III.2.1.4. S’expliquer

Cette autonomie ambiguë de l’artiste, que Ponge formule d’abord à propos des peintres, est simultanément mise en œuvre pour son propre compte. « Je ne saurai jamais m’expliquer », pouvait-on lire au début des Douze petits écrits. Vingt ans plus tard, cette phrase n’est plus d’actualité, et Ponge, tout en émettant des réserves sur l’exercice de l’explication de texte, multiplie les exposés méthodologiques. Au début de « My creative Method », il revient d’ailleurs sur ce revirement :

‘J’ai commencé (vraiment* par dire que je ne saurais jamais m’expliquer. Comment se fait-il que je ne m’y tienne plus (à cette raison) ?’ ‘Car non, vraiment, maintenant, je ne conçois nullement impossible, nullement déshonorant, niais, dupe, ou grotesque (vaniteux) de tenter de m’expliquer. […]’ ‘Qu’est-ce donc qui a changé ?’ ‘Ce qui a changé, c’est mon existence par rapport aux autres, c’est qu’une œuvre existe, et qu’on en a parlé. Que cela est posé, s’est imposé comme existence distincte, et ma « personnalité » dans une certaine mesure aussi. Ainsi ces choses : mon œuvre, ma personnalité, je puis les considérer maintenant comme toute autre chose, et écouter (répondre à) l’appel a minima qu’elles objectent aux explications qui en ont été données. Il faut que je corrige leurs fausses interprétations (ou définitions).’ ‘En général on a donné de mon œuvre et de moi-même des explications d’ordre plutôt philosophiques (métaphysiques), et non tellement esthétiques ou à proprement parler littéraires (techniques). C’est à cette statue philosophique que je donnerais volontiers d’abord quelques coups de pouce.’ ‘* Première ligne du premier texte de ma première plaquette (Douze petits écrits, N.R.F., 1926) (M, I, 519).’

La valeur réflexive de « s’expliquer », dans le cours de ce passage, est complexe : si Ponge consent finalement à se prendre lui-même comme objet, c’est qu’il s’agit, littéralement, de s’envisager « soi-même comme un autre », objectivé, devenu « chose » grâce aux discours d’autrui. Les discours externes sont à la fois ce contre quoi se déploie l’explication de soi (et de son œuvre) - il s’agit de « [corriger les] fausses interprétations » -, et ce qui l’autorise, en conférant une « existence distincte » à l’œuvre : de même que les tableaux de Braque ont le pouvoir de « changer » celui qui les regarde, l’œuvre et son créateur se trouvent changés par les paroles tenues à leur propos. « S’expliquer », dans cette perspective, ne consiste pas seulement à considérer réflexivement le geste créateur, mais aussi à prolonger le processus d’altération réciproque entre l’œuvre et ses lecteurs. Il est à cet égard remarquable que la plupart des textes méthodologiques que Ponge écrit répondent à une demande de lecteurs : le titre même de « My creative Method » reprend la formule de Betty Miller, à qui Ponge rend explicitement hommage. Son texte est par ailleurs une commande de l’universitaire allemande Gerda Zelter-Neukomm, pour sa revue Trivium, ce qu’il mentionne également :

‘Bien que les textes très courts dont est composé ce mince recueil ne contiennent explicitement aucune thèse philosophique, morale, esthétique, politique ou autre, la plupart des commentateurs en ont donné des interprétations relevant de ces diverses disciplines.’ ‘Plus récemment, deux ou trois critiques ont enfin abordé l’étude de la forme de mes textes.’ ‘La revue Trivium a publié l’une de ces études et comme j’en exprimais mon contentement, elle m’a demandé d’ajouter moi-même quelques commentaires sur ce que l’un de mes critiques les plus bienveillants, Mrs. Betty Miller, a appelé ma méthode critique (ibid., 527) 679 .’

En rappelant dans le texte les circonstances qui président à son écriture, Ponge explicite une nouvelle fois la question de l’autorisation réciproque de la parole, entre lui et ses lecteurs : la prise de parole est légitimée par la demande de la revue Trivium, et le titre du texte, pouvant paraître quelque peu narcissique et grandiloquent, est lui-même emprunté à une critique 680 . Mais, réciproquement, Ponge s’autorise à décerner des satisfecit : la demande de Trivium fait suite à un « contentement » qu’il exprime, la reprise de la formule de Betty Miller légitime en retour son article. Plus largement, c’est malgré tout une position de maîtrise à l’égard du sens de son œuvre que Ponge assume : il prétend lutter contre les « fausses interprétations », désignent celles qui, « enfin », répondent à ses attentes. Il s’agit d’attirer finalement les lecteurs sur le terrain où se situe résolument l’œuvre : celui de la littérature, contre la philosophie. Dans « My creative Method » se retrouvent donc les ambiguïtés que nous avons relevées à propos du Peintre à l’étude : l’autonomie revendiquée s’accompagne d’un recours ressenti comme nécessaire à des paroles extérieures. Le discours des autres (lecteurs) est à la fois une nécessité et un danger, exigeant du créateur qu’il réaffirme son autorité.

La « Tentative orale » et « La Pratique de la littérature » répondent également à des sollicitations extérieures : la première, prononcée le 16 janvier 1947, a eu lieu sur l’initiative du club Maintenant. La seconde est une conférence prononcée en juillet 1956 devant les étudiants de la Technische Hochschule de Stuttgart, à l’invitation de Max Bense et d’Elisabeth Walter. Dans les deux cas, Ponge rappelle dans le cours de son intervention ces sollicitations, insérant son discours « méthodologique » dans un ensemble d’échanges avec ses lecteurs. La nouveauté de ces deux derniers textes est qu’ils retranscrivent des interventions orales. « Tentative orale » notamment, ne cesse d’attirer l’attention de l’auditoire sur cette situation de parole, selon une problématique malgré tout proche de celle exposée dans « My creative Method ». Dès le début de sa conférence, Ponge s’interroge ainsi justement sur le « genre » qu’il s’apprête à pratiquer, pour en défaire l’évidence : la situation de parler devant un public n’a rien de naturel, elle est au contraire qualifiée d’« assez fantastique » (M, 649). La stabilité des rôles que postule la situation codifiée de la conférence est mise en question : Ponge souligne la « passivité du public » qu’elle suppose, face à « une espèce de désinvolture, de brutalité, d’assurance » du conférencier (ibid.), qu’il souhaiterait éviter. Toute la « Tentative orale » consiste donc à sans cesse rappeler sur les conditions matérielles de son déroulement, jusqu’à mettre en cause le « genre » même de la conférence. Finalement, Ponge feint ironiquement d’y revenir, soulignant par là même ce qui sépare la performance qu’il vient d’accomplir d’une conférence telle qu’on l’entend habituellement :

‘Je crois qu’il ne faut pas être trop ambitieux, revenir à la modestie. Couper les ailes à la grandeur, à la beauté. Et peut-être nous faut-il donc ici même redescendre par degrés au seul ton convenable à ce genre de causerie, oui, au seul ton convenable, au ton joli cœur, par degrés. En France, une conférence ce n’est pas un manifeste, c’est quelque chose de gentil. Quand André Maurois parle, il ne tient pas à sortir des lois du genre (ibid., 668).’

Ponge fait un pas de côté par rapport aux codes de la conférence, adoptant une position comparable à la situation d’intériorité/extériorité qu’il entretient à l’égard de la poésie, et qu’il rappelle d’ailleurs à cette occasion. Décrivant l’effort qui le guide pour « sortir du manège », en décrivant par exemple son effort pour exprimer une « idée profonde » de la serviette-éponge, Ponge précise que « personne n’a eu l’idée que c’était cela la poésie » (ibid., 665), avant de rappeler plus loin son indifférence à l’égard de la forme poème : « Tant pis si cela ne fait plus des poèmes. Les poèmes nous nous en moquons » (ibid., 666).

Cette déstabilisation du cadre énonciatif de la « Tentative orale » permet de faire ressortir, en acte, la possibilité d’établir un lien direct avec le « public » venu assister à une conférence, en « [démolissant] quelque peu - oh, pas rageusement - ces photos, ces miroirs, ces idées » que les premiers critiques ont pu « prendre » de Ponge (ibid., 663). Comme l’indique Vincent Kaufmann, « il s’agit non pas de confirmer l’existence d’une autorité par une pratique rituelle, mais de mettre en scène, formellement et démonstrativement, un processus d’autorisation de la parole » 681 . Pourtant, cette autorisation en acte de la parole s’étaye malgré tout, comme dans « My creative Method », sur les discours antérieurement tenus sur l’œuvre : certes, il s’agit cette fois de susciter directement un public en dehors des médiations critiques, mais ce contact direct avec un lectorat en devenir est redevable aux paroles précédemment produites autour de l’œuvre. Ponge affirme ainsi que c’est « quelque réponse du public » qui lui confère une « existence distincte enfin probable » (ibid., 654) et le décide à prendre la parole à l’oral. Il précise un peu plus loin :

‘Ainsi ai-je longtemps écrit dans le désert, sans recevoir aucune réponse. Pour moi, cela a duré à peu près vingt ans, le désert, une espèce d’éternité, cela revient au même. […]’ ‘On ne peut pas tout de suite comprendre des choses qui sont faites pour être comprises indéfiniment. Puis, petit à petit, les réponses viennent, au bout de très longtemps, cela. Il y a des preuves de lecture, il y a un article dans un journal, et brusquement on se trouve changé. On se trouve changé comme quand on se voit dans une glace pour la première fois. […]’ ‘Quand on a eu cette impression, qu’on est arrêté par les miroirs, par les réponses du public, à ce moment-là il peut vous venir l’idée de casser un peu la glace ou de déchirer la photo. Vos textes, vos écrits, prennent aussi le même caractère. Ils vous paraissent comme des glaces, comme des miroirs, il semble que vous y soyez enfermé. On essaie de corriger par d’autres textes. Bien sûr c’est comme cela que l’œuvre continue, par des réflexions, des justifications, des explications, des théories. Quelquefois cela se produit, cette modification, ce changement, ces répercussions, cela se produit (même, on ne fait pas d’explication, de théories), cela se produit dans l’intérieur des œuvres, de votre production authentique : il s’y produit comme des reflets ; on arrive à répondre de l’intérieur (ibid., 655-657).’

Plus explicitement encore que dans « My creative Method », les « preuves de lecture » sont posées comme l’acte de naissance de l’écrivain : la lecture agit rétrospectivement sur l’auteur, qui se trouve « changé », et, en aval, elle devient le moteur même de l’écriture, puisque « c’est comme cela que l’œuvre continue ». Mais ce changement apparaît ici de façon plus univoque comme un enfermement dont il devient impératif de sortir : l’image de la photo désigne ce changement comme un figement mortifère. Prendre la parole pour « s’expliquer », c’est donc sortir de la fixité spéculaire pour se remettre en mouvement, redevenir l’acteur de son propre devenir : réfléchir plutôt qu’être réfléchi. Imposée de l’extérieur par des discours ressentis comme pétrifiants 682 , la discursivité apparaît donc comme le mouvement par lequel l’œuvre peut affirmer sa vie propre. La « Tentative orale », même dans sa retranscription écrite, garde trace des redites, bégaiements, hésitations en quoi elle consiste principalement : même si, dans ce passage, Ponge semble l’exclure de sa « production authentique », elle constitue bien une « réponse de l’intérieur » 683 . Il s’agit de sortir de l’enfermement d’une relation spéculaire avec les premiers lecteurs, et de déployer un discours susceptible d’établir dans l’immédiateté de l’échange oral un lien avec un autre public.

La « Tentative orale », ainsi considérée comme une tentative pour instaurer un lien direct avec le public, se différencie en partie de « My creative Method », qui, malgré les réticences maintes fois exprimées à « expliquer » les textes, propose finalement un certain nombre de formules, d’outils, susceptibles de rendre compte de la « chose » que constitue l’œuvre. Ce texte occupe à cet égard un statut intermédiaire. Il est, comme la « Tentative orale », une exemplification de la méthode pongienne, la « rage de l’expression » ailleurs manifestée à propos du bois de pins, du mimosa, de l’œillet, ayant cette fois pour sujet la propre œuvre de Ponge 684 . Mais cette méthode aboutit en l’occurrence à des formules qui visent à rendre compte de l’œuvre : il ne s’agit pas d’un art poétique - les « vérités » finalement énoncées étant bien relatives à la chose considérée, à savoir l’œuvre de Francis Ponge. Cependant, le texte propose des outils de lecture spécifiques, pas que ne franchit pas la « Tentative orale ». Comme Le Peintre à l’étude, « My creative Method » fait de la démarche de parti pris un modèle de réception (et non seulement de création), mais il s’agit cette fois aussi de proposer un métalangage spécifique.

Comme dans l’ensemble des textes de cette époque, Ponge engage la polémique avec la philosophie, et plus précisément avec les lectures philosophiques de son œuvre, à partir des « idées » 685 . C’est d’abord l’ambition de connaissance dans l’écriture littéraire que Ponge réaffirme : contre les idées absolues et abstraites, il revendique les « idées expérimentales » (M, I, 516). Et cette connaissance expérimentale se confond avec l’exploration langagière : d’où l’impossibilité d’expliquer les poèmes, puisqu’ils sont énoncés « en termes propres » (ibid., 529), c’est-à-dire que le savoir dont ils sont porteurs réside dans leur expression même, et ne saurait se traduire en concepts, en « idées ». « S’expliquer », dans cette perspective, ne consiste donc pas tant à proposer une glose précise des textes qu’à développer un « discours sur la méthode » 686 , méthode créatrice entendue ici comme véritable épistémologie 687 . Il s’agit dès lors de contester la philosophie sur son propre terrain, celui de la connaissance, et cette confrontation devient de plus en plus directe au fil du texte, jusqu’à devenir l’objet principal du propos, dans le « PLAN » du 31 janvier 1948 : « Poèmes, non à expliquer (Socrate). […] Supériorité des poètes sur les philosophes » (ibid., 533). A l’occasion de cette confrontation, Ponge est amené à situer son propre discours selon des catégories génériques 688 . Il revendique sans réticence le genre du discours qu’est la littérature, fidèle en cela à son désir initial de situer résolument ses écrits dans cette discipline artistique : « œuvre d’art littéraire », l’expression est répétée à plusieurs reprises (notamment M, I, 518). Mais la spécification du genre, à l’intérieur de la littérature, est plus problématique : il s’agit de maintenir l’homologie entre la défiance de l’œuvre à l’égard de « telle ou telle classification préalablement entendue » (ibid., 521) lorsqu’il s’agit d’approcher le réel, et la façon dont elle se présente à ses lecteurs. D’où la nécessité d’« inventer un genre nouveau » (ibid., 516) : « la définition-description œuvre d’art littéraire » (518). Tout en se situant dans la littérature, Ponge désigne ses écrits d’abord par des actes de langage (« définir », « décrire »), composant un mot nouveau. Ce « nouveau genre » apparaît explicitement dans la suite du texte comme anti-poétique, et en relation plus étroite avec d’autres pratiques discursives, comme le dictionnaire, avec lequel l’œuvre entend rivaliser 689 . En outre, la nouvelle catégorie proposée transcende les partitions génériques habituellement admises, et recoupe même des formes littéraires très diverses :

‘Genre choisi : définitions-descriptions esthétiquement et rhétoriquement adéquates.’ ‘Limites de ce genre : son extension. Depuis la formule (ou maxime concrète) jusqu’au roman à la Moby Dick par exemple (ibid., 522).’

En nommant lui-même le « nouveau genre » qu’il crée, Ponge réclame de la part de ses lecteurs une posture critique similaire à celle qu’il adopte dans son écriture : de même qu’il revendique « une forme rhétorique par objet » (ibid., 533), il faut inventer une catégorie générique par œuvre lue. Mais cette singularité revendiquée est en même temps englobante. Ponge pointe d’ailleurs lui-même le paradoxe de sa posture : l’extension du genre spécifique de son œuvre rend problématique sa valeur classificatoire 690 .

« My creative Method », par la nomination de la forme nouvelle que Ponge revendique, donne donc des outils spécifiques pour lire l’œuvre. La formulation d’un métalangage spécifique est l’un des traits frappants de ce texte. En effet, après la nomination de ce genre nouveau, Ponge propose de nouvelles formules pour décrire son travail :

‘En somme voici le point important : PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS.’ ‘Certains textes auront plus de PPC à l’alliage, d’autres plus de CTM… Peu importe. Il faut qu’il y ait en tout cas de l’un et de l’autre. Sinon, rien de fait.’ ‘(Ce n’est qu’une des rubriques :)’ ‘« Partir des mots et aller vers les choses » (Rolland de Renéville) : eh bien, c’est faux.’ ‘On nous reprochera d’un certain côté d’attendre nos idées des mots (du dictionnaire, des calembours, de la rime, que sais-je…) ; mais oui, nous l’avouerons, il y faut employer ce procédé, respecter le matériau, prévoir sa façon de vieillir, etc. (Cf. les Propos métatechniques, déjà.) Nous répondrons pourtant que cela n’est pas exclusif et que nous demandons aussi à une contemplation non prévenue et à un cynisme, une franchise de relations sans vergogne, de nous en fournir aussi (ibid., 522).’

La première phrase que nous citons présente toutes les marques formelles de la formule, voire du slogan : les lettres capitales, caractéristiques comme souvent chez Ponge de ce qui mérite d’être inscrit, gravé, de même que la reprise abrégée des deux expressions, leur confèrent ainsi le rôle d’outils critiques réutilisables. En contexte, « PARTI PRIS DES CHOSES » cesse de désigner un livre précis et reçoit un sens métapoétique, l’expression désignant ici un processus d’écriture. Le « COMPTE TENU DES MOTS » est le principe nouveau, à égalité d’importance, que Ponge introduit ici, et qui constitue évidemment une réponse aux « fausses interprétations » négligeant « la forme » de son travail pour n’y voir qu’un ensemble d’idées. En inventant la formule « compte tenu des mots », immédiatement disponible comme catégorie critique, Ponge demande (et favorise) une lecture proprement littéraire de ses textes, prenant en compte leur caractère d’« œuvre d’art littéraire ». Mais cette première différenciation (à l’égard des lectures philosophantes) est suivie d’une seconde, cette fois à l’endroit des écrivains - comme Rolland de Renéville, néo-surréaliste de la revue Le Grand Jeu : il s’agit une nouvelle fois de se différencier sur deux fronts, à l’égard d’une assimilation philosophique oublieuse du matériau linguistique, et vis-à-vis de la poésie, (d’une certaine poésie), jugée négligente à l’endroit du réel et des « choses ». Contre des lectures qui simplifient l’œuvre à partir de catégories exogènes, Ponge tend à imposer plusieurs formules qui doivent être prises en compte simultanément pour aborder son œuvre : il forge les outils critiques susceptibles d’en rendre compte de façon adéquate.

Mais, de façon de plus en plus marquée, Ponge « s’explique » de l’intérieur même de ses textes, de sorte que l’écriture même se confond avec la recherche méthodologique. La discursivité présente dans « Tentative orale » ou « La Pratique de la littérature » n’est pas l’attribut exclusif des textes destinés à être d’abord oralisés. La Seine, écrit en 1947 et 1948, réhabilite spectaculairement l’élément liquide, dévalué dans Le Parti pris des choses, et le modèle discursif qui s’y attache : le « discours liquide fluent » (La Seine, I, 254) s’impose comme la manière adéquate d’en parler. Une fois encore, le modèle discursif est explicitement désigné comme un contre-pied aux analyses sartriennes. Quelques pages plus loin en effet, Ponge revient une nouvelle fois sur le « grand rêve nécrologique » que discernait Sartre dans son œuvre :

‘Loin de moi, en effet, bien qu’on ait cru pouvoir me l’attribuer, de désirer une catastrophe telle que l’homme y disparaisse et que mes écrits, seuls incorruptibles témoins de son passage sur la terre, y demeurent comme tels coquillages vides sur une grève déserte, au su et au vu de la seule étendue (ibid., 256).’

Comme dans la « Tentative orale », Ponge s’interroge longuement sur le genre du discours qu’il est en train de pratiquer, et qui se détermine aussi contre la parole sartrienne : l’invention générique à laquelle il aboutit, « discours liquide fluent », se trouve donc motivée de l’intérieur, et constitue une réponse qui est aussi un infléchissement notoire de sa poétique. L’incorporation de la recherche générique au texte publié est également un moyen de persuasion, le lecteur assistant à l’élaboration du cadre communicationnel dans lequel il se trouve inclus. Il s’agit, par l’invention générique, de façonner un lectorat distinct de celui que peut produire l’appréhension de Ponge via Sartre. Le lecteur auquel s’adresse Ponge est même en quelque sorte un anti-Sartre :

‘Tu le sais, il m’est naturel (et à vrai dire je ne puis faire autrement) pour penser et pour écrire, de m’appuyer sur les choses extérieures.’ ‘Si bien qu’il a pu, après tout, me paraître raisonnable de borner mon ambition à un recensement et à une description à ma manière de ces choses extérieures.’ ‘Non que je quitte pour autant l’homme : tu me ferais pitié de le croire. Mais sans doute m’émeut-il trop, à la différence de ces auteurs qui en font le sujet de leurs livres, pour que j’ose en parler directement. Il suffit ! J’ai pu m’en expliquer ailleurs (ibid., 246).’

En s’expliquant sur sa pratique d’écriture de l’intérieur même de son œuvre, Ponge privilégie l’adresse directe à un lecteur qu’il guide au plus près - exhibant même de façon humoristique la désinvolture suffisante de l’auteur sûr de son fait - contre l’influence que pourrait exercer une autre autorité intellectuelle. Par rapport aux textes manifestant une posture anti-poétique du début des années 1940, où les adresses directes au lecteur (notamment dans « Le Mimosa ») se multiplient, la figuration du lecteur apparaît ici explicitement contre des lectures réelles antérieures. Ponge réinstaure par là même une situation de parole où se déploient des luttes d’influence, et il choisit de rendre apparents ces rapports de pouvoir qui se jouent entre l’auteur, ses lecteurs institutionnels et le lecteur « impliqué » (Iser) auquel le lecteur empirique est appelé à s’identifier. « Tu me ferais pitié de le croire » : Ponge exhibe la posture autoritaire qu’il est conduit à adopter dans la lutte de souveraineté qu’il mène à propos de son œuvre. Mais, en accentuant de façon caricaturale cette posture, il souligne précisément l’écart entre lecteur impliqué et lecteur empirique, et désigne le caractère tout symbolique du contrôle qu’il entend exercer sur la lecture. La situation est d’autant plus complexe que le « genre nouveau » qu’une fois encore il entend inventer manifeste un « compte tenu » des paroles de Sartre : adoptant cette forme, Ponge infléchit sa poétique en fonction de discours externes. D’une part donc, il reconnaît implicitement être « changé » par les paroles de Sartre, et de l’autre il fait la démonstration de la maîtrise totale qu’il entend exercer sur son texte, en modelant un lecteur idéal sur ses propres valeurs 691  : le genre du « discours liquide fluent », que le lecteur est appelé à co-construire, est donc simultanément une modification de la « chose » Ponge par la parole de Sartre, et un geste d’autonomisation radical à l’égard de cette parole, par la suscitation d’un lectorat spécifique à l’œuvre.

