III.2.1. Stratégies de Ponge

En 1945, sous le titre « Qu’est-ce que l’existentialisme ? », Ponge se trouve interviewé par Dominique Aury aux côtés de Simone de Beauvoir et de Gabriel Marcel. Ses réponses sont plutôt vagues, mais visent fermement à se situer en dehors du mouvement, qui ne compte selon lui « que deux écrivains », Sartre et Beauvoir, et ne saurait à ce titre constituer une véritable école philosophique ou littéraire. A son tour, il appelle Sartre à infléchir sa pensée, afin qu’il « développe davantage ses vues sur l’optimisme ». L’entretien se conclut par ce rappel d’une formule qui parcourt tout son œuvre, et trouve ici une application très concrète : « Il est absurde de vouloir les écrivains autres qu’ils ne sont. Je voudrais bien qu’on les laisse tranquilles. Et je me méfie des paroles. […] Je me préfère la société des objets à celle des idées comme telles » 633 . La tentative de Sartre pour réformer Ponge est donc finalement rejetée comme « absurde », et le parti pris des choses est présenté comme parti pris anti-philosophique, contre les idées. Malgré cette fin de non recevoir, il est significatif qu’en 1945 Ponge apparaisse comme un écrivain existentialiste. L’étude que Claude-Edmonde Magny lui consacre l’année suivante, et qui précède les Dix courts sur la méthode dans Poésie 46, s’appuie également sur les concepts sartriens, et rend hommage à celui qui a su saisir chez l’auteur du Parti pris des choses l’effort de « synthèse de l’en-soi et du pour-soi » 634 . En 1959 encore, dans les pages qu’elle consacre au Parti pris des choses, Suzanne Bernard reprend quasiment mot pour mot les phrases que Sartre consacre à la déshumanisation à l’œuvre selon lui chez Ponge : elle souligne « la dureté, l’aspect pétrifié que prend souvent la phrase », et conclut à une « étrange entreprise de minéralisation de l’univers », qui amène Ponge à « se complaire dans le rêve d’une époque ou l’homme aura disparu » 635 .

D’une façon plus ou moins revendiquée, c’est ainsi par rapport aux paroles de Sartre que se positionnent les lecteurs de Ponge après 1944. Contre cette hétéronomie de fait de ses textes, Ponge s’emploie donc, dans ces mêmes années, à se situer de façon indépendante, et à relativiser la parole de Sartre, voire à la disqualifier.

Notes
633.

D. Aury, « Qu’est-ce que l’existentialisme ? » (entretiens avec Simone de Beauvoir, Gabriel Marcel et Francis Ponge), Les Lettres françaises, 1° décembre 1945, p. 4.

634.

C.-E. Magny, « Francis Ponge ou l’Homme heureux », Poésie 46, n°33, juin-juillet 1946, p. 63.

635.

S. Bernard, Le Poème en prose, de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 749. Rappelons pour mémoire ces lignes déjà citées de « L’Homme et les choses » : « Peut-être derrière son entreprise révolutionnaire est-il permis d’entrevoir un grand rêve nécrologique : celui d’ensevelir tout ce qui vit, l’homme surtout, dans le suaire de la matière » (op. cit., p. 265).