. Si le livre ne manque pas de poésie, c’est qu’il n’est pas à proprement parler de la poésie. Des termes plus généraux sont par la suite privilégiés, Moremans désignant Tropismes par « livre » puis « petit livre » : la brièveté n’est finalement pas considérée comme un effort de densité poétique, mais comme le signe d’un inachèvement relatif de la part d’un écrivain débutant, ce que suggère le terme d’« échantillon ». La forme indécise de Tropismes participe de la difficulté exprimée d’en donner « une idée un peu nette », difficulté que soulève le titre : l’« imprécision » résulte à la fois de l’indétermination générique du livre et de l’énigme de son titre. Parallèlement à la tentative de caractérisation formelle, Moremans s’attache en effet à cerner ce à quoi renvoie le mot tropismes. « C’est cela sans doute » : la tentative de description de l’univers de Tropismes ne permet pas de définir précisément le contenu du livre. Mais cette « imprécision » s’allie malgré tout à une vision « systématique », une « manière d’observer » qui n’est pas sans évoquer la recherche scientifique 585 , à laquelle fait penser l’image des « verres grossissants ». D’une part donc, Moremans note le « flou » référentiel et formel de l’œuvre, d’autre part il relève son effort de précision, qui « nous » permet de voir des choses autrement inaperçues. Cette contradiction apparente entre le « flou » et la « vision systématique » peut aussi s’interpréter comme la reconnaissance que quelque chose est donné à voir, qu’on ne voyait pas avant, mais quelque chose dont le sens n’est pas posé discursivement, dont la définition est encore à trouver, et qu’on ne peut guère désigner que par « cela ». Le « nous », employé pour désigner ce que les « verres grossissants » permettent de voir, laisse entendre que le critique accorde une certaine consistance à la vision qui lui est proposée et que, dans une certaine mesure, il la reprend à son compte 586 .

Quelque chose est vu, grâce au texte, qu’on ne peut définir clairement (le texte aussi bien que « cela » qu’il montre), quelque chose qu’il nous est cependant donné de reconnaître : pour bref qu’il soit, ce premier article consacré à Tropismes témoigne néanmoins d’un certain accomplissement du projet pragmatique de l’œuvre, et l’on comprend dès lors pourquoi Sarraute a pu vouloir en faire, pour des raisons littéraires aussi, une lecture emblématique de son œuvre.

Lors de l’édition de ses Œuvres Complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade », elle a permis que soient rendus publics d’autres témoignages de lecture, reçus sous forme de lettres. L’un est dû à Max Jacob, qui relève également dans le livre une alliance d’indétermination et de rigueur, saluant les « fantômes tellement précis » créés par Sarraute. La lettre se conclut ainsi : « Vous êtes un profond poète et je mets votre gros livre (je dis « gros livre » comme on dit « le cœur gros ») dans le coin des poètes que je relis » 587 . Une autre lettre est signée de Sartre, et fait allusion à l’annonce, dans l’édition Denoël, d’un ouvrage « à paraître » : « Je suis impatient de lire Le Planétarium et j’espère que c’est un long roman. Si non, je souhaite que vous en écriviez un bientôt, il me semble qu’il devrait être excellent » 588 . L’instabilité générique du premier livre se reflète donc dans ces lettres, l’œuvre apparaissant pour Max Jacob comme un accomplissement poétique, et comme une promesse de roman à venir aux yeux de Sartre, chacun des deux lecteurs-écrivains lui attribuant le genre qu’il pratique 589 . Avec le « roman » Portrait d’un inconnu, Sarraute semble emprunter la voie que Sartre lui conseille, dont l’intérêt pour ce « jeune » auteur se confirme alors.

Notes
582.

P. Verdrager, La réception par la critique journalistique : le cas de Nathalie Sarraute, thèse de doctorat, Université Paris III, 1999, p. 448.

583.

D’une certaine manière, Moremans incarne ce lecteur anonyme dont Sarraute semble rêver. Outre les motivations stratégiques que pointe Pierre Verdrager, on peut voir aussi dans le caractère « originel » de cet article - les guillemets sont ici de rigueur - une possible explication de l’attachement de Sarraute à son égard.

584.

V. Moremans, « Ce qu’on lit », Gazette de Liège, 3 mars 1939, repris dans L’Arc, n°95, 1984, p. 24.

585.

Le mot « tropisme », emprunté au vocabulaire biologique, incite également à faire ce parallèle.

586.

On pourrait interpréter différemment la repragmatisation que révèle cet emploi du nous, comme conséquence d’une illusion référentielle, Moremans postulant qu’il existe des « détails » de la situation fictionnelle, d’abord inaperçus, puis « révélés » par les procédés d’écriture, la fiction dépassant le cadre du texte : il n’y aurait dans ce cas pas tant persuasion que « cela », le tropisme, existe, qu’hypnotisation du lecteur hallucinant littéralement la situation fictionnelle. Une telle interprétation est cependant peu probable dans la mesure où Moremans relève lui-même dans l’œuvre le caractère lacunaire des représentations, dont le « cadre » référentiel n’est qu’« à peine indiqué ».

587.

Lettre reproduite dans la notice à Tropismes, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1724-1725.

588.

Ibid., p. 1725.

589.

Les poèmes en prose du Cornet à dés ont paru en 1917.