III.2.1.5. Susciter d’autres discours

« My creative Method », on l’a vu, émettait explicitement le souhait que, à la suite de l’article de Betty Miller, d’autres textes voient le jour, qui suivent les pistes de lecture lancées par la critique anglaise. L’hommage rendu à des critiques jugés pertinents, aux actes de lecture reconnus comme valides et capables de susciter d’autres lectures est une pratique que Ponge poursuivra toute sa vie durant : dès juillet 1952, il reprend ainsi dans Pour un Malherbe une formule de René Micha parue quelques semaines auparavant dans un article de la Revue de Suisse 722 , afin de souligner le parallèle entre l’entreprise malherbienne et sa propre pratique :

‘Tout est là, dans ce point. Dans la fougue (le désir) et la fougue contraire (pour réduire sa muse aux termes de raison). Tout finalement tient à cette fougue, cet enthousiasme, les rênes en mains, et plutôt courtes.’ ‘C’est le IL SUFFIT de mon Soleil.’ ‘C’est le BRISONS-LA de mon Pain, ce « Brisons-là qui résonne d’un bout à l’autre de la littérature française » (dit Micha à propos de moi) (PM, II, 48).’

En 1972, l’hommage rendu à Henri Maldiney, qui consacra un livre à Ponge 723 , salue plus généralement l’œuvre du penseur, et souligne aussi son « torrentiel désir de communication ». Le texte conclut sur le chemin parcouru en compagnie de ce lecteur privilégié, « avec lui, grâce à lui » (« With and to Henri Maldiney cheer up ! », NNR III, II, 1268). Dans les années 1980 encore, Ponge préface de même l’ouvrage de Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, distinguant cet essai des explications de texte que fustigeait « My creative Method » : « mon plaisir l’emporte de loin sur ma gêne, pour ce que mes préoccupations profondes, disons mieux : mes motivations initiales, s’y trouvent à chaque page et comme en propres termes retracées » 724 . Le dialogue engagé dès les années 1940 avec la critique se prolonge donc sur des dizaines d’années, et fait partie finalement de l’œuvre propre 725 .

Mais Ponge s’emploie aussi à organiser et à encadrer sa réception en amont. Le « momon » qu’il écrit à destination de Paulhan, en 1944, précise déjà le sommaire d’un numéro d’hommage dont rêve alors Ponge 726 . Un numéro d’hommage de la NRF paraît effectivement, bien des années après, en 1956. La correspondance avec Paulhan montre l’attention que porte Ponge au choix des contributeurs. Alors qu’il est déjà question de ce numéro d’hommage en 1949, il donne son assentiment à une étude de Joë Bousquet, et encourage Paulhan à répondre favorablement à la proposition d’Emilie Noulet 727 . C’est Ponge encore qui propose l’article de Piero Bigongiari 728 . Finalement, c’est à lui que Paulhan demande les « textes de l’“hommage à F.P.” » 729 , à lui et non à la NRF que Jaccottet envoie son texte 730  : Ponge a pris les commandes de l’hommage qui lui est rendu.

Avant même cette date, une plaquette publiée chez Aubier rend sensible le fait que Ponge entend promouvoir une autre réception de son œuvre : L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique 731 . Le texte de Ponge est encadré et interrompu par un essai de Georges Garampon, « Francis Ponge ou la résolution humaine ». Le plan de l’ouvrage est le suivant :

Georges Garampon : « I. Un parti pris »

« L’Araignée » 732

Georges Garampon : « II. L’Aragne et l’Araignée »

« L’Araignée » : variantes, fac-similés. Cette section comporte la description bibliographique du dossier, ainsi qu’un certain nombre de manuscrits reproduits en fac-similés et de notes retranscrites.

Georges Garampon : « III. Homme, résolument ».

La plaquette de 1952 donne à lire l’estompement de la frontière entre l’œuvre et les discours qu’elle suscite. Les « Pages bis », « Le Carnet du bois de pins », certains passages du Savon, entre autres, accueillaient au sein même des livres la réception de l’œuvre. Mais cette logique est ici poussée à l’extrême puisque, comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’œuvre est encadrée par « l’appareil critique ». Le discours critique n’est plus introduit par l’œuvre qui se le réapproprie, mais il semble bien qu’à l’inverse il gouverne l’ordonnancement du livre, et que Georges Garampon se soit bel et bien « subrogé » à Ponge. Des « documents » composant l’avant-texte au discours critique que ce même texte suscite, la plaquette condense, dans un même livre, tout le processus créateur, des “brouillons” aux effets de lecture, de sorte que la notion d’œuvre se trouve elle-même fortement relativisée, « L’Araignée » proprement dite - pour autant que l’expression ait ici encore un sens - n’occupant qu’une petite partie de l’ouvrage 733 .

