III.2.1.2. Se produire

Les « Pages bis », comme les « Notes premières de “L’Homme” », proposent une relecture du parcours de Ponge, en relativisant notamment la fermeté toute minérale que les premiers lecteurs, tant Camus que Sartre, y avaient discerné. Leur situation dans Proêmes le confirme d’ailleurs : les deux textes s’y suivent, séparés des pièces regroupées dans la section « Natare piscem doces », pièces qui précèdent ou sont contemporaines du Parti pris des choses dans leur rédaction. Les nombreux livres et plaquettes que Ponge publie après la guerre s’attachent ainsi, à l’image de Proêmes, à donner à lire directement l’œuvre dans sa diversité, et dans son évolution, alors que cette évolution n’était jusque là perceptible qu’indirectement, à travers l’étude de Sartre, s’appuyant elle-même sur les « moments critiques » inédits. Malgré les difficultés éditoriales qu’il rencontre, Ponge s’emploie dans les années d’après-guerre à rendre visibles la diversité de ses écrits, et le versant critique, ou « méthodologique » de sa démarche, dans des publications qui restent certes confidentielles, mais significatives de la démarche qui consiste à « se produire » 654 . Les écrits consacrés aux peintres paraissent ainsi dans différentes publications luxueuses, accompagnés des œuvres des artistes (Matière et mémoire, avec les lithographies de Dubuffet, chez Mourlot en 1945, « Notes sur “Les Otages”. Peintures de Fautrier », suivies de vingt reproductions du peintre, chez Seghers, l’année suivante). Les écrits « contre-poétiques », comme la plaquette L’Œillet, La Guêpe, Le Mimosa (Mermod, 1946), ou Le Verre d’eau (galerie Louise Leiris, avec des lithographies de Kermadec, 1949) sont également publiés dans les années d’après-guerre.

Mais surtout, avant même qu’il ne parvienne à publier Proêmes, Ponge fait paraître deux petites brochures, qui donnent déjà à lire directement les soubassements poétiques et critiques du Parti pris des choses, indépendamment de la glose qu’a pu en faire Sartre. Dix Courts sur la méthode, qui paraît chez Seghers en 1946, par son titre même, répond aux premiers discours critiques qui, selon Ponge lui-même, « [parlent] trop de J. Renard, et pas assez de Descartes par exemple » 655 . La référence à Descartes se présente cependant de façon plaisante, et les textes que Ponge sélectionne pour la plaquette sont, précisément, parmi les moins discursifs de ceux que comporteront les Proêmes : les pièces versifiées comme « Le jeune Arbre », ou « Le Tronc d’arbre » y sont surreprésentées, de même que les textes les plus hermétiques, d’inspiration mallarméenne (« Pelagos », « Flot » ou « L’Avenir des paroles », qui clôt ce recueil de textes). La brochure s’ouvre sur « La Dérive du sage », texte cité à plusieurs reprises par Sartre 656 , qui lui conférait un sens absolu. Placé ici à l’ouverture de la plaquette de 1946, il revêt à nouveau un caractère emblématique, mais il se trouve en même temps relativisé : le titre est rétabli, le texte apparaît comme un moment dans le parcours de Ponge, nuancé par exemple par « Le Tronc d’arbre », où un rapport moins absolu au « Verbe » se donne à lire :

‘Détache-toi de moi ma trop sincère écorce’ ‘Va rejoindre à mes pieds celles des autres siècles […]’ ‘Décède aux lieux communs tu es faite pour eux’ ‘Meurs exprès De ton fait déboute le malheur’ ‘Démasque volontiers ton volontaire auteur (PR, I, 231).’

Les Dix Courts sur la méthode témoignent d’une volonté de « se produire », et de corriger l’image trop univoque que certaines lectures ont pu donner de l’œuvre : la plaquette exhibe ainsi les postures contradictoires à l’égard du drame de l’expression (de l’absolutisation du « Verbe » dont témoigne « La Dérive du sage » à l’expression résolue du « Jeune arbre » 657 , en passant par le dégoût des paroles, comme dans « Pelagos » 658 ). Mais la brochure, tout en dévoilant ce qui sous-tend et précède l’écriture du Parti pris des choses, manifeste encore un refus de « s’expliquer », et place plutôt le lecteur face à un ensemble « déroutant », de même que les inédits envoyés à Sartre étaient censés le mettre en difficulté. Les textes, souvent hermétiques, laissent deviner les tensions sous-jacentes à ces années d’écriture, notamment par la récurrence de certains termes et thèmes (comme le masque, l’écorce, la figure de l’arbre), mais les textes les plus discursifs et explicatifs sont écartées de ces Dix Courts. En outre, les pièces ne sont pas disposées dans leur ordre chronologique, elles ne sont pas même datées, comme ce sera le cas lors de leur réédition dans Proêmes : les Dix Courts sur la méthode font état de la diversité des manières pongiennes d’avant le Parti pris des choses, sans permettre néanmoins de retracer un parcours de création.

Liasse, qui paraît chez l’éditeur lyonnais Armand Henneuse en 1948 (la même année que Proêmes donc), répond à une autre logique, notamment par le regroupement des textes en trois périodes distinctes (I. 1921-1924, II. 1930-1935, III. 1941-1945), et la datation de chaque pièce à l’intérieur de ces ensembles. Comme le montrent Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, le livre marque « au plan de l’échafaudage de l’œuvre le passage du monument au moviment » 659 en situant les textes dans le temps : en cela, Liasse propose un autre modèle esthétique que Le Parti pris des choses, et se distingue de l’impression d’immobilité qui pouvait se dégager du recueil de 1942. Liasse introduit donc le temps comme acteur essentiel du processus d’écriture et de lecture, le regroupement des textes de la dernière section appelant notamment une interprétation politique des pièces qui y sont regroupées, d’autant plus important que les poèmes de résistance de Ponge, comme on a pu le voir à propos de « La Pomme de terre » 660 , ne sont pas porteurs d’un discours explicitement politique. Mais la chronologie n’est pas le seul principe organisateur de ce livre, dont la scansion vise avant tout à exhiber un parcours politique : Jean-Marie Gleize et Bernard Veck montrent ainsi que les trois textes qui ouvrent chacun des trois moments de Liasse sont « à contre-temps » 661 , ce qui leur confère une signification politique plus prononcée. « Esquisse d’une parabole », placé en tête de la première section, exprime la nécessité de l’engagement socialiste, « Dialectique non prophétie » affirme une vision anti-capitaliste et marxiste de l’Histoire, « Sombre période » enfin, qui, plus explicitement que « Le Platane », se présente comme texte de résistance, ouvre la section des pièces écrites durant la guerre 662 . Alors que dans Le Parti pris des choses les circonstances particulières de l’appréhension de la chose étaient situées au second plan, la circonstance historique apparaît ici (provisoirement 663 ) comme un élément de signification important dans la lecture des textes. Par là même, Ponge rend visible le caractère engagé de son écriture, et rétablit le lien, jusque là peu apparent et nié par Sartre, entre son effort de nomination d’une part, et d’autre part le temps historique, la temporalité humaine. « Baptême funèbre », dernier texte du recueil et hommage à René Leynaud, l’ami fusillé par les Allemands en 1944, contient même une réplique explicite à Sartre :

‘Si bien donc qu’aujourd’hui qu’une absence plus longue nous est infligée ses amis survivants entre eux se proposant sa mémoire et moi pour me joindre à eux quittant la grotte où se donne cours une manie trop pétrifiante dit-on pour que j’ose y convoquer l’homme,’ ‘FACE A UN TEL SUJET QUE PUIS-JE ? (L, I, 465).’

L’hommage rendu à l’ami disparu, le « sujet » choisi, résonnent comme un démenti aux interprétations de Sartre, qui n’est pas nommé, mais qui est ici visé, au-delà de l’allusion précise à la « manie pétrifiante », par la question posée, faisant écho à l’interrogation de Sartre (« Que vaut la littérature dans un monde qui a faim ? »). La question est métaphoriquement attribuée aux bourreaux (« Oh FACE A UN TEL SUJET comme si je faisais partie du peloton d’exécution », ibid.), et c’est finalement la prise de parole qui est posée comme une action, susceptible de procurer une résurrection matérialiste à l’ami disparu :

‘AINSI qu’aux Lieux Communs ces vérités redites SOIT-IL et il suffit que ma bouche en décide par tout un chœur d’amis ICI RESSUSCITE :’ ‘TANDIS QU’APRES LA SALVE PAR LEURS FUMEROLLES SEMBLANT DIRE QUE PUIS-JE LES CANONS DES FUSILS HORIZONTAUX S’INTERROGEAIENT ENCORE TU ETAIS TOI DEJA ET POUR TOUJOURS AU PARADIS DE NOS MEMOIRES PUR HEROS IMMEDIATEMENT RENE (ibid., 466).’

Endossant le rôle du prêtre laïque, Ponge affirme l’efficacité immédiate, dans l’« ICI », de la parole susceptible d’entraîner un chœur, et de redonner vie à ce qu’elle nomme. Liasse, dans son économie d’ensemble, et ce dernier texte en particulier, peuvent donc se lire comme une façon de revendiquer le terrain de l’action politique, refusé par Sartre à la poésie en général, et à Ponge lui-même. Mais la revendication opère selon des termes qui lui sont propres : la parole elle-même est action.

Avec Proêmes, qui paraît également en 1948, se confirment le mélange des temporalités et la volonté de rendre visible, dans son épaisseur temporelle et sa variété, une plus grande part des écrits. Nous ne revenons pas en détail sur les différentes postures et l’évolution de la poétique de Ponge que ce recueil donne à lire, et que nous avons abordées plus haut. Dans la perspective qui est présentement la nôtre importent davantage l’architecture du livre et la portée de l’acte éditorial qu’il constitue. Le titre même, finalement préféré à « Moments critiques », indique le statut générique problématique des textes ici regroupés : en utilisant le terme que, jusque là, il avait réservé à des textes isolés, pour désigner tout un pan de son œuvre, Ponge fait de l’intrication du poétique et de ce qui relève de l’avant-texte, ou du texte critique, ou de la réflexion méthodologique, l’un des traits saillants de son écriture. L’organisation du livre le confirme du reste, où textes en vers et en prose se jouxtent 664 . La première section, « Natare piscem doces », regroupe les textes écrits entre 1919 et 1933, date de fin de rédaction du Parti pris des choses, sans toutefois que l’ordre chronologique soit rigoureusement respecté, même si l’année de composition est indiquée. Cela confirme leur statut intermédiaire, suggéré déjà par le titre : ils valent à la fois comme document, « succès relatif » obtenu à un moment donné, et comme résultat méritant considération comme tel, indépendamment d’un ordre chronologique strict qui ne vaut donc pas comme ordre absolu. C’est dans cette dynamique que « Le tronc d’arbre » est extrait de cet ensemble chronologique, et constitue, à lui seul, la quatrième et dernière section du livre : il acquiert ainsi le statut de résultat durable, pouvant fonctionner en dehors d’un ancrage temporel précis. Sa place finale lui confère en outre une signification emblématique : l’arbre, pris dans un processus de renouvellement permanent, capable de livrer ses « écorces » aux « lieux communs », figure en quelque sorte le geste même de la publication des Proêmes. « Pages bis » et « Notes premières de “L’Homme” » constituent respectivement les deuxième et troisième section du livre.

Cette organisation rend donc manifeste une conception de l’écriture comme processus se déroulant dans le temps, avec, en amont de la publication du Parti pris des choses, des textes propres à relativiser l’impression de clôture et de perfection émanant du recueil, et, en aval, un dialogue plus ou moins explicite avec les lectures qui en ont été données : le caractère processuel de l’écrit se prolonge donc au-delà de la publication même, ce que l’économie de Proêmes rend tangible, en incorporant dans l’œuvre publiée le dialogue engagé avec la réception. Mais le livre dans son ensemble peut également, et pour des raisons proches, se lire comme une affirmation de souveraineté : les « Pages bis » et les « Notes premières » revendiquent ainsi, on l’a vu, une autonomie par rapport aux discours philosophiques tenus sur l’œuvre. La première partie est également une émancipation en acte à l’égard d’une autre figure d’autorité, celle de Paulhan. « Natare piscem doces » souligne bien que l’élève Ponge n’entend plus avoir de maître. La personne à qui s’adresse prioritairement ce proverbe fait d’autant moins de doute que le « Mémorandum » qui ouvre les Proêmes est émaillé des différents jugements défavorables formulés par Paulhan : « infaillibilité un peu courte » (sur Le Parti pris des choses), « tremblement de certitude », « petit livre » susceptible de rendre son auteur « ridicule ou odieux » (PR, I, 164) auprès de ses lecteurs, à propos de Proêmes. La fin de ce « Mémorandum » explicite le fait que la publication de Proêmes est pour Ponge le moyen de susciter directement un lectorat, en court-circuitant la médiation de Paulhan :

‘Dès lors, je me décidai. « Il ne me reste plus, pensai-je (je ne pouvais plus reculer), qu’à publier ce fatras à ma honte, pour mériter par cette démarche même, l’estime dont je ne peux me passer. »’ ‘Nous allons voir… Mais déjà, comme je ne me fais pas trop d’illusions, je suis reparti d’ailleurs, sur d’autres frais (ibid.)’

Alors qu’au début du texte il était question d’obtenir l’estime « d’une certaine personne » (ibid.), la reconnaissance lectoriale, présentée certes comme un horizon nécessaire à l’écriture, est impersonnelle, et doit se conquérir par un face à face direct avec des lecteurs anonymes, par la publication. Cette rencontre souhaitée avec un public propre, que l’œuvre se constitue elle-même (et qui ne repose pas sur des relations personnelles de son auteur), n’est cependant pas dissolution des malentendus : la dernière phrase, où Ponge se positionne déjà « ailleurs », suggère que le décalage spatio-temporel, et les possibles malentendus qui en découlent, ne sont pas abolis par ce livre, qui semble même susceptible de les renforcer. Il n’en reste pas moins que Proêmes, à travers ce texte liminaire, par le geste que constitue sa publication et par sa structuration, manifeste le désir de Ponge de se produire, de donner à lire lui-même son parcours à un lectorat à constituer, en tenant compte des lecteurs existants, mais en s’émancipant dans le même temps de leur tutelle.

Notes
654.

Selon l’expression des « Réflexions sur les statuettes figures et peintures d’Alberto Giacometti » : « Quelques-uns donc parmi notre génération différèrent ainsi de se produire. Comme ils le purent, à leur façon. […] Plus tard, ils feront des mâts de navire, - et longtemps, dans les nuits de l’avenir, c’est d’eux que dépendra le balancement des étoiles » (AC, II, 579, nous soulignons).

655.

Corr. I, l. 272, p. 280.

656.

Notamment le passage : « “Le Verbe est Dieu ! Je suis le Verbe ! Il n’y a que le Verbe ! » (PR, I, 183).

657.

« Parle, parle contre le vent / Auteur d’un fort raisonnement » (PR, I, 185).

658.

« Lui, ne voit qu’écorces, épluchures, / fragments honteux de masques qui s’incurvent, / et décide d’avorter la Mémoire / mère des Muses » (ibid., 184).

659.

J.-M. Gleize, B. Veck, Actes ou textes, op. cit., p. 75.

660.

Ce texte est en effet repris dans Liasse.

661.

Ibid., p. 76.

662.

Dans la préoriginale (n° 5, Poésie 42), les deux textes, rassemblés sous le titre « La Permanence et l’opiniâtreté », étaient placés dans l’ordre inverse.

663.

Les pièces qui composent Liasse seront en effet dispersées par la suite dans Lyres, Pièces, et Nouveau Recueil. Pour une étude détaillée de cet essaimage, voir J.-M. Gleize et B. Veck, Actes ou textes, op. cit., p. 77-88.

664.

Ce qui était certes le cas dans Liasse, mais les uns étaient en caractères romains, les autres en italiques.