III.2.1.3. Vers l’atelier des peintres

Cet « ailleurs », c’est aussi l’atelier des peintres, vers lequel Ponge se tourne au milieu des années 1940 : en 1944, il écrit le texte sur Emile Picq, et commence la même année la « Note sur “Les Otages”. Peintures de Fautrier ». L’année suivante paraît Matière et mémoire, en collaboration avec Dubuffet. En 1946 et 1947, Ponge écrit ses deux premiers textes sur Braque (« Braque le réconciliateur » et « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir »). « Courte méditation réflexe aux fragments de miroir », le texte consacré à Charbonnier, est également écrit en 1946. Tous ces textes, écrits sur commande, sont au service d’un objet qui leur est extérieur : préface à un catalogue d’exposition, accompagnement d’œuvres d’un artiste dont la notoriété excède notoirement celle de Ponge (dans le cas de Dubuffet notamment), etc. Mais, en 1948, ils sont tous repris dans Le Peintre à l’étude, et paraissent chez Gallimard : par là même, ils s’autonomisent, et rentrent dans l’œuvre propre de Ponge. Le livre de 1948 n’efface pourtant pas le caractère circonstanciel de ces écrits, qui ont donc un double statut : ils sont pris dans une économie d’échanges - au sens premier du terme, que Ponge se plait à rappeler -, au service d’une autre œuvre, et dans le même temps, repris dans un livre, isolés des œuvres picturales qui leur sert de « sujet », ils acquièrent une valeur intrinsèque. A plusieurs reprises, Ponge rappelle en effet les circonstances de l’écriture, et le rôle d’adjuvant économique que joue le « littérateur » dans ce type d’écrits. C’est notamment le cas dans le texte consacré à Fautrier :

‘Les peintres, ou leurs marchands, semblent désireux que leurs tableaux donnent lieu à paroles. […]’ ‘C’est qu’il faut (enfin, cela paraît non seulement tolérable mais utile), il faut attirer le public. […]’ ‘Eh, bien, on pourrait le faire tout autrement que par de la littérature, voire même que par des paroles. Par exemple, on pourrait se borner à diffuser des reproductions sur petits papiers. Sans un mot (sinon l’adresse de la galerie).’ ‘On pourrait même, dans telle galerie, interdire toute parole, n’accepter que les billets de mille, et le geste d’emporter la toile.’ ‘Mais non, plus il y a de paroles, plus il y a de public. […]’ ‘On dit [au public] : c’est bien, pour telle ou telle raison. On lui fournit des raisons pour s’expliquer cela à lui-même et à ses amis. Il faut cela. Nous sommes chez les hommes, après tout. Espèce à paroles, espèce bavarde, espèce qui change d’avis selon paroles. Espèce pas très sûre de ses désirs ou plaisirs. […]’ ‘Alors écoutez ces messieurs littérateurs amis du peintre. S’ils sont devenus amis, ce peut être, évidemment, pour beaucoup de raisons (variées, diverses). Ils peuvent y avoir eu intérêt, bien sûr. Et il faut tenir compte de cela. Mais enfin, le monde n’est pas forcément toujours si méchant, si simplement, si uniment méchant. Il peut y avoir eu des raisons valables (j’entends valables aussi pour vous) à ces amitiés, un véritable goût de l’un pour l’autre. Alors, ça aussi, il faut en tenir compte (PAE, I, 98-99).’

C’est une conception de la parole littéraire comme désintéressée, détachée des contingences économiques, qui est ici crûment démythifiée : la liberté de l’écrivain n’est pas donnée d’emblée, elle est même, d’une certaine manière, une abstraction idéalisante s’appuyant sur une mise entre parenthèses, voire un déni des conditions matérielles de l’écriture. Prenant le risque d’amoindrir la légitimité de son propre discours, Ponge appelle son public à un « compte tenu » des conditions d’énonciation de la parole du « littérateur », prise elle aussi dans un réseau de relations de pouvoirs et de rapports de force économiques : dans le contexte de l’écriture sur les peintres, la finalité pragmatique de l’écrit étant très déterminée (« [fournir] des raisons » pour acheter des tableaux), la dépragmatisation est elle-même amoindrie. « Tenir compte » de la situation de parole du « littérateur », c’est ramener l’usage de la liberté que peut faire l’écrivain à la juste mesure de l’existence humaine, elle-même prise dans des contingences pratiques. Refusant de situer sa liberté sur un plan ontologique, Ponge préfère exhiber une aliénation partielle, et attirer l’attention du « public » sur de telles contingences, quitte à ce que ses lecteurs se situent en connaissance de cause par rapport à elles : l’engagement résultant d’une telle attitude renvoie donc à une responsabilité formelle de l’écrivain qui assume sa position socio-économique et appelle son public à adopter un parti pris en connaissance de cause, plutôt qu’il ne réside dans la délivrance d’un message énonçant ce qu’est une attitude libre. Ancrer l’écrit dans la circonstance, aussi triviale et anti-littéraire qu’elle puisse paraître en première approche, c’est donc l’inscrire dans un temps historique, et proposer une forme d’engagement en marge de celui qu’entend Sartre, implicitement rejeté ici du côté de l’idéalisme.

A bien des égards en effet, Le Peintre à l’étude apparaît comme un pas de côté, voire un explicite contre-pied aux positions de Sartre : le fait que Ponge s’attache à des « choses » humaines est en soi une réponse à l’accusation de déshumanisation. La question est d’autant plus centrale que, dans les textes consacrés à Fautrier et à Braque, Ponge insiste sur la mise en cause de l’homme, et à la refondation, par l’art, d’un homme nouveau. Les faces défigurées des Otages de Fautrier ont pour effet « chez les plus intelligents ou les plus ambitieux » d’inspirer « la résolution […] de changer le monde et de changer l’homme » (ibid., 103), et Ponge précise plus loin :

‘Nous voilà donc en face d’un sujet nouveau, d’une importance (négative) telle qu’il peut en résulter une nouvelle mythologie, une nouvelle religion, une nouvelle résolution humaine. Cette religion n’est pas tout à fait celle de la liberté : c’est celle de l’humanité, avec ce qu’elle implique de discipline consentie et aussi, en face de ses bourreaux et de leurs complices, d’intransigeance (ibid., 107).’

Si le « sujet » abordé par Fautrier est d’importance, son esthétique ne s’appuie pas sur une « religion de la liberté », et l’humanisme dont elle est porteuse est un humanisme en devenir, résultant de la prise de conscience du spectateur face aux tableaux. Mais cette prise de conscience, cet acte 665 auquel appelle Fautrier, sont d’autant plus forts que le matériau utilisé est présent, palpable : Ponge décrit longuement la préparation de la toile, l’application du « mortier pâteux, adhésif », « excrément » dont la « présence fort sensible » (ibid., 112) rend seule possible l’expérience esthétique et politique que propose Fautrier. La peinture, en tant qu’elle est prise en compte d’un matériau, empâtement, est agissante.

Les textes consacrés à Braque prolongent cette réflexion et la radicalisent : « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir » notamment, commence par désigner comme critère du « goût, en fait d’art moderne », la reconnaissance des œuvres « efficientes et motivées » (PAE, I, 137). Cette efficience est finalement reconnue à Braque, dont l’œuvre, avec celle des autres artistes modernes, parmi lesquels Ponge se range, est susceptible de faire advenir un homme nouveau :

‘Voilà des objets à qui nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir, qu’ils nous tirent hors de notre nuit, hors du vieil homme (et d’un soi-disant humanisme), pour nous révéler l’Homme, l’Ordre à venir (ibid., 140).’