Ce dispositif, où un lecteur semble avoir pris les commandes du livre, est particulièrement frappant lorsqu’il s’agit de « L’Araignée », qui met en scène un rapport de prédation entre l’auteur-araignée et les lecteurs-insectes. Dès la « proposition thématique », l’araignée, à qui est donnée la parole, ne se reconnaît comme « PRETEXTE QUE [SON] APPETIT DE LECTEURS » (A, 314) : les lecteurs sont à la fois ce qui motive la production de paroles, et les proies qu’il s’agit d’enlacer dans ce discours. Lorsque l’écrivain reprend la parole, il adopte à l’égard de son lectorat le même rapport de séduction dévoratrice que celui qu’il avait au préalable attribué à l’araignée : il désire produire un « ouvrage » « si parfaitement tramé », qu’il puisse « y convoquer ses proies » :

‘vous, lecteurs,’ ‘vous, attention de mes lecteurs -’ ‘afin de vous dévorer ensuite en silence’ ‘(ce qu’on appelle la gloire)… (ibid., 316).’

Cette figuration plaisante du lecteur en insecte victime de l’appétit de l’auteur (et réduit au silence) parcourt l’ensemble du texte : la « gigue d’insectes volant autour » de la toile mêle ainsi les noms d’animaux à d’autres mots, dont « collèges et sorbonnes », « docteurs et baladins », « doctes et bavardins » (ibid., 319), manières de désigner les institutions de la lecture savante, de même que ces lecteurs érudits, comme des proies (tournées en ridicule) à la merci du texte. Les proportions sont finalement restituées : un « amateur curieux des buissons » ne se fait pas manger, mais détruit l’« œuvre » (ibid., 323) qu’est la toile de l’araignée, qui n’est plus tombeau mais « coiffe […] horrible ou grotesque » (ibid.). Le dernier mot revient cependant à l’araignée :

‘quant à moi mon pouvoir demeure !’ ‘Et dès longtemps,’ ‘- pour l’éprouver ailleurs -’ ‘j’aurai fui… (ibid., 324).’

Ces dernières lignes réactivent l’identification symbolique de l’auteur et de l’araignée, qui d’une même voix réaffirment leur capacité à sévir « ailleurs » : en cela, la fin de « L’Araignée » reproduit le geste du texte liminaire des Proêmes, où Ponge réfutait par avance tout enfermement dans des discours normatifs en se disant « reparti d’ailleurs, sur de nouveaux frais » (PR, I, 165). Etre « ailleurs », c’est échapper aux catégories d’appréhension de la lecture. Plus généralement, on retrouve dans « L’Araignée » l’ambiguïté d’un auteur qui met en scène de façon humoristique son rôle tyrannique et sa disparition partielle, mouvement perceptible également dans « Le Soleil » et Le Savon. L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique paraît en première approche lever les ambiguïtés d’une telle démarche, et désamorcer, par son dispositif, le rapport de prédation à l’égard du lecteur figuré dans le texte, puisque c’est le discours d’un lecteur empirique (Garampon) qui donne son architecture à l’ouvrage. L’ensemble donne donc à lire le clivage entre le lecteur représenté au sein du texte, souvent narrataire, puisque la deuxième personne y occupe une place importante 734 , et un lecteur empirique, qui ne subit pas la prédation de l’œuvre : Georges Garampon n’est pas dévoré « en silence » (A, 316), mais prend la parole sur ce texte et son discours ordonne même l’édition originale.

L’intervention d’un lecteur « réel » semble donc démentir le rôle de proies passives conféré aux lecteurs dans le texte. Cette représentation interne paraît dès lors devoir être envisagée de façon univoque comme humoristique : elle est dans cette perspective une figuration purement négative de l’attitude de lecture effectivement attendue, lecture active prenant barre sur le texte. Cependant, une étude plus précise du discours critique « à l’intérieur » duquel prend place « L’Araignée » nuance cette première approche.