Les dernières pages du livre rappellent cette autonomisation, et désignent de manière ambiguë la dissolution de la figure d’auteur comme un aboutissement de l’écriture : on ne sait trop finalement si la première personne renvoie à celui qui écrit ou à la Seine elle-même. Au début de ce passage en effet, il paraît clair que le je désigne l’écrivain :

‘Mille fois depuis qu’à propos de la Seine j’ai tenté de donner à mon esprit libre cours, mille fois, tu l’as constaté, cher lecteur, j’ai rencontré sur ma route des obstacles précipitamment dressés, par mon esprit lui-même, pour se barrer la route (ibid., 295). ’

Mais la suite rend plus incertaine cette identification, de sorte que la chose en personne, la Seine, semble prendre la parole :

‘Qu’importe donc. Qu’importe que le soleil et l’air prélèvent sur moi un tribut, puisque ma ressource est infinie. Et que j’ai eu la satisfaction d’attirer à moi, et de drainer tout au long de mon cours mille adhésions, mille affluents et désirs et intentions adventices. Puisque enfin j’ai formé mon école et que tout m’apporte de l’eau, tout me justifie. Je vois bien maintenant que depuis que j’ai choisi ce livre et que malgré son auteur j’y ai pris ma course, je vois bien que je ne puis tarir […]’ ‘Et je sais bien que je ne suis ni l’Amazone, ni le Nil, ni l’Amour. Mais je sais bien aussi que je parle au nom de tout le liquide, et donc qui m’a conçu peut tous les concevoir.’ ‘Parvenu à ce point, pourquoi coulerais-je encore, puisque je suis assuré de ne cesser de couler en toi, cher ami ? Ou plutôt, pourquoi coulerais-je encore, sinon pour m’étendre et me relâcher enfin ?’ ‘Comme en la mer…’ ‘Mais là commence un autre livre, - où se perd le sens et la prétention de celui-ci… (ibid., 296-297, nous soulignons).’

A la fin du livre donc, la voix de l’auteur, qui s’était attachée à se distinguer et à faire une démonstration d’autorité, s’efface pour donner la voix à l’objet de son discours lui-même, l’instance de l’auteur étant même désignée comme un obstacle contre lequel se déploie le livre. La pleine réalisation de ce livre, son achèvement, suppose l’abolition de cette instance surplombante, et l’accès à l’embouchure : la mer, qui se confond ici avec la bouche du lecteur. Avec cet abandon à un autre qui s’approprie le livre, c’est aussi la question de la maîtrise du sens, de la « prétention » à le contrôler, qui se trouve dépassée. Alors que Le Parti pris des choses se situait d’emblée en un point où s’élève une parole impersonnelle, détachée des rapports de force qui régissent les « paroles en situation » dans la conversation orale, ce détachement fait dans La Seine l’objet d’une conquête, acquise in extremis à la fin du livre. Entre Le Parti pris des choses et La Seine, l’œuvre de Ponge est résolument entrée dans un réseau d’échanges discursifs, et constitue elle-même une « parole en situation », lieu de rapports de force dont il faut tenir compte, y compris pour les dénouer. Mais cette conquête d’une parole impersonnelle est ambiguë : prenant la parole « malgré son auteur », la Seine se comporte bien comme un auteur qui cherche à s’agréger « mille adhésions, mille affluents et désirs », à « [former] son école ». Si elle se nourrit de la contradiction, des rivières affluentes, c’est-à-dire, pour reprendre l’analogie qui parcourt toute l’œuvre, des discours « adventices » et d’une polyphonie certaine, c’est pour mieux les absorber et affirmer la force de son cours. Dans ce passage apparaît de manière frappante une tension structurelle de la poétique de Ponge après la guerre : le désir de connaissance dans l’écriture, allié à la volonté jamais démentie de proposer à ces lecteurs des « outils d’expression » susceptibles de leur redonner la parole, supposent qu’effectivement la figure d’auteur s’amuïsse, au profit d’une situation de communication qui desserre les contraintes pragmatiques exercées sur le destinataire. Mais, dans le même temps, la nécessité ressentie par Ponge de réaffirmer sa singularité radicale, sa « qualité différentielle », pour se constituer un lectorat spécifique, l’amène à renforcer la présence auctoriale : désigné comme mal nécessaire, caricaturé en tyran, l’auteur n’en est pas moins un acteur redevenu central, dont la disparition finalement espérée paraît conjecturale. Dans La Seine, comme dans la plupart des textes qu’il écrira par la suite, Ponge choisit néanmoins de souligner les contradictions de la situation de communication dans laquelle il plonge son lecteur.

Le déploiement des dispositifs d’adresse, compte tenu des discours critiques existants, le développement de la discursivité et l’invention de formes nouvelles sont également des traits marquants des pages du Savon écrites durant la guerre et l’immédiat après-guerre. La figuration d’un lecteur en miroir, à qui s’adresse le texte de manière privilégiée, apparaît certes dès 1943 dans le « THEME ABSTRAIT » :

‘Violente envie de faire toilette.’ ‘Cher lecteur, je suppose que tu as parfois envie de faire toilette ?’ ‘Pour ta toilette intellectuelle, lecteur, voici un texte sur le savon ’ ‘*’ ‘Coligny, juin 1943’ ‘… Voici donc, cher lecteur, pour ta toilette intellectuelle (si tu es de mes amis, tu en sens parfois impérieusement le besoin), voici un petit morceau de vrai savon (S, II, 368).’

Le « cher lecteur », à qui est tendu le texte, est celui qui, à l’image de l’auteur, ressent une « envie de faire toilette », et c’est même cette similitude de désir qui permet que s’établisse un lien amical. Dès cette époque, la « volubilité » du savon et le « bafouillage » sont valorisés 692 , avant donc que la réception des premiers écrits n’interviennent dans le développement de l’œuvre. A partir de la lettre de Camus reproduite au sein même du livre, où ce dernier émet des réserves quant au caractère trop elliptique des extraits que lui avait envoyés Ponge, masquant les « intentions » 693 de l’auteur, un infléchissement notoire apparaît dans le texte : tentant de répondre aux attentes de son correspondant, au silence de Paulhan qu’il interprète également comme une réserve, Ponge change radicalement de genre, et choisit de donner une forme théâtrale à son texte, afin de donner à entendre (et à voir) la polyphonie concentrée dans les quelques lignes qui composent le « PRELUDE AU SAVON ». Ce choix est en effet un compromis : Ponge précise après-coup que « Camus […] s’occupait alors beaucoup de théâtre » (ibid., 373), sous-entendant qu’en se faisant lui-même dramaturge il tente de s’attirer ses faveurs, mais s’applique à (ré)inventer un genre, au sein de ce mode de représentation. La « pièce » qui suit est en effet qualifiée de « saynète » ou « momon », dont Ponge propose des définitions, à partir de Littré. Le momon est ainsi une « œuvre d’art comportant sa propre caricature, ou dans laquelle l’auteur ridiculiserait son moyen d’expression » (ibid., 374). L’invention du momon, comme, dans La Seine, celle du « discours liquide fluent », est à la fois une réponse à une demande lectoriale, et un moyen de se situer « ailleurs », selon le mot du « Mémorandum » ouvrant les Proêmes, la théâtralisation du texte étant poussée jusqu’à sa caricature dans le momon. Ce momon du « Savon » compte parmi ses personnages deux philosophes, un abbé, un poète et un « lecteur absolu ». Les philosophes sont bien des adjuvants du poète dans sa tentative pour détourner le lecteur absolu du suicide, où risquerait de l’entraîner l’abbé Gribouille qui, négligeant le savon, se plonge dans la source du Jourdain. Si, finalement, Ponge abandonne la forme théâtrale - « pas digne d’un écrivain de [son] genre » (ibid., 379) - la figure du « lecteur absolu » demeure de façon pérenne comme l’une des figures de l’adresse. Ce « lecteur absolu », plus haut désigné comme « jeune homme absolu » (ibid., 369), pour qui il est urgent d’écrire, s’inscrit dans la série des « jeunes hommes » qu’il s’agissait, dès « Rhétorique » (1929-1930), de sauver « du suicide » (PR, I, 192) ou du « jeune homme vêtu comme un arbre », exhorté à « [parler] contre le vent » dans « Caprice de la parole » (ibid., 185) 694 . Mais une autre figure de l’adresse, celle d’un lecteur ami, se fait de plus en plus manifeste. La présence de ce lecteur complice, parfois réticent, se renforce au moment où Ponge se situe par rapport à sa réception critique.

‘Passons rapidement sur les quatre ou cinq semestres qui suivirent :l’hiver 1944, l’année entière 1945, le premier semestre 1946, - où j’eus beaucoup d’autres choses à faire et ne m’occupai plus du Savon.’ ‘Mais, pendant l’été 1946, où nous retournâmes passer les vacances à Coligny, j’eus le loisir d’y travailler à nouveau. L’on notera qu’alors les circonstances avaient changé - et pour moi aussi, personnellement pour moi.’ ‘Beaucoup d’essais sur mon œuvre, à la suite de celui de Sartre, avaient été publiés. Et j’étais, par ailleurs, bien qu’encore sincèrement communiste, sur le point de quitter le Parti de ce nom, dont les directives, dans les matières de ma compétence, ne me convenaient plus. Tout cela est sensible dans les fragments que voici :’

***

‘Coligny, du 17 au 22 juillet 1946’ ‘« FRANCIS PONGE, ou l’homme heureux », me suis-je entendu dire.’ ‘Certainement : très heureux de tout ce qui m’arrive et particulièrement d’avoir (ça s’est trouvé comme ça) eu le temps d’observer un peu attentivement un petit morceau de savon.’ ‘Si vous disposez de quelques minutes et qu’il vous chante d’en refaire le chemin avec moi…’ ‘Mais voyons : commençons par le commencement. Et froissons d’abord puis jetons au panier tout brouillon de papier emprunt du mauvais goût ordinaire aux enveloppes de l’objet.’ ‘Saisissons-le tout nu (S, II, 381-382) 695 .’

Une fois encore, les discours critiques sont désignés comme un changement notoire, susceptible d’éclairer la compréhension du texte de 1946, et faisant pleinement partie des circonstances de l’écriture, au même titre que les changements historiques. Le passage écrit à Coligny est à cet égard significatif : Ponge commence par citer le titre de l’article que lui consacre Claude-Edmonde Magny dans Poésie 46 696 . Mais tout en donnant son assentiment à ce titre, il en subvertit le sens métaphysique que lui confère la critique, et fait de « la moindre chose », en l’occurrence un « petit morceau de savon », la source première de ce bonheur. Immédiatement après, Ponge s’adresse à un vous indéterminé qu’il invite à le suivre au plus près dans sa démarche, consistant notamment à considérer le savon - et, à n’en pas douter, Le Savon - « tout nu », après avoir jeté les papiers qui l’enveloppent. Ce vous, ailleurs apostrophé à la deuxième personne du singulier, ou appelé « cher lecteur », émerge avec force au moment où il est question de réagir à des discours critiques, peut-être figurés ici par le « papier emprunt de mauvais goût » à jeter au panier pour pouvoir étreindre la chose dans sa nudité, dans un contact direct. Cette relation entre le je,et le vous qu’il crée, prend dans Le Savon le plus souvent la forme d’une coopération amicale, mais, comme dans La Seine, Ponge explicite les rapports de force qui sous-tendent le lien ainsi instauré. L’autorité dont il use est notamment redevable à ces critiques contre lesquels il inscrit son propos. Cela est particulièrement manifeste dans les fragments en date du 2 août 1946 :

‘Il me faut seulement que vous récitiez mes paroles avec moi. ’ ‘Que je vous force à m’accompagner à mon allure.’ ‘Et j’aimerais bien, par surcroît, bien sûr, que cette allure vous ravisse. Et qu’elle me ravisse moi-même, d’abord. Mais ne m’avez-vous pas déjà abandonné ? Là ! Là ! Nous allons ralentir, car voilà qui est partir beaucoup trop vite…’ ‘*’ ‘Vous me direz que je profite ici du crédit que sur mes précédents écrits l’on m’accorde. Que ces déambulations préliminaires n’offrent aucun intérêt, et qu’il n’aurait pas fallu que je commence ainsi un poème lorsque mon nom n’était pas connu.’ ‘“Pourquoi ne pas entrer dans le vif du sujet et saisir le lecteur par la brusque apparition d’une forme nue, concrète, comme il est en votre pouvoir particulier de le faire ?’ ‘“Cher ami, vous nous décevez” ’ ‘*’ ‘Puisqu’il faut bien nous rendre à l’évidence (et toi, lecteur, en prendre ton parti) : c’est à propos des objets de réputation les plus simples, les moins importants, voire les plus dérisoires que le jeu de notre esprit s’exerce le plus favorablement, parce que alors et alors seulement il lui paraît possible de faire valoir ses opinions particulières dans leur forme particulière (ibid., 387).’

Le dispositif énonciatif mis en place ici est extrêmement complexe : Ponge met en scène la sidération de son lectorat, maintenu dans un rôle passif de récitation des paroles auctoriales, avant de donner fictivement la parole à des lecteurs se rebellant contre la désinvolture de cet auteur qui ne fait que dire ce qu’il veut dire, va dire, a déjà dit. Dans ce dialogue imaginaire, Ponge fait intervenir sa place dans le champ littéraire : sa liberté à l’égard des contraintes formelles et des attendus génériques est rendue possible grâce à sa renommée. Est ainsi soulignée, dans les propos prêtés au lecteur, la transgression des cadres génériques, mais plus généralement des lois du discours. Le principe de pertinence, selon lequel le locuteur est censé faire de son mieux pour produire l’énoncé le plus pertinent possible en regard du genre de discours choisi, n’est pas respecté. De même, alors que l’adresse est ici exhibée, l’écart avec les règles qui régissent habituellement la conversation est souligné : la « loi d’informativité », qui veut que l’on ne parle pas pour ne rien dire, ainsi que la « loi de modalité », selon laquelle on évite l’obscurité et privilégie l’économie de moyens, sont piétinées 697 . Ponge, intégrant dans son texte les reproches qu’il encourt en négligeant ces règles valant aussi, dans une certaine mesure, dans l’écrit littéraire, les justifie par son renom : la littérature autorise ces écarts à l’égard des contraintes de la conversation, et, à l’intérieur de la littérature, « le crédit que sur [ses] précédents écrits on [lui] accorde » lui permet d’échapper aux attendus génériques, du « poème » par exemple.

Nous avions déjà relevé l’importance accrue de la figure du lecteur dans les textes où Ponge sort du poème : dans « Le Mimosa » en particulier, la recherche du « mode d’expression » s’effectuait avec l’aide d’un lecteur « [pris] par la main », hors d’un contrat générique préétabli. En cela, ce passage du Savon s’apparente à la démarche du « Mimosa », mais Ponge y monnaye explicitement sa position d’auteur, acquise notamment grâce à la reconnaissance dont témoignent les articles qui lui sont consacrés, et qu’il a une nouvelle fois cités. Certes, l’autoritarisme dont il fait preuve ici s’exprime de façon humoristique, ne serait-ce que par l’explicitation d’une situation de dépendance (relative) du lecteur vis-à-vis de l’auteur, et d’un possible ennui ressenti par le lecteur empirique. Mais la « leçon » tirée de cet échange fictif n’en est pas moins sérieuse : le choix de sujets dérisoires, la volonté de « ravir » son lecteur - autre formulation de l’« enlèvement » qui conclut Pour un Malherbe - et de l’amener à « prendre son parti » sont bien des effets que, nous l’avons vu plus haut, Ponge cherche véritablement à produire. Dans ce contexte, l’expression « en prendre ton parti » est extrêmement ambiguë : elle s’inscrit dans la représentation humoristique de la relation tyrannique entre l’auteur et son lecteur, sommé d’accepter la loi du texte (« en prendre son parti »), mais fait évidemment aussi écho au « parti pris des choses ». Cette phrase rappelle le primat de l’auteur dans l’ordonnancement du texte, organisé selon son bon vouloir, mais justifié par une « évidence » objective. Ainsi se dessine l’horizon pragmatique du texte, qui consiste à rendre le lecteur apte à faire une lecture de parti pris, et par là même à appréhender la nudité du réel, à « faire valoir ses opinions particulières dans leur forme particulière ». Il s’agit donc pour Ponge d’assumer sa souveraineté sur son texte et sur les rapports de pouvoir qui se jouent dans toute prise de parole, y compris littéraire, dès lors qu’elle est pleinement inscrite dans un champ traversé d’enjeux socio-politiques ; mais il maintient aussi l’ambition didactique et heuristique de ses écrits : à terme, le but est bien de « requalifier » le lecteur lui-même. Après avoir décrit la « jubilation » du savon lorsqu’il mousse au contact de l’eau, Ponge écrit ainsi :

‘Pourtant, il faut en finir, mettre un terme (et d’abord un frein) à ces élans. Un paragraphe d’eau simple y suffira. Et l’on s’apercevra alors que l’exercice du savon vous aura laissé plus propre, plus pur et plus parfumé que vous n’étiez auparavant. Qu’il vous a changé en mieux, requalifié (ibid., 381).’

« Requalifié » : à l’issue de l’acte de lecture, désigné comme « exercice », le lecteur a acquis une nouvelle qualification, de nouvelles aptitudes. Ponge adopte ici à l’égard de son lecteur une attitude proche de celle qui préside à son appréhension des choses, et qui vise à découvrir des « qualités inédites » et à les nommer. Le but de l’investigation est en quelque sorte déplacé, le lecteur faisant l’objet de cette qualification nouvelle : l’accent est mis cette fois sur la « modification des lecteurs par la parole », même si cette requalification passe toujours par l’exploration des choses extérieures (le savon, en l’espèce). C’est donc bien toujours l’auteur qui nomme, ou qualifie, mais l’acceptation de la loi du texte permet en dernière instance au lecteur de devenir acteur, de mettre en pratique ses nouvelles compétences. En ce point, le lecteur apostrophé tend à se confondre avec le personnage du « lecteur absolu » ou, plus exactement, ce dernier est amené à prendre la place du premier : guéri de sa maladie d’absolu, « [prenant] son parti » (et tirant plaisir) de la relativité des choses et des paroles, le voilà « requalifié » en lecteur relatif.

L’incorporation dans le texte de la correspondance avec Camus et la prise en compte de la réception critique de l’œuvre conduisent donc à un infléchissement des figures de l’adresse dans Le Savon : le « lecteur » apparaît comme figure centrale dans le déploiement de l’œuvre, figure façonnée selon les vœux de l’auteur contre les lectures antérieures, mais dont l’émergence est rendue possible par ces mêmes lectures. Symétriquement, le je du Savon n’est pas le même que celui du Parti pris des choses, du reste beaucoup plus discret : il s’est particularisé, riche d’une « existence distincte enfin probable » (M, I, 654) conférée notamment par les discours extérieurs. L’inscription de l’œuvre dans le paysage littéraire et critique modifie donc la situation d’interlocution au sein même des textes : les spécificités de la communication littéraire (et, dans la littérature, de la communication pongienne), ne sont pas pour autant abolies, mais elles tiennent dès lors compte des luttes symboliques, des réalités socio-économiques et politiques qui affectent aussi l’échange littéraire. Les leçons que dispense le texte, la relation de plaisir qui unit le lecteur et l’œuvre, sont ainsi monnayées symboliquement, et même financièrement, comme se plaît à le rappeler Ponge. Les passages rédigées dans les années 1964 et 1965, afin d’honorer la commande de la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, explicitent cette immixtion du plaisir, de la distance ludique, et d’un intérêt réel, y compris financier, immixtion du reste perceptible de manière latente dès les textes des années 1940 :

‘Mesdames et Messieurs,’ ‘Quand me fut proposé d’écrire pour vous quelque texte, une idée aussitôt me vint, une idée très intéressée : celle de profiter de cette occasion pour faire aboutir un ouvrage, très anciennement entrepris, mais dont je n’étais jamais parvenu, malgré de nombreux essais, à venir à bout.’ ‘Grâce à vous, grâce à cette idée que j’ai, que nous avançons ensemble, je vais, vaille que vaille, y parvenir aujourd’hui.’ ‘Bien obligé !’ ‘Me voici donc, devant ma table, bien obligé d’écrire, et sur cette table, à ma gauche, un dossier (ibid., 360).’

Le public est désigné comme l’instance nécessaire à l’écriture, auquel est donc conféré un rôle de premier plan. Mais si l’œuvre paraît d’emblée éminemment adressée, la relation d’interlocution n’est pas ici représentée sur le mode idéalisé du don gratuit : « l’idée très intéressée », de même que la désignation de l’écriture comme obligation, soulignent au contraire le caractère contractuel de la relation qui lie l’écrivain à son public (auditeurs ou lecteurs), avec toutes les implications financières que cela comporte.

Avec la Tentative orale, ou des textes comme « My creative Method », Ponge accepte de s’expliquer, de prendre en charge un discours sur sa propre œuvre, discours envisagé dans un premier temps comme plus ou moins périphérique par rapport à l’œuvre elle-même. La Seine et Le Savon témoignent de cette contamination de la discursivité dans des textes qui, sans ambiguïté possible, sont pleinement des textes de création : réfléchir la situation de communication dans l’œuvre même, guider, de l’intérieur, le processus de lecture et expliciter la démarche d’écriture sont des actes que Ponge, pour répondre aux « fausses interprétations », incorpore à sa poétique. L’invention formelle et la création générique accompagnent cette tentative de création d’un lectorat spécifique. La confusion de plus en plus prégnante entre approches critique et créatrice s’accentue donc, au moment où l’œuvre commence à susciter des lectures « réelles ». Toutefois, une différence subsiste encore de ce point de vue entre « My creative Method » et les deux livres que nous venons d’évoquer, La Seine et Le Savon : alors que le « discours liquide fluent », le « momon » ou la « saynète » sont des inventions relatives à une œuvre particulière, voire à un moment circonscrit de l’écriture de cette œuvre, les formules du texte méthodologique ont prétention à rendre compte plus largement de la démarche de Ponge. Ces inventions génériques n’ont donc pas le même statut que la phrase « PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS » que propose « My creative Method » (M, I, 522).

Avec « Le Soleil placé en abîme », écrit entre 1948 et 1954, et publié pour la première fois dans son intégralité en 1954 698 , cette distinction s’abolit : ayant pour sujet une « chose », quoique étrange par sa dimension 699 , ce texte semble en première approche s’apparenter au corpus « poétique » 700 . Mais la mise en abyme est l’occasion d’amplifier la formulation d’un métalangage propre, rapprochant en cela le texte de l’entreprise de « My creative Method ». L’objeu, mot inventé et défini dans « Le Soleil », se donne en effet comme un terme métapoétique, apparaissant dans le texte avant même qu’il ne soit question du soleil, excédant donc l’objet (ou non-objet) à partir duquel il est élaboré. « Le Soleil placé en abîme » pose une nouvelle fois la question du « genre » du texte, dès son incipit :

‘Nous avons toujours pu penser du Soleil avoir quelque chose à dire, et certes ne pouvoir l’écrire sans inventer quelque genre nouveau, comme nous ne pouvions non plus imaginer a priori ce nouveau genre, dont il eût fallu qu’il se formât au cours de notre travail, nous avons usé à cet égard de beaucoup de ténacité et de patience, et mis autant que possible le Temps dans notre complot (L, I, 776).’

Le « genre nouveau » est dicté par le « quelque chose à dire à propos du soleil ». Selon une stratégie inaugurée avec le « Carnet du bois de pins », Ponge pose la question du cadre générique dès l’orée de son texte, interdisant à son lecteur de se reposer sur un contrat de lecture préétabli. La méfiance à l’égard des catégories génériques s’étaye sur une démarche anti-idéaliste : écrire selon un genre - une idée préalablede la forme que doit revêtir l’écrit - sans tenir compte du « quelque chose à dire du Soleil » est impossible ; réciproquement, inventer un genre « a priori », sans s’appuyer sur une chose concrète qui le nécessite et le légitime, est inimaginable. L’objeu, le nom de ce genre nouveau, semble donc en première approche un ensemble générique qui ne comprend qu’un élément, « Le Soleil », tout comme le « discours liquide fluent » était inventé pour La Seine, ou le momon réinventé pour un moment particulier, circonstancié, de l’écriture du Savon. Cependant, malgré cette déclaration liminaire, Ponge fait de l’objeu « sinon le modèle, du moins la méthode » (ibid., 778) de ce genre nouveau, amené donc à désigner d’autres textes :

‘Qu’on le nomme nominaliste ou cultiste, ou de tout autre nom, peu importe : pour nous, nous l’avons baptisé l’Objeu. C’est celui où l’objet de notre émotion placé d’abord en abîme, l’épaisseur vertigineuse et l’absurdité du langage, considérées seules, sont manipulées de telle façon que, par la multiplication intérieure des rapports, les liaisons formées au niveau des racines et les significations bouclées à double tour, soit créé ce fonctionnement qui seul peut rendre compte de la profondeur substantielle, de la variété et de la rigoureuse harmonie du monde.’ ‘Que nous n’ayons pu continuellement nous y tenir prouve seulement qu’il est trop tôt sans doute encore pour l’Objeu si déjà, comme nous avons eu l’honneur de le dire, sans doute il est trop tard pour nous.’ ‘Le lecteur dont nous ne doutons pas, formé sur nos valeurs et qui nous lira dans cent ans peut-être, l’aura compris aussitôt (ibid.).’

A la fin de cette première section du « Soleil », l’objeu apparaît bien comme un genre, une catégorie susceptible de désigner un ensemble de plusieurs textes, même si ces textes ne sont pas encore écrits. Et si, comme on l’a souvent dit, il désigne aussi une « méthode » d’écriture, des options esthétiques mettant l’accent sur une dépersonnalisation des énoncés au profit d’un « fonctionnement » textuel autonome 701 , l’objeu désigne aussi une méthode de lecture : la perception de la « profondeur substantielle » du monde, dans la « multiplication intérieure des rapports » ménagée par le texte suppose un « lecteur […] formé par nos valeurs ». « Le Soleil » ne relève d’ailleurs pas complètement de l’Objeu, Ponge disant n’avoir pu se tenir « continuellement » à cette méthode, et le texte pourrait même plutôt s’envisager comme « Introduction à la lecture de l’objeu » : à partir du type de lecture initié par ce texte on pourra y discerner ce qui relève de (fonde) ce « genre nouveau ». Idéalement, telle que la présente Ponge, la catégorie de l’objeu devrait donc relever d’une « généricité lectoriale ». Jean-Marie Schaeffer désigne en effet par ces termes un phénomène de rétroaction générique : un texte donné est regroupé avec d’autres œuvres ultérieures, dont l’auteur ne pouvait évidemment pas tenir compte dans la nomination générique 702 . Ponge figure ici ce processus, tout en le court-circuitant, puisqu’il suggère par avance à ces lecteurs quelle catégorie inventer pour désigner son texte à l’avenir : par là même, tout en désignant l’instance lectoriale comme déterminante dans la nomination, il rétablit une généricité auctoriale. Dans ce contexte, la nomination du genre du texte revêt un caractère performatif : l’objeu est la catégorie qu’un lectorat spécifiquement pongien inventera ; mais, en inventant lui-même le terme, Ponge entend faire advenir ce lectorat.

La suite du texte confirme ce fonctionnement paradoxal de la notion : le terme revient en effet, mais cette fois directement à propos du soleil lui-même (considéré comme chose plutôt que texte, même si ici, plus qu’ailleurs, la distinction paraît artificielle). Face à la violence que ce mauvais père exerce sur ses « enfants », l’objeu apparaît comme la seule « solution » possible :

‘Finir dans l’ambiguïté hautement dédaigneuse, ironique et tonique à la fois ; le fonctionnement verbal, sans aucun coefficient laudatif ni péjoratif : l’objeu (ibid., 783).’

Plus qu’une posture de créateur ou de lecteur, l’objeu apparaît ici comme une attitude efficace pour neutraliser les affects trop violents du tyran, cherchant la « domination de tout », « [créant] des êtres capables de le contempler » (ibid., 779). Mais, évidemment, la mise en abyme annoncée dès le titre est à l’œuvre dans ce passage : le soleil, « tyran et artiste » (ibid., 781), est aussi une figure de l’auteur. En contexte, l’objeu répond aussi à la question de la relation nouée entre l’écrivain et ses lecteurs, qui, comme toute relation au sein d’un collectif, a des implications politiques et n’échappe donc pas aux relations de pouvoir. Pour échapper à la possible violence de ces rapports de force, le modèle du fonctionnement textuel impersonnel, où les rôles peuvent s’échanger, apparaît comme une alternative. La fin du texte, plus explicitement métapoétique, suggère cette permutation des rôles : la longue phrase qui ouvre la dernière section, se conclut ainsi sur

‘LE POINT DE VUE OU PUISQU’IL M’EN CROIT SE SUBROGEANT CONTINUELLEMENT A MOI-MEME SE TROUVE ACTUELLEMENT LE LECTEUR (ibid., 793).’

Tout comme le soleil, métamorphosé finalement en « putain rousse », se trouve destitué de sa position de domination absolue, l’auteur est dessaisi de sa pleine maîtrise et cède sa place au lecteur. Mais ce mouvement même n’est pas dénué d’ambiguïté : il suffit que « Le Soleil [entre] dans la glace » pour que « la vérité ne s’y voit plus » (ibid., 794). La passation de pouvoir, dans le texte, peut de même n’être qu’un leurre : s’il est mis à la place de l’auteur, le lecteur se trouve malgré tout dessous 703 , adopte le « point de vue » qui lui est assigné.

Avec « Le Soleil placé en abîme », Ponge propose donc un mode de relation idéal entre le réel et le texte, où « l’épaisseur vertigineuse et l’absurdité du langage, considérées seules » sont susceptibles de rendre compte « de la profondeur substantielle, de la variété et de la rigoureuse harmonie du monde » (ibid., 778). La formule n’est pas si éloignée de celle, écrite dès 1933, dans « L’Introduction au “Galet” » : « Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! » (PR, I, 203). Dans la définition de l’objeu, l’accent est davantage mis sur les ressources du matériau langagier, considéré en dehors des significations, et sur son aptitude à faire ressentir et connaître le monde. Pour reprendre les expressions de « My creative Method », le curseur est déplacé du « PPC » vers le « CTM », « compte tenu des mots ». Ponge revendique en outre la mise en abyme, la réflexivité, comme des éléments constitutifs de sa poétique, et comme moyens privilégiés d’accès au monde 704 . Mais la nouveauté qu’introduit « Le Soleil » par rapport à « L Introduction au “Galet” » consiste à penser cette exploration du réel par les mots en relation étroite avec la situation de communication littéraire elle-même : l’objeu désigne la forme à inventer d’une communication délestée des rapports de force que tend à instaurer toute prise de parole, sans pour autant renoncer aux affects, à la jouissance de l’expérience esthétique. Et, tout en la désignant, « Le Soleil » en montre la difficile mise en pratique, et les ambiguïtés d’un tel projet. La seconde nouveauté notable introduite dans ce texte est la nomination elle-même : Ponge forge un mot nouveau, qui marque la singularité radicale de sa démarche susceptible de produire dans les faits la lecture qu’il désigne 705 . Objeu : le terme est démarqué d’« objet », et souligne dans sa formation même l’importance que Ponge souhaite voir reconnaître au « CTM », par rapport à l’attention trop exclusive accordée selon lui au « PPC », attention qui le fait passer pour le « poète des objets ». Introduire le « jeu » - distinct, comme on l’a vu à propos du Savon, du désintéressement - c’est souligner l’écart séparant la parole littéraire, consciente et soucieuse de son matériau, des conventions de représentation et d’échange. La manière dont la notion est introduite dans le texte, qui se présente comme une première occurrence de ce « nouveau genre », en fait par ailleurs un outil critique : en cela, le terme prolonge et radicalise la création d’un métalangage spécifique initiée avec « My creative Method », et qui sera complétée par la suite 706 .

La reprise du mot dans Pour un Malherbe confirme que la notion est susceptible de trouver des applications au-delà du « Soleil », et même au-delà de l’œuvre de Ponge 707  :

‘Notre pouvoir de formuler originalement en cette langue [la langue française] nous paraît la preuve de notre existence particulière ; son exercice, la façon de nous prouver à nous-mêmes, enfin de nous réaliser.’ ‘Telle est notre façon de vivre. Telle est aussi pour nous (voilà ce qu’est pour nous) la Littérature.’ ‘Mais la conscience même de ce qui précède, cette vue objective de nos propres pratiques, les modifie certainement, leur confère une teinte, un ton, un timbre particuliers. C’est le ton, ce sont les couleurs, le drapeau, ce sont les manières, les airs spécifiques de l’OBJEU (PM, II, 57).’

Ces lignes sont probablement contemporaines de la définition proposée dans « Le Soleil placé en abîme ». Mais, paraissant dans un autre contexte, et dans un autre temps, elles accréditent l’idée que la notion vaut plus largement, d’autant qu’elle caractérise ici un certain rapport à « la Littérature », que l’on pourrait qualifier de réflexif. Il est remarquable que la notion reparaisse dans un ouvrage qui exalte par ailleurs l’ordre, l’autorité, et appelle de ses vœux la restauration d’un pouvoir politique fort et patriarcal. L’intérêt de Malherbe, « bon pater familias » (ibid., 132) réside ainsi dans le fait que « rien ne l’intéresse que cette supériorité à atteindre, qui est l’autorité du Verbe » (ibid., 26). Et cette autorité est en accord avec le pouvoir politique et les mœurs qui prévalaient à l’époque où il écrivait :

‘Entre la Renaissance et le Siècle de Louis XIV, il y a eu une période forte, rude et sérieuse, où l’on s’habillait simplement, où l’on avait de l’énergie. Malherbe est le représentant le plus digne, et le plus considérable de cette époque (ibid., 21).’

La relation causale entre fermeté du Verbe et pouvoir autoritaire est l’une des idées centrales du livre : l’autorité du Verbe est en accord avec, et permet l’institution d’un pouvoir politique ferme. Enumérant les « traits de caractère » de Malherbe qu’il discerne dans les Stances adressées à une dame de Provence, Ponge cite ainsi les qualités suivantes :

‘L’amour des femmes, le désir violent de les réduire.’ ‘L’énergie de caractère.’ ‘La raison : des arguments très forts, très positifs, très capables d’enlever la place. […]’ ‘Il ne parle pas pour se faire plaindre, mais pour convaincre (dans convaincre, il y a vaincre). […]’ ‘LUI, c’est la certitude, le ton posé. Le Verbe dans sa fonction affirmative et froide. Pas de momerie, pleurs, grincements de dents, c’est un peu ce que j’ai voulu faire (ibid., II, 51-52).’

L’entreprise de conviction, relue ici à la lumière de Malherbe, est sensiblement infléchie : alors que la « massue cloutée d’expressions-fixes » qu’offre Mallarmé à son lecteur était selon les « Notes d’un poème (sur Mallarmé) » (1926) un « outil anti-logique » « contre le gouvernement » (PR, I, 182), le modèle de conviction que propose Malherbe est celui du maintien d’un ordre, par la « réduction » (au silence ?), la victoire brutale. Et c’est bien cette solidarité entre ordre langagier et ordre politique qui légitime aux yeux de Ponge le fait de « proposer Malherbe en ce siècle » : « la meilleure façon de servir la république est de redonner force et tenue au langage » (ibid., 15), contre le communisme 708 et la « honteuse anarchie » (ibid., 19). Cet infléchissement se manifeste également dans le patriotisme (voire le nationalisme) revendiqué hautement dans Pour un Malherbe : il y est moins question de susciter « L’Homme », par un usage adéquat de la langue, que de « [pratiquer] la langue française » (ibid., 57, nous soulignons), Malherbe constituant le « noyau dur de la Francité » (ibid., 116). « Le Tronc d’arbre » (1926) insistait sur la capacité du végétal à se départir de ses écorces, la vitalité du « Platane » (1942) résidait dans son aptitude à disséminer sa semence au vent 709  : si ces qualités se retrouvent bien dans l’arbre de la littérature dont Malherbe constitue le tronc, l’enracinement dans un sol, en un lieu fixe dont il convient de préserver l’identité sont dans Pour un Malherbe davantage valorisés que dans les écrits précédents. Autorité du Verbe, fermeté du pouvoir politique et fortification d’une identité nationale sont les qualités que vise Ponge dans ce livre. Prendre la parole, c’est donc une nouvelle fois miser sur la capacité à produire un verbe agissant 710 , capable de changer un ordre de choses, y compris politiques, par la suscitation d’un public : d’où la nécessité pour Ponge de « former à la fois [son] œuvre et le public qui la lira ». Il ajoute : « Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir » (ibid., 17). Pour un Malherbe prolonge à cet égard le geste initié à partir du Peintre à l’étude, et radicalisé par la suite, geste consistant à affirmer une esthétique autonome, et partant à prendre en charge la constitution de son lectorat et des outils de lecture. Mais il s’agit moins cette fois d’adopter « la pose du révolutionnaire ou du poète » (PR, I, 194) que du « maintien des valeurs dont nous avons reçu l’héritage » (PM, II, 18) ; le « maintien » n’est certes que « l’un des devoirs qui s’imposent à nous », « l’autre étant la création de valeurs nouvelles » (ibid.). Il n’en reste pas moins que l’objectif d’une efficience politique de l’écrit public est maintenu, même si l’orientation de cette action politique est changée. Si, comme le note Bernard Veck, autour de 1950, Ponge « se trouve réduit à ses seules ressources pour inventer un espace où - de nouveau - il puisse avoir lieu, autrement que sous la figure d’un “bouffon” ou d’un ingénieur des âmes » 711 , on peut néanmoins douter que ce lieu soit marqué par la « disjonction entre poésie et politique » 712 , actions politiques et écriture étant encore étroitement liées dans le Malherbe.

Comment dès lors interpréter le retour de l’objeu dans ce contexte ? Dans « Le Soleil », on s’en souvient, la technique de l’objeu permettait d’échapper à la tyrannie de la figure paternelle. L’ordre, les devoirs à honorer envers le père sont au contraire dans Pour un Malherbe des valeurs à maintenir, voire à restaurer. La coexistence dans le même livre de ces mouvements contradictoires trouve peut-être sa raison d’être dans la différence résidant entre le mauvais père qu’est le soleil, « violeur de ses enfants » (L, I, 785) et le « bon pater familias » (PM, II, 132)qu’incarne Malherbe : l’un, « vedette », « attraction », maintient ses enfants dans l’adoration univoque, par une « affirmation impitoyable », « impitoyablement identique à elle-même » (L, I, 785), tandis que le second est un tronc qui pousse ses branches à le dépasser, une « machine » qui introduit le « mouvement perpétuel » et, tout en permettant de maintenir les valeurs, engage à « la création de valeurs nouvelles » (PM, II, 18) 713 . Des deux leçons tirées de Malherbe (maintien des valeurs, création de nouvelles valeurs) découlent donc deux modèles de la parole et de l’adresse : d’un côté le Verbe guerrier qui s’impose, en impose, réduit ; de l’autre une parole où s’absente l’auteur, rendant son destinataire actif, acteur indispensable à l’existence du texte, et de son auteur. Parallèlement aux déclarations que nous venons de citer, exaltant un dire viril et contraignant se déploie dans le livre l’image de la machine fonctionnant indépendamment de son créateur. L’arbre enraciné dans le sol français jouxte la fusée qui, dans le Malherbe comme dans Le Savon, figure le parcours de l’œuvre « qui finit, à force de relancer son désir, par échapper à l'attraction » (ibid., 49). La loi du texte n’est donc pas la seule loi du père (Malherbe, Ponge, ou tout autre), et son « fonctionnement » suppose la co-présence de plusieurs acteurs, sans que la prééminence d’un chef soit perceptible. L’intrication étroite de ces deux modèles apparaît de façon frappante dans la « Résolution de notre projet existentiel » du 28 février 1955 :

‘Pour commencer par la première proposition de ce livre, dont les mots que tu te trouves en train de lire font déjà effectivement partie, voici, me semble-t-il, que je t’en ai déjà infligé l’évidence : puisque tu me lis, cher lecteur, donc je suis ; puisque tu nous lis (mon livre et moi), cher lecteur, donc nous sommes (Toi, lui et moi).’ ‘Profitant de la stupéfaction où elle te plonge, pour considérer cette révélation dans sa valeur, c’est-à-dire par rapport à celles dont tu as coutume et dont elle te tire, primo, puisque tu continues à nous lire, c’est donc que le langage français, à l’heure qu’il est, fonctionne encore, que l’accord sur ces signes continue ; secundo, par rapport à l’axiome cartésien : “Je pense, donc je suis”, une nouvelle conception s’est fait jour : “Puisque tu nous lis, donc nous sommes.” Nous constatons objectivement notre accord sur ces signes, qui donc existaient antérieurement à nous et nous n’existons qu’en fonction d’eux. Au commencement donc était le Verbe. Tertio : cette modification depuis Descartes de l’esprit de notre nation est significative, et il n’est pas inutile de nous en être explicitement rendu compte, puisqu’elle indique le chemin parcouru depuis qu’était cime ce qui est devenu tronc, et que la présente cime a pris à tâche de considérer.’ ‘Mais il n’est pas difficile de démontrer que Malherbe, quelques années à peine avant Descartes, fut cime, en train de devenir tronc lorsque Descartes apparut (ibid., 175-176).’

Ce passage, où l’écriture se résorbe dans le processus de la lecture en train de s’écouler, et ainsi « placée en abîme », ressort de l’esthétique de l’objeu : le dire trouve son plein accomplissement dans l’établissement d’un lien avec un autre du texte, et dans la prise en compte réflexive de ce geste de communication. La « révolution pongienne », comme on parle de révolution copernicienne, consiste donc à refuser le primat d’un sujet de l’écriture préexistant à la lecture, le je, le tu et le tiers terme qui les lie, le livre, se co-constituant. Et si la figure de l’arbre est ici présente, c’est plutôt sous la forme du renouvellement constant (la cime devenant tronc) que de l’enracinement. Pourtant, l’origine, « Malherbe » - même s’il s’agit ici d’une origine relative, puisque ce tronc fut un jour cime - est désignée, de même que le lieu, clairement établi, où prend racine ce nouveau cogito : « le langage français ». Dans le fragment qui suit immédiatement ce passage, Ponge reprend ces éléments, et les relie à la question générique :

‘Pour nous, comme pour Malherbe, ce qui nous intéresse, on le voit, ce n’est donc pas tellement la Poésie (au sens où l’on entend généralement ce mot) que la Parole. […]’ ‘Et certes, si l’on veut nommer Poésie celle qui ne concerne que ce phénomène mystérieux et adorable, la Parole ; qui la manifeste à la fois et la pratique, et la cultive ; qui ne s’occupe enfin que de son mystère, de son autorité et de son culte, alors c’est en effet la Poésie qui nous intéresse.’ ‘Pourquoi préférons-nous finalement Malherbe à Descartes ? Parce qu’au “Je pense, donc je suis”, à la réflexion de l’être sur l’être et au prône de la raison, nous préférons la Raison en Acte, le « Je parle et tu m’écoutes, donc nous sommes » : le Faire ce que l’on Dit (ibid., 176).’

Se situant dans la lignée de Malherbe, Ponge reprend, sur un mode moins polémique, la position d’intériorité/extériorité qui, nous l’avons vu, prévalait déjà dans les textes regroupés dans La Rage de l’expression : extérieure à la « Poésie » telle qu’on l’entend actuellement, mais peut-être pleinement dans la « Poésie » telle que « l’on » pourra la redéfinir après la lecture de ses textes : une telle conception se situe à nouveau du côté du « mouvement perpétuel », donc de l’objeu. Mais cette « Poésie » à venir est cependant marquée par le « culte » et l’« autorité ». Malherbe est posé de façon plus univoque comme origine, et la reformulation du nouveau cogito témoigne également de cette contamination de l’objeu par le modèle de la parole ferme à l’origine définie : « Je parle et tu m’entends, donc nous sommes », se substitue à « Puisque tu nous lis (mon livre et moi), cher lecteur, donc nous sommes (Toi, lui et moi) ». D’une formule à l’autre, on est passé de trois à deux acteurs, et le destinataire, d’abord déterminant dans l’accession à l’existence de ces trois instances, est maintenu dans la seconde formulation dans le rôle de réceptacle, occupant la place que lui désigne le je. Les deux modèles de l’interlocution que nous avons indiqués plus haut sont donc étroitement mêlés, l’accent pouvant se déplacer, en l’espace de quelques lignes, d’un pôle à l’autre.

De ce point de vue, Pour un Malherbe présente les mêmes contradictions internes que « Le Soleil placé en abîme », en les portant à leur paroxysme : alors que dans « Le Soleil », l’objeu se présente comme une solution pour échapper à la tyrannie d’un père omnipotent, solution qui ne trouvait dans le texte qu’une application partielle, il apparaît dans Pour un Malherbe comme une subversion du modèle autoritaire par ailleurs revendiqué, subversion qui reste malgré tout fidèle à une « leçon » de Malherbe. « La variété des choses est en réalité ce qui me construit », écrivait Ponge dans « My creative Method » (M, I, 517) : elle est aussi, au risque de la contradiction, ce qui constitue l’une des tensions structurantes de Pour un Malherbe. Cette ambivalence de l’adresse pongienne, qui à la fois questionne l’autorité de l’auteur, et en appelle à la restauration d’une autorité devant s’exercer en premier lieu dans la parole littéraire, est sensible dans l’invention même du terme objeu : désignée d’abord comme catégorie générique lectoriale (pour qualifier des textes où, notamment le lecteur est amené à se « subroger » à la figure de l’auteur, qui tend à disparaître), elle est soufflée aux lecteurs par l’auteur, qui tend donc à prendre en charge lui-même l’invention des outils critiques 714 . En cela, la relation au lecteur est homologue de l’ambivalence qui régit la relation au soleil et à Malherbe, relation placée sous le signe de « la loi et [de] son revers, la jouissance » 715 . Comme le montre Gérard Farasse, cette ambivalence dans la relation à l’objet (ou non objet) gouverne toute l’écriture de ces textes, des affects à l’égard du « père aimé et en même temps haï » aux matrices consonantiques parcourent tout « Le Soleil » 716 . Même la phrase pongienne oscille « entre une écriture proverbiale et une écriture cursive qui luttent entre elles » : dans Pour un Malherbe, qui fait en cela une nouvelle fois écho au « Soleil », « il faut à chaque fois réinventer la loi, la refaire, la poser, la transgresser et ainsi de suite » 717 . Si ce rapport ambivalent à la loi qui se fait jour dans la relation à ces pères que sont le soleil et Malherbe préside au processus de l’écriture, il est reproduit, on le voit, dans la relation instauré avec le récepteur.

En choisissant de « s’expliquer », Ponge prend acte du fait qu’il lui faut se positionner par rapport aux discours suscités par son œuvre : la chose Ponge se trouve « changée » par les paroles que l’on tient sur elle. Ces explications prennent deux formes qui sont dans un premier temps relativement distinctes : le discours méthodologique, se donnant pour tel, et le compte tenu des discours critiques, à l’intérieur de l’œuvre proprement dite. Mais, rapidement, cette partition se brouille : la « Tentative orale » est une démonstration en acte de la méthode du parti pris, et fait l’objet d’une publication dès 1949 718 . Le Grand Recueil (1961) confirme la pleine appartenance de ces textes à l’œuvre propre, puisqu’ils en constituent même l’une des « trois allées principales » (« “Le Grand Recueil” rassemble… », L,I, 445). Réciproquement, les textes poétiques (ou anti-poétiques) se font de plus en plus réflexifs, et proposent même des formules susceptibles de donner des outils de lecture valables pour tout l’œuvre, voire au-delà : l’objeu est défini à propos du « Soleil » et reparaît dans Pour un Malherbe, deux textes qui ne se donnent pas comme essentiellement méthodologiques. Mais ce terme désigne précisément l’interpénétration des écritures de critique et de création : « placer en abîme » la situation d’énonciation des textes eux-mêmes fait pleinement partie de la poétique pongienne, telle qu’elle se formule au début des années 1950. L’acte de « s’expliquer », rendu nécessaire par la première réception de l’œuvre, est donc pleinement intégré à l’écriture même. Mais il est marqué d’emblée par une très grande ambivalence : de fait, il confère une importance de premier ordre aux lectures proposées, qui déterminent le développement de l’œuvre. La discursivité de La Seine, et, plus généralement, des écrits d’après-guerre, est redevable à l’intervention de Sartre : Ponge « se trouve changé » par son commentateur, et le dit. Plus généralement, il ne manque jamais de citer ses critiques et de restituer leurs propos à l’intérieur même de ses textes. Il y a donc une altération de l’œuvre par les discours extérieurs. Mais l’intervention des autres est dans le même temps perçue comme un danger : la place faite à ces discours extérieurs est un moyen d’en réduire l’altérité, en se les réappropriant. Ainsi, La Seine fait mentir Sartre, en invalidant après-coup son interprétation. « My creative Method » retrace quasiment exhaustivement la réception critique, avant de proposer des formules qui en invalident, ou du moins en relativisent la portée. La multiplication des procédures d’adresse qui accompagne ce compte tenu de la critique et cette auto-explication systématique consiste donc à instaurer un rapport direct aux lecteurs anonymes, afin de promouvoir un nouveau lectorat, amené à se prononcer aussi contre les lecteurs déjà existants 719 . L’importance accordée à la réception s’accompagne d’une guerre de souveraineté, de la réaffirmation d’une autorité. La relation au lecteur rêvé, à venir, et figuré à l’intérieur des textes, est du reste marquée par la même ambivalence : il est invité à destituer l’auteur de sa toute-puissance en se « subrogeant » à lui, mais aussi à occuper la place que lui prévoit par avance le texte (qui anticipe ses réactions, et tend ainsi à l’absorber dans sa sphère), et avec les outils qu’il lui souffle 720 . En effet, le métalangage qu’invente Ponge revêt les mêmes ambiguïtés que l’objeu lui-même : il arme le lecteur, et lui donne des outils pour lire à l’écart des systèmes philosophiques et de leur pouvoir d’intimidation ; dans le même geste, il impose à sa lecture les mots que l’auteur lui-même a forgés. Ces deux faces de la relation au lecteur recoupent les deux modes de la transmission de la connaissance que nous avons discernés plus haut : d’une part il s’agit d’amener le lecteur à accepter un savoir élaboré en amont de la lecture, par un auteur détenteur du sens et maître de ses effets, de l’autre la connaissance se construit par une expérience que seule la lecture peut faire exister, le texte étant alors « fait par tous et non par un ». Les écrits des années 1950 prolongent les deux types de relation au lecteur découlant des diverses postures adoptées à l’égard de la connaissance 721  : l’idéal proverbial - où la parole d’un seul s’impose à tous -, et le modèle de la co-construction de la chose et du texte. Mais, avec la première réception critique, ces tensions internes à l’œuvre s’intensifient et se complexifient : Ponge accède pleinement au statut d’auteur, et le lecteur figuré dans les œuvres se définit par rapport à de nouveaux acteurs dont il est tenu compte, les lecteurs « réels ».

L’importance accordée aux discours extérieurs, comme la volonté de maîtriser la lecture elle-même, l’après-coup de l’œuvre, se manifeste dans la dernière stratégie que Ponge met en œuvre pour répondre à sa première réception, et qui consiste à encourager d’autres prises de parole à son propos.

Notes
679.

Ponge fait ici référence à l’article de Betty Miller, « Francis Ponge and the Creative Method », Horizons, n° 16, septembre 1947, p. 214-220.

680.

En conservant le titre anglais, Ponge rend d’ailleurs visible cet emprunt.

681.

V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses, op. cit., p. 119.

682.

A travers l’image de la photographie et du reflet mortifère, Ponge renvoie en quelque sorte à Sartre le reproche de pétrification.

683.

La reprise de ce texte dans Le Grand Recueil dément d’ailleurs a posteriori cette exclusion première.

684.

« My creative Method », adoptant en effet la forme du journal, est en cela proche des textes qui composeront La Rage de l’expression : fragments datés, répétitions, esthétique inchoative multipliant les plans d’un discours à venir et les reprises du discours en son commencement, sont les traits les plus saillants de cette parenté.

685.

« Les idées ne sont pas mon fort » (M, I, 515), peut-on lire dès la première phrase. Cette phrase réécrit parodiquement l’incipit de la Soirée avec monsieur Teste (1896) : « La bêtise n’est pas mon fort » (P. Valéry, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 15). Mais, outre cette référence, la phrase permet d’engager la polémique avec la philosophie.

686.

Contrairement à ce qui se passait avec les Dix Courts sur la méthode, Ponge propose cette fois un texte ouvertement discursif.

687.

Significativement, Ponge s’emploie à déplacer les significations attachées à la création artistique : elle est ici rapprochée d’une démarche scientifique, et ainsi dépouillée de la part de mystère, voire d’inspiration, qui lui est régulièrement associée. En 1970 encore, l’incipit de La Fabrique du Pré (publié dans la collection « Les Sentiers de la création », chez Skira) redit cette réticence à l’égard du terme création : « Je n’aime pas trop ce mot, car selon Démocrite et Epicure, rien ne se crée de rien dans la nature (c.a.d. rien n’est créé). […] C’est du latin creationem, de creare, du sanscrit kri, faire. Créer : “action d’inventer, de fonder, de produire, de nommer à un emploi (pratique)” (Littré, t. I, p. 887) » (FP, II, 426). A partir de l’étymologie et de Littré, la création est extraite de la sphère de l’imagination personnelle et envisagée comme geste pragmatique, impliquant une relation du créateur à d’autres êtres humains.

688.

Le même phénomène s’était produit, on l’a vu, lors de la discussion engagée avec Camus : considérant la philosophie comme un des « genres littéraires », Ponge était conduit en retour à se situer à l’égard de ces genres, se qualifiant d’« artiste en prose (?) » (PR, I, 215).

689.

Ce que Ponge explicite dans le « proême » final de « My creative Method », en des formules devenues célèbres : « Il faut que mon livre remplace : 1° le dictionnaire encyclopédique, 2° le dictionnaire étymologique, 3° le dictionnaire analogique (il n’existe pas) 4° le dictionnaire de rimes (de rimes intérieures, aussi bien), 5° le dictionnaire des synonymes, etc., 6° toute poésie lyrique à partir de la Nature, des objets, etc. » (ibid., 536). Tout en revendiquant une place à part pour la littérature, Ponge place donc la « poésie lyrique » dans la même série que les dictionnaires qu’il énumère : la littérature est une nouvelle fois considérée comme une pratique linguistique aux frontières poreuses, en continuité avec les autres usages de la langue. Par ailleurs, l’antilyrisme est ici précisé : il s’agit d’absorber le lyrisme, quitte à le transformer en lui conférant un usage pratique (heuristique), plus que de le rejeter en bloc.

690.

On retrouve là un mouvement contradictoire rencontré plus haut à propos de Sarraute, qui redéfinit le roman selon les critères de sa propre esthétique, tout en en faisant un genre qui tend à s’identifier à toute la littérature. L’une s’empare d’un genre déjà existant tandis que l’autre privilégie la nomination de nouvelles formes, mais la tension entre une revendication de singularité absolue et un désir de totalisation est commune.

691.

Outre le passage que nous venons de citer, Ponge rappelle ironiquement en de nombreux endroits la dépendance du lecteur au bon vouloir de l’auteur. A propos des « chansons » composées par « maint poète » (Bernardin de Saint-Pierre, Nodier, Apollinaire…), Ponge conclut ainsi : « De telles chansons ne sont nullement notre propre. Nous ne sommes pas trop désigné pour les dire. Il ne nous intéresse donc pas trop de les dire. Ni vous de les entendre » (ibid., 274, nous soulignons). La maîtrise des effets est encore exhibée en cet autre passage : « Ici, un signe de mon doigt suffira sans doute pour te faire souvenir des analogies développées dans la première partie de ce discours, et saisir immédiatement le magnifique écho dans la rhétorique d’une telle proposition. Je n’y peux résister » (ibid., 288).

692.

Par exemple, dans le fragment daté du 8 juillet 1943 : « Dieu merci, un certain bafouillage est de mise, s’agissant du savon, touchant le savon. Il y a plus à bafouiller qu’à dire touchant le savon » (ibid., 370).

693.

« Quant au savon, vos intentions m’échappent un peu, alors que d’habitude, elles sont très claires pour moi » (ibid., 372).

694.

Les substitutions de terme sont à cet égard révélatrices de la continuité entre écriture et lecture chez Ponge : la version du poème incluse dans « Caprice de la parole » contient « jeune homme vêtu comme un arbre », présent sous la forme de « poète vêtu comme un arbre » dans « Le jeune Arbre » (PR, I, 186 et 184). Dans Le Savon, « jeune homme absolu » est remplacé par « lecteur absolu ». Double du jeune Ponge en proie au drame de l’expression, qui surmonte la crise dans l’écriture, le « jeune homme » est donc la figure archétypale du lecteur, qu’il s’agit de constituer à son tour en écrivain.

695.

Nous reproduisons la disposition typographique originale, faisant alterner les caractères italiques, pour les passages rédigés au moment de la composition du livre (paru en 1967), et les caractères romains, pour les différentes pièces du dossier « Le Savon ».

696.

C.-E. Magny, « Francis Ponge ou l’Homme heureux », Poésie 46, n° 33, juin-juillet 1946, p. 62-68.

697.

Ces notions (principe de pertinence, loi d’informativité et loi de modalité) sont forgées par Dan Sperber et Deirdre Wilson (La Pertinence (Relevance : Communication and Cognition, 1986), Paris, Minuit, « Propositions », 1989).

698.

Le Soleil placé en abîme, Bourg-La-Reine, Dominique Viglino, « Droresa », 1954, 72 p. Le texte est accompagné de sept eaux-fortes de Jacques Hérold.

699.

Ponge écrit d’ailleurs dans ce texte : « LE PLUS BRILLANT des objets du monde […] n’est pas un objet » (L, I, 781).

700.

Le fait que Ponge ait placé le texte dans Pièces, au sein du Grand Recueil confirme cette parenté. Ce critère n’est pas absolu, on le sait, la genèse du Grand Recueil révélant qu’un même texte a pu migrer d’un volume à l’autre durant les différentes étapes de son ordonnancement. De plus, sa composition finale ménage des « sentiers » ou « ronds-points », des « perspectives imprévues », et le lecteur est appelé à y circuler « au petit bonheur », de sorte que l’architecture d’ensemble ne correspond pas à des partitions génériques rigides, mais s’attache plutôt à brouiller ces partitions (« “Le Grand Receuil” rassemble… », I, 445). Il n’en reste pas moins que, parmi les « trois allées principales » (ibid.), Pièces est celle qui présente la plus grande proximité avec les textes du Parti pris des choses.

701.

Ponge s’est lui-même prêté à une telle interprétation : « [les éléments] se mettent à fonctionner tout seuls, le mécanicien lui-même, le fabricant ayant disparu, et tout cela fonctionne sans que la personne qui les a arrangés, ajustés, soit encore nécessaire ; enfin, que l’auteur peut mourir, à ce moment-là » (EPS, p. 187-188).

702.

J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 147-148.

703.

Selon l’étymologie de subroger : sub-, « sous », et rogare, « proposer, demander ». Selon Littré, subroger est un « terme de jurisprudence. Mettre en la place de quelqu’un ». Une acception particulière est distinguée : « Subroger un rapporteur, nommer un juge en la place d’un autre qui était rapporteur ». Il s’agit bien d’une délégation d’autorité. Relevant de la jurisprudence, la subrogation est une règle créée pour un cas particulier, et ne relève donc pas de la loi générale. En cela, la subrogation correspond bien au mouvement vers lequel tend Ponge, cherchant à sortir de la loi générique pour établir des contrats de lecture particuliers.

Le terme apparaissait déjà dans « Strophe », écrit dans les années 1920 : « Sobre jarre à teneur de toute la nature, / Nœud par nœud en ton for espéré-je la crue, / Strophe ! Heureux, subrogée à ton urne abattue, / A ces tacites bords lorsque tu prends tournure… » (PR, I, 201). Le mouvement de subrogation désignait alors l’avènement d’un verbe fort, qui se tînt de lui-même, indépendamment de son contenant. Près de trente ans plus tard, il est significatif que le terme reparaisse, à propos cette fois de la relation d’interlocution.

704.

Si l’on replace l’objeu dans le cadre de la polémique avec Sartre, il s’agit une nouvelle fois de réfuter la thèse sartrienne selon laquelle l’opacification des signes s’oppose à une authentique nomination, et à un discours sur le réel.

705.

« Proême », « sapate », etc., même si ce ne sont pas des néologismes, étaient déjà des inventions génériques. La nouveauté réside ici dans le fait que Ponge développe lui-même, à l’intérieur du texte, l’usage critique et métapoétique que l’on peut faire du terme.

706.

Le dernier appendice du Savon, écrit en 1965, introduit la notion d’objoie qui rappelle l’importance de la jouissance dans le « fonctionnement » textuel (S, II, 415-416). En 1977, L’Ecrit Beaubourg propose un autre néologisme qui, s’il s’applique au Centre Pompidou, a une portée métapoétique évidente : le « moviment » (L’Ecrit Beaubourg, II, 908).

707.

Le vœu formulé dans « Le Soleil placé en abîme » n’a en effet pas attendu « cent ans » (L, I, 778) pour se réaliser en partie : l’intérêt porté par le structuralisme et la nouvelle critique au « fonctionnement » textuel, la question de la « mort de l’auteur », feront effectivement de Ponge, une décennie plus tard, un précurseur, dans la tentative qui se fait alors jour pour repenser la littérature dans son ensemble. Sollers le lui rappelle d’ailleurs lors de leurs entretiens de 1967 : « Vous avez souvent répété qu’il était plus important, finalement, qu’un objet textuel fonctionne, plutôt qu’il ne signifie. […] Ici, je crois que nous arrivons à une définition dont l’actualité et l’importance sont décisives » (EPS, p. 182).

708.

Dans un passage de septembre 1951, Ponge écrit que les communistes « nous demandent de mourir à nous-mêmes, pour flatter les bas instincts du peuple dont ils se font eux-mêmes les domestiques ; - gens dont le goût est ignoble (Staline aime évidemment la peinture tsariste) » (ibid., 17).

709.

« Pour tes pompons aussi, ô de très vieilles races, que tu prépares à bout de branches pour le rapt du vent, [§], Tels qu’ils peuvent tomber sur la route poudreuse ou les tuiles d’une maison… Tranquille à ton devoir, tu ne t’en émeus pas » (P, I, 729).

710.

C’est d’ailleurs dans le Malherbe que se formule le plus clairement cette conception de la parole comme acte, dans un passage d’août 1952 : « Dire signifiant faire. [§] Et donc signifiant être. [§] Notre façon d’être est de pratiquer la langue française. [§] Notre pouvoir de formuler originalement et communicativement en cette langue, telle est notre façon d’être, notre seul moyen de vivre, notre manière de nous prouver notre existence particulière, et pour ainsi dire de nous réaliser. [§] Voilà ce qu’est pour nous la littérature » (ibid., 63).

711.

B. Veck, « Quelques jeunes gens et l’avenir - Images du public dans l’œuvre de Ponge », Œuvres et Critiques, XXIV, 2, 1999, p. 22.

712.

Ibid., p. 21.

713.

Sur les parallèles et différences entre « Le Soleil » et Pour un Malherbe, voir J.-M. Gleize et B. Veck, Actes ou textes, op. cit., p. 39-45.

714.

Pour des raisons qui tiennent à la fois à des circonstances historiques et à des choix politiques, il semble qu’il ait été difficile jusqu’à une date récente d’affronter cette ambivalence. Sans mentionner les orientations politiques du livre, Sollers évoque ainsi en 1963 « ce Malherbe encore scandaleusement inédit et qui est une étape capitale » (Francis Ponge, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1963, p. 15). Bien que son propre positionnement politique soit radicalement opposé à celui de Ponge à cette époque, il semble adhérer sans réserve à l’œuvre, évoquant plus loin « ce Malherbe, que j’aurais aimé me contenter de recopier en place de cette étude » (ibid., p. 43). Il faudra attendre la rupture définitive entre Ponge et Tel Quel, en 1974, pour que les membres de la revue s’avisent du « fait que Ponge, surtout depuis Mai 68, ne cache plus ses positions réactionnaires ». Encore s’abstiennent-ils de relever que ces « positions » remontent aux années de rédaction de Pour un Malherbe (Tel Quel, n° 58, 1974, p. 12, cité par Philippe Forest, in Histoire de Tel Quel, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1995, p. 470). De même, malgré les réserves que Christian Prigent émet, dès son intervention à Cerisy (avril 1975), concernant le maintien, « agrippée à la langue, [de l’]unité du sujet qui hoquette de ses contradictions », ce n’est qu’en octobre de la même année qu’il exprime le dégoût que lui inspire le Malherbe : « Si c’est à [des stéréotypes éthiques (“l’héroïsme », etc…)] que mène votre “Malherbe”, eh bien oui, il faudra qu’on arrache cette mauvaise herbe » (respectivement : C. Prigent, « Le Texte et la mort », in P. Bonnefis et P. Oster (ed.), Ponge inventeur et classique,Paris, UGE, « 10/18 », 1977, p. 365, et lettre inédite à Francis Ponge du 31 octobre 1975). Le lien qu’opère Prigent entre l’évolution politique de Ponge et l’évolution de sa poétique, qui selon lui délaisse de plus en plus « la besogne des mots » au profit de « censures » valorisant l’unité de la langue française, d’où s’éclipse « le corps boursouflé et pulvérisé du baroque », ne trouvera d’expression publique qu’en 1978, dans un article de Littérature, repris dans Ceux qui merdRent (Paris, POL, 1991, p. 96).Plus généralement, durant ces années, Ponge fournit un outillage théorique nécessaire à Tel Quel et à la nouvelle critique, bien que ses positions politiques soient incompatibles avec celles de ces lecteurs. D’où le choix de ne lire qu’un certain Ponge, en négligeant ses contradictions.

715.

G. Farasse, « Héliographie », Revue des Sciences Humaines, n° 151, juillet-septembre 1973, p. 443.

716.

Ibid., p. 441-442.

717.

Ibid., p. 444.

718.

Dans les Cahiers de la Pléiade, n° 7, printemps 1949.

719.

Une lettre de 1954 adressée à Paulhan est sur ce point explicite. Apprenant que l’universitaire allemand Max Bense vient d’écrire un livre où son œuvre est envisagée à travers Hegel et le philosophe américain Charles W. Morris, que par ailleurs l’« ex-dominicain » Jean Bottéro voit dans « Le Galet » un écho au Livre de Job, Ponge écrit : « Pourtant, ne s’agirait-il pas, simplement, pour moi, d’apprendre à pratiquer, sur l’esprit de mon lecteur, cette sorte de prise décisive qui le jette dans mon propos avant qu’il ait pu réfléchir ? » (Corr. II, l. 507, p. 152).

720.

Vincent Kaufmann a bien relevé cette ambivalence, souvent méconnue par ailleurs : les « fictions d’écoute », notamment à l’œuvre dans Le Savon (où l’idée qu’un auditoire à l’écoute est ce qui permet au livre de s’écrire), est aussi un moyen de « souffler son écoute » au lecteur empirique (Le Livre et ses adresses, op. cit., p. 135-140 notamment).

721.

Cf. supra II.2.2.3. « Demander au lecteur un acte ».