On retrouve ici l’idée rencontrée déjà à propos des « Notes premières de “L’Homme” », et suggérée dans la « Note sur “Les Otages” », que l’homme résulte de l’acte artistique, et que, réciproquement, l’humanisme ne saurait constituer un principe de composition a priori. Mais, si Fautrier abordait un grand sujet, Ponge insiste en revanche sur le fait que Braque atteint un tel résultat en s’en tenant aux sujets les plus communs, et qu’il agit sur le monde par l’intérêt qu’il manifeste à son matériau. La peinture chez lui « ne représente rien » (ibid., 138), et c’est là ce qui lui confère son efficacité révolutionnaire : « les artistes (et les révolutionnaires) changent le monde. Ils changent la demeure humaine. Ils changent la nature, la société et l’homme lui-même » (ibid.). Alors que Sartre, dans « L’Homme et les choses », déniait à Ponge la possibilité d’être « poète » et « révolutionnaire », ce dernier revendique à nouveau, par l’intermédiaire de Braque, la double posture, en renversant terme à terme les arguments de Sartre : c’est parce que le peintre opacifie les signes, rend sensible son matériau, sort de la représentation, qu’il peut agir sur le monde et sur son public, être « efficient ». A travers la figure de Braque, et plus généralement du peintre, Ponge revendique un mode d’action propre, autonome à l’endroit des principes extérieurs, adoptés a priori, et, plus généralement, à l’égard de ce que Ponge appelle les « idées ». Ainsi peut-on entendre cette remarque de « Braque ou l’art moderne comme événement et plaisir » en un sens anti-sartrien :

‘Et plus d’échafaudage, si prestigieux soit-il. Plus d’idées. L’idée, dit Braque, est le ber du tableau. C’est-à-dire l’échafaudage d’où le bateau se libère, pour glisser à la mer. Point de porte-à-faux. Le tableau est fini quand il a chassé l’idée, qu’on est arrivé au fatal. La tête libre (ibid., 139).’

De même, la phrase qui conclut « Braque le réconciliateur », « qu’on nous laisse à notre laboratoire », où Ponge s’inclut explicitement, s’inscrit dans ce mouvement d’autonomisation : les artistes ont leur propre voie d’accès à des vérités inédites, leurs propres moyens d’actions - qui s’appuient sur la prise en considération de leur matériau, garantie d’un anti-idéalisme - et n’ont pas de compte à rendre. Cette idée traverse tous les textes qui composent Le Peintre à l’étude : il n’est pas indifférent que Ponge l’exprime à propos des peintres, alors même que Sartre avait rapproché son entreprise de celles de Juan Gris et de Braque, pour conclure à l’échec de son projet révolutionnaire, et que, dans Qu’est-ce que la littérature ?, l’exclusion de la poésie du champ de l’engagement littéraire était préparée par le parallèle entre écriture poétique et peinture. Le texte consacré à Charbonnier explicite d’ailleurs ce contre-pied. Après avoir cité les pages de « L’Introduction au “Galet” », où il affirme être incapable de « faire la critique d’un spectacle ou d’une œuvre d’art », faute de « [pouvoir] même conquérir la moindre impression un peu juste, ou complète », Ponge s’autocommente ainsi :

‘C’est pourtant la vérité ! Et comment se fait-il que je ne m’y tienne pas constamment ?’ ‘Sans doute parce que, dans ce monde où je m’engage, j’accorde et accorderai toujours volontiers bien des choses - et d’abord, par exemple (tenez), qu’existence précède essence ou déterminisme liberté - jusqu’à préfacer des catalogues ou donner ma vie pour une idée…’ ‘Pourvu qu’aux miroirs on m’accorde - ou mettons seulement qu’aux fragments de miroir on m’accueille, on m’accepte - expression avant mots ou pensée (« Courte méditation réflexe aux fragments de miroir », PAE, I, 126).’

L’accord aux slogans sartriens apparaît ici comme un écart par rapport à une « vérité » ailleurs formulée, mais cet assentiment, décrit comme une faiblesse, peut être compensé par le primat accordé à l’expression sur la pensée 666 .

La souveraineté de l’artiste, revendiquée notamment dans ce livre, s’affirme contre Sartre, mais également contre la doctrine communiste de l’art : « [éprouvant] sa différence », Ponge, à l’instar de Braque, cherche à « se distinguer » (ibid., 129), refusant donc que la règle de l’art lui soit dictée de l’extérieur, au nom de doctrines qui lui sont étrangères. De plus en plus, le communisme s’apparente à une telle hétéronomie. En effet, le reproche de traiter de « sujets communs », voire dérisoires, n’émane pas seulement de Sartre et des partisans de l’existentialisme. A cet égard, l’écrivain communiste Ponge 667 fait problème aux communistes eux-mêmes. Pour en mesurer les enjeux, il est intéressant de s’arrêter un instant sur la polémique qui agite les Lettres françaises à son propos. Le 24 novembre 1945, sous le titre « Trois poètes et la dialectique », Georges Mounin oppose ainsi Aragon et Ponge. Il regrette chez le premier « tout un côté poète officiel, tout un côté prince des poètes », et voit chez lui « une illustration de notre actualité qui restera », avant d’ajouter :

‘Mais à côté, un seul mot de Ponge ira plus profond, vivra plus loin. « L’Homme est l’avenir de l’homme ». Aragon n’était pas fait pour dire cela comme ça 668 . ’

A cet égard, Ponge est emblématique, avec Eluard et René Char, d’un effort matérialiste de refondation de l’humanisme : « A côté de Marx, plusieurs poètes, au lieu de raisonner sur l’homme éternellement, ont choisi de le prouver par l’action » 669 . A la réaction indignée de Léon Moussinac qui paraît quelques jours plus tard dans le même journal, on mesure ce que de telles affirmations ont de provoquant dans un organe de presse communiste. Léon Moussinac rappelle l’exigence d’un engagement direct et explicite : dans ce contexte, minimiser la figure d’Aragon, qui a incarné « l’espoir et le sens de l’Histoire » pendant la guerre, est insupportable : « la voix d’Aragon a été celle de la France. Voilà le fait ». Par contrecoup, Ponge, Eluard et René Char sont rejetés du côté du jeu : « Nous demeurons debout dans la clarté, […] nous avons encore trop à risquer et à combattre. Les temps du jeu ne sont pas venus » 670 . La question des sujets est donc également cruciale d’un point de vue communiste, même dans une optique anti-sartrienne. Peu après la parution de Proêmes et du Peintre à l’étude, Georges Mounin consacre à nouveau un article à Ponge : il s’en prend à l’empressement de Sartre à « changer Le Parti pris des choses en longue métaphore existentialiste inconséquente » 671 , et s’attache à montrer le caractère authentiquement communiste de la démarche de Ponge, bien qu’il n’aborde pas des thèmes d’importance. Georges Mounin ressent en effet la nécessité de combattre l’impression que pourrait donner Le Parti pris des choses de s’adresser à des privilégiés oisifs : « Je crois que, du point de vue communiste, Ponge a raison […] puisque les communistes français ont bataillé pour que les métallos parisiens puissent aller passer quinze jours aux Sables d’Olonne, à Cassis, à La Boissière-le-Déluge, et faire provision de tous leurs yeux de poèmes de Ponge » 672 . Pourtant, si les thèmes d’élection ne disqualifient pas complètement sa démarche, la fin de l’article suggère bien qu’ils font de lui malgré tout un écrivain mineur : « Ce serait un assez beau titre déjà d’en faire un poète des congés payés. […] Il y a place pour Des Etats-Unis de Vladimir Pozner, qui dépeint l’impérialisme at home, et pour Le Parti pris des choses qui ne le dénonce pas, mais apporte sa pierre au bonheur de l’homme » 673 .

Si ce dernier article est postérieur à la publication du Peintre à l’étude, il est révélateur du fait que Ponge est amené à défendre l’efficience politique de sa démarche artistique aussi face aux communistes. A cet égard, les deux textes consacrés à Braque, par leur titre même, marquent une prise de distance claire par rapport aux attendus d’un art communiste. Faire de Braque un « réconciliateur », c’est à première vue aussi le poser comme contre-révolutionnaire, la réconciliation s’opposant au conflit susceptible d’amener un changement de régime. La fin du texte aborde frontalement la question, et répond au reproche fait à Braque d’être un artiste « bourgeois » 674 . Ponge le retourne et souligne que le bien-être que l’œuvre procure à celui qui la regarde est celui obtenu lorsqu’« une révolution a été accomplie et un nouveau régime amené à sa perfection » (PAE, I, 135). De ce point de vue, la « réconciliation » que Braque nous donne à éprouver est une réconciliation à venir, celle d’un ordre nouveau. Malgré des divergences apparentes, l’argument de ce premier texte est donc cohérent avec les vues développées dans « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », dont le titre est lui aussi polémique : constituer l’art comme événement, c’est l’affranchir des impératifs de représentation d’une Histoire dont il serait le témoin plus que l’acteur. Mais la provocation du titre réside surtout dans le lien opéré entre « événement et plaisir », ce dernier terme, qui tendrait à rabattre l’art du côté d’une jouissance « bourgeoise », étant incompatible avec l’acte attendu d’un artiste communiste. Pourtant, comme dans le texte précédent, le plaisir procuré par Braque est celui d’une révolution déjà opérée, d’une « victoire […] atteinte » 675 . Et Ponge s’emploie à démontrer que, pour hétérodoxe qu’elle puisse paraître aux yeux du PCF, l’esthétique de Braque est authentiquement marxiste : elle traduit en acte l’une des Thèses sur Feueurbach - « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer » 676 - à laquelle Ponge fait une allusion appuyée :

‘En somme, qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui n’explique pas du tout le monde, mais qui le change. Vous reconnaissez à peu près la formule ? Très bien (PAE, I, 138).’

A la fin du texte, la démarche de Braque est à nouveau envisagée en termes marxistes : « le ton le plus simple » que Ponge discerne, l’absence de « cri de triomphe » (ibid., 141) qu’il relève, se justifient du fait que « cette synthèse que constitue tout chef-d’œuvre de l’art ne figure qu’un palier dans la dialectique » (ibid., 140-141). Tout en s’inscrivant dans une démarche marxiste et révolutionnaire, Ponge revendique donc explicitement l’autonomie de l’artiste, et dénie au Parti toute légitimité à édicter une doctrine esthétique. Or, ce texte, commandé par la Galerie Maeght à l’occasion d’une exposition de Braque, s’adresse à un public communiste : Ponge le propose d’abord aux Lettres françaises, qui le refusent 677 , avant qu’il ne paraisse finalement dans Action, en janvier 1947.

Si Ponge souligne dans Le Peintre à l’étude le caractère circonstanciel des textes qui le composent, leur dépendance à l’égard des œuvres dont ils parlent, et, plus généralement, du marché de l’art, ce livre est aussi, paradoxalement, le lieu où il affirme avec vigueur l’autonomie du geste artistique, entendu certes comme un acte politique, mais indépendant des théories de l’engagement et des doctrines partisanes. C’est donc aussi le rapport au public qui est précisé dans ces pages : les œuvres dont Ponge parle ici tirent leur légitimité, contre les « idées » qui prétendent les légiférer, de l’effet qu’elles produisent sur le spectateur. Cet effet est la preuve que l’œuvre est agissante, « efficiente », pour reprendre le mot de « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir » (PAE, I, 137). L’autonomie de l’artiste se conquiert ainsi dans le face à face avec le public. Mais la question, pour centrale qu’elle soit dans ce livre, apparaît de façon complexe : Ponge y parle à la fois comme écrivain et comme spectateur. Par ailleurs, si le contact direct avec la matérialité de l’œuvre est le moyen privilégié d’éprouver son efficience, Ponge assume ici le rôle de « littérateur » critique, de médiateur entre l’œuvre et son public.

A plusieurs reprises, Le Peintre à l’étude apparaît comme un prolongement du Parti pris des choses : le tableau, comme l’œillet, est un défi « au langage ». Ponge le rappelle ainsi au début de la « Note sur “Les Otages” » : « la bonne peinture sera celle dont, essayant toujours de parler, on ne pourra jamais rien dire de satisfaisant » (ibid., 98). A propos de Braque encore, la question de « l’innommable », qu’il faut tenter de dépasser par un effort de nomination, fait retour, rattachant l’étude sur la peinture à l’appréhension des choses qui ailleurs guide son écriture. L’« événement » que constitue l’œuvre pour celui qui la regarde, tient notamment à la prise de conscience « que l’individu, encore, n’existe pas à vrai dire, sinon comme désordre innommable et chaos, plus que la société, que la nature ». Mais cet « innommable » ne saurait être considéré comme un terme :

‘Innommable ? Qu’est-ce à dire ? Voilà que nous atteignons le point. ’ ‘Car enfin nous voilà aux prises avec les casseroles, les brocs, les caisses de bois blanc, un outil, un caillou, une herbe, un poisson mort, un morceau de charbon.’ ‘Voilà des objets à qui nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir, qu’ils nous tirent hors de notre nuit, hors du vieil homme (et d’un soi-disant humanisme), pour nous révéler l’Homme, l’Ordre à venir.’ ‘Comme nous les avons choisis aussi éloignés que possible de l’ancien pittoresque, de l’ancien décor, voire de l’ancien langage, nous avons donc et n’avons plus dès lors qu’à les renommer, honnêtement, hors de tout anthropomorphisme, comme ils nous apparaissent chaque matin (ibid., 140).’

La confusion entre point de vue créateur et point de vue critique est ici portée à son comble : les objets énumérés renvoient certes à ceux que l’on peut rencontrer dans les tableaux de Braque, mais ce sont presque tous aussi des « choses » pongiennes, de sorte que le nous qui suit désigne simultanément les « artistes modernes » travaillant à l’élaboration d’un « Ordre à venir », et la communauté des spectateurs engagés dans la tentative pour « renommer » les choses, à la suite des tableaux de Braque. Dans le même temps, Ponge précise, via Braque, sa position d’artiste, il met en acte sa méthode créatrice, en appliquant à la « chose » Braque la démarche d’imprégnation sensible, et l’effort de nomination de ce qui résiste à la mise en mots. Mais il figure également une réception idéale de l’œuvre d’art : elle consiste à reconnaître l’efficience en soi de l’œuvre, et l’altération qu’elle provoque.

‘OUI j’entends bien que les œuvres d’art doivent être d’abord pour me plaire, me divertir, m’exalter au besoin : CERTES. (Je mâche aussi mon foin de vérités premières.) MAIS - et de cela je me persuade tout seul, du moins en de certains chemins - il leur faut avant tout me CHANGER. Et donc d’abord me tendre, contracter : bouleverser un peu cette partie de moi-même qui n’a pas encore changé (« Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », PAE, I, 137).’

Ce changement que provoque l’œuvre chez celui qui la regarde se traduit pleinement en acte par l’effort de nomination « honnête » que Ponge évoque à la fin de son texte. La réception adéquate, celle qui permet à l’œuvre d’être véritablement agissante, se superpose donc exactement à la posture créatrice, et plus précisément à la poétique de parti pris. De cette confusion entre postures critique et créatrice, on pourrait conclure que les peintres dont parle Ponge ne sont que des prétextes pour parler de lui 678 . Mais, plus profondément, il semble que la position indécise qu’occupe Ponge dans ses premiers textes sur l’art permette de manifester l’homologie entre la démarche créatrice qu’il met en œuvre, et la réception qu’il cherche à susciter. Etre critique et créateur, c’est tout un, puisqu’il s’agit de mettre le spectateur - ou, pour l’œuvre littéraire, le lecteur - dans un rapport à l’œuvre identique à celui que l’artiste entretient avec la « chose » qui constitue son sujet : l’autonomisation revendiquée dans Le Peintre à l’étude coïncide aussi avec la figuration de la réception. Elle ne représente donc pas un repli autotélique, ni un désengagement. Il est enfin à noter que, tout en revendiquant pour la réception de l’œuvre d’art des modes d’appréhension indépendants à l’égard des systèmes philosophiques ou idéologiques, Ponge fait de la production de paroles une forme d’accomplissement de l’entreprise de communication. Assumant par ailleurs son rôle de médiateur entre des artistes et leur public en devenir, il ne refuse pas le rôle des paroles médiatrices que sont les discours critiques : au milieu des années 1940, Ponge occupe donc une position complexe où il réaffirme l’autonomie de l’artiste contre les discours constitués, tout en reconnaissant la nécessité de paroles extérieures à l’œuvre pour la légitimer et lui offrir un plein accomplissement.

Notes
665.

« Chaque toile vous attire, vous amène à elle, provoque en vous un mouvement, vous incite à une action virile » (ibid., 111).

666.

L’« expression » vient aussi, plus étrangement, avant « les mots » : peut-être faut-il y voir une manière de désigner l’expression comme processus, mouvement (« rage »), et non comme assemblement de « mots » immobiles, « mots-choses », pour reprendre l’expression de Sartre.

667.

Communiste jusqu’en 1947 : les textes rassemblés dans Le Peintre à l’étude sont donc contemporains de l’éloignement du PCF.

668.

G. Mounin, « Trois poètes et la dialectique », Les Lettres françaises, 24 novembre 1945, p. 1.

669.

Ibid., p. 4.

670.

L. Moussinac, « Un poète et la circonstance », Les Lettres françaises, 8 décembre 1945, p. 1.

671.

G. Mounin, « L’anti-Pascal ou la Poésie en vacances : Francis Ponge », Critique, n° 57, juin 1949, p. 494.

672.

Ibid., p 498.

673.

Ibid., p. 498-499.

674.

Bien des années plus tard, en 1974, c’est encore à propos du caractère « bourgeois » de l’art de Braque que se consommera la rupture avec Tel Quel.

675.

Elle est atteinte grâce au choix de sujets humbles, justement : « Ce qui m’assure aussi bien de la profondeur où s’est livré le combat, du niveau auquel la victoire est atteinte, la cause gagnée, c’est le choix des sujets de cette peinture. [§] Il s’agit des objets les plus communs, les plus habituels, terra à terre » (PAE, I, 139).

676.

K. Marx, Thèses sur Feueurbach, XI, Œuvres, III, Philosophie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1033, cité par R. Mélançon, in F. Ponge, Œuvres complètes, I, n. 3 p. 950.

677.

On en comprend les raisons, même si Ponge s’en offusque : « Les LETTRES françaises m’ont refusé un grand article (sur Braque). Il était plein de génie, et très orthodoxe (cela va très bien ensemble quoi qu’on en pense) mais j’y traitais l’humanisme par-dessous la jambe » (Corr. II, l. 397, p. 51).

678.

De fait, les textes les plus développés sont ceux où Ponge s’attache à souligner la parenté de démarche entre son œuvre et celle des artistes qu’il évoque : il distingue ainsi chez Fautrier une « rage de l’expression » (ibid., 108), et le nous qui traverse les deux textes consacrés à Braque est la marque la plus visible d’une parenté profonde ressentie avec le peintre.