« Francis Ponge ou la résolution humaine » n’est pas le premier texte critique que Georges Garampon consacre à Ponge. En 1949 déjà, « Position de Francis Ponge » paraissait dans Combat. Plus précisément consacré aux publications récentes de Ponge (Proêmes, Le Peintre à l’étude et Liasse), cet article s’attache à reconsidérer l’œuvre à la lumière de ce nouveau corpus, notamment pour souligner en quoi il nuance voire dément les interprétations antérieures. Georges Garampon souligne ainsi que Proêmes et Liasse « révèlent la durée de Francis Ponge », et précise : « Je veux dire que l’objet, pour lui, n’est pas statique » 735 . Plus généralement, il s’agit pour Garampon de proposer un questionnement proprement littéraire, au-delà des problématiques philosophiques et ontologiques qui prévalent à son propos : « Cet art qui, par nomination […] tend à susciter l’être de l’objet, comment le situer dans l’ordre littéraire ? On est d’abord tenté de voir dans les Proêmes un art antipoétique » 736 . A partir de cette « position » antipoétique, Garampon marque clairement la différence de Ponge à l’égard de Sartre et de Camus : il affirme, contre le premier, que l’œuvre constitue un acte humaniste et révolutionnaire, et rappelle que la « création métalogique », que les « Pages bis » des Proêmes revendiquent, s’inscrit contre « la poésie » comme « illustration singulière, révélation fulgurante de l’absurde, porté à son plus haut degré de tragique » 737 . Garampon axe donc sa réflexion sur des problématiques littéraires, place la durée comme un élément capital des développements de l’œuvre, et critique les « fausses interprétations » que Ponge s’emploie lui-même à corriger. En cela, la démarche de Garampon correspond exactement à la réception de son œuvre que Ponge souhaite promouvoir. Du reste, cet article de Garampon est l’un des premiers qui manifeste la fascination exercée par le discours méthodologique de Ponge sur ses commentateurs : y sont reprises tel quel, sans guillemets, des formules dues à l’auteur lui-même. Ainsi de cette phrase, qui se trouve à l’identique (à la transposition de personne près) dans le « proême » qui clôt « My creative Method » (M, I, 536) : « S’il utilise le magma poétique, c’est pour s’en débarrasser » 738 . Garampon fait ailleurs mention de « My creative Method », ainsi que de « Tentative orale », dont les publications sont pourtant contemporaines de son propre texte 739 . On est donc légitimement amené à supposer que Ponge lui-même a communiqué ces textes à son critique, qui relaye dès lors d’autant mieux sa pensée « en termes propres ». A cet égard, il n’est pas indifférent de noter que le destin éditorial de Georges Garampon est redevable à Ponge : ce dernier le recommande ainsi chaleureusement à Paulhan 740 , qui finalement accepte de publier Le Jeu et la chandelle, l’ouvrage de Garampon, dans la collection « Métamorphoses », celle-là même où avait paru Le Parti pris des choses.

« Francis Ponge ou la résolution humaine », le texte qui paraît en même temps que L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique, reprend la plupart des idées formulées dans le premier article de Garampon, et est lui aussi clairement démarqué des propres déclarations de Ponge. La première partie de l’essai notamment (« Un parti pris »), s’attache à différencier la démarche de Ponge des problématiques sartrienne et camusienne. Dès le début de son texte, Garampon souligne la relation complexe que les textes de Ponge entretiennent à l’égard des circonstances, et la nécessité corrélative d’adapter le terme (sartrien) de « situation » à sa démarche : l’œuvre possède ainsi « le double caractère d’être à la fois inactuelle et inséparable de l’actualité, de se vouloir et de se trouver en situation et hors de situation » 741 . Plus loin, la mise au point porte sur l’absurde, à partir des mots de Ponge : « L’absurde n’existe que dans la projection par l’esprit du fini dans l’infini, du relatif dans l’absolu. L’art de Ponge est, dans le relatif, de connaissance exacte et de définition. La poésie se fait avec lui création métalogique, suscitation de l’objet par la parole » 742 . Tout l’essai s’emploie ainsi à poser la « qualité différentielle » de Ponge à l’égard de ses premiers lecteurs. La troisième partie, intitulée « Homme, résolument », s’attache tout particulièrement à corriger la lecture sartrienne du « grand rêve nécrologique », et conclut même sur la destination humaine du travail sur la langue que Ponge opère : il écrit selon Garampon « une nouvelle Défense et Illustration de la Langue Française. […] C’est donc bien à l’homme que, par la médiation exemplaire de l’objet, il s’adresse » 743 . L’essai se propose donc de permettre d’appréhender Ponge selon des critères littéraires, plus exactement selon ses propres catégories, ce dont témoigne la reprise du métalangage de l’auteur par le critique lui-même. Les titres choisis par Garampon sont suggérés par Ponge lui-même. On peut ainsi lire dans la huitième des « Pages bis » : « Mon titre (peut-être) : La Résolution humaine, ou Humain, résolument humain ou Homme, résolument » (PR, I, 219). Il s’agit également pour Garampon, comme dans son article précédent, de reconsidérer l’œuvre fondatrice qu’est Le Parti pris des choses à partir des textes publiés ultérieurement, de la replacer dans le parcours de Ponge plutôt que de l’envisager à partir de l’impression d’immobilité qu’elle dégage, impression renforcée par les interprétations de Sartre :

‘On n’a peut-être pas remarqué assez nettement que les « descriptions-définitions » de Ponge étaient d’abord des genèses, que son œuvre présentait l’objet, que l’objet se présentait dans son œuvre - même le cageot, même la cigarette - en gestation, qu’il était lui-même perpétuellement en gésine, qu’il ne saurait, pas plus que l’araignée, achever son ouvrage 744 .’

Ces phrases, tirées de la partie centrale de l’essai, plus particulièrement consacrée à « L’Araignée », s’attachent donc à reconfigurer l’œuvre entier à partir du texte singulier qui est ici envisagé 745 .

Mais, tout en resituant Ponge selon des coordonnées qui lui sont propres, et que par ailleurs l’auteur lui-même s’applique à préciser, Garampon propose également une réflexion sur la lecture induite par l’œuvre, et sur sa propre situation. C’est en effet du point de vue de l’adresse que la destination humaine des textes de Ponge est envisagée. La phrase que nous venons de citer, et qui conclut l’étude, se termine significativement sur le mot « adresse » 746 . A propos de « L’Araignée », la question de la lecture est abordée plus précisément, et Garampon s’emploie à démontrer l’écart entre la représentation de la lecture qui s’y déploie, et la lecture effectivement recherchée par Ponge. Il note ainsi que « La Gigue d’insectes volants » dénote en première approche un « pessimisme apparemment absolu à l’endroit du lecteur » 747 , qui « ne garderait de valeur que comme stimulant d’une sécrétion verbale, ne serait plus qu’un élément conditionnel dans le phénomène de la création » 748 . Mais, s’appuyant sur les déclarations de « Natare piscem doces » selon lesquelles l’écrivain doit avoir pour « intention » de créer des objets « [proposés] à l’homme » 749 , Georges Garampon fait une lecture antiphrastique de la figure du lecteur-proie dans « L’Araignée », texte marqué au contraire, selon lui, par l’effacement de l’auteur : « l’auteur est devenu araignée. Le symbole a fait place à l’être » 750 . Cette lecture se situe toute entière du côté de l’objeu, tel que le définira Ponge quelques années plus tard : le rapport de prédation représenté dans le texte est strictement ironique, et vise a contrario à instituer le lecteur en position d’acteur du texte. L’humour du texte fait ainsi passer au second plan ce que cette représentation recèle malgré tout d’agressif. Le souci du destinataire, et de son plaisir, sont d’ailleurs désignés par Garampon comme des éléments motivant sa prise de parole à propos de Ponge : « De qui, lecteur, tiendrais-je un plaisir analogue à celui qu’il me donne ? Nul auteur n’en aurait le pouvoir ni ne s’en soucierait » 751 . Cette dernière phrase, tout en faisant du souci du lecteur l’un des éléments fondamentaux de la poétique pongienne, salue cependant le « pouvoir » de l’auteur : si Garampon minimise dans son propos l’ambition de maîtrise de la lecture dont témoigne « L’Araignée », son texte apparaît à la fois comme un acte de lecture rendu possible par l’œuvre, et comme une marque de reconnaissance respectueuse à l’égard de l’auteur, qui fait la preuve de son pouvoir et procure du plaisir.

L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique est une plaquette confidentielle 752 , qui suscite du reste peu d’écho lors de sa parution. L’intrication des discours de l’auteur et de son critique qui caractérise cette publication est d’ailleurs circonstancielle, et le texte de Ponge poursuit par ailleurs un parcours autonome, hors de son « appareil critique » 753 . Mais, si le destin éditorial de l’ouvrage est anecdotique, son dispositif est hautement significatif des tensions et contradictions qui caractérisent les représentations de la lecture chez Ponge et sa position d’auteur à l’égard de sa propre réception : ce dispositif accorde spectaculairement une place centrale à un lecteur empirique et destitue l’auteur de la maîtrise totale de son « œuvre », qui accueille en son sein un commentaire encadrant. Cette égalité de traitement apparente entre paroles auctoriale et lectoriale relativise en outre les représentations de la lecture internes au texte de « l’Araignée ». Mais, pour valide que soit cette perception de l’ouvrage, tous les éléments qui l’étayent sont susceptibles d’être interprétés de manière contraire. Le fait de lier ainsi l’œuvre et son commentaire est aussi une façon d’incorporer ce commentaire, et d’exhiber une maîtrise absolue sur ce qui en principe se trouve hors de l’œuvre : sa lecture. Cela est ici d’autant plus frappant que le discours de Georges Garampon est extrêmement tributaire des formules de Ponge, et en bien des endroits relaye les mises au points que l’auteur a pu faire lui-même par rapport à sa première réception, reprend les formules qu’il a élaborées à propos de sa propre poétique. Dans cette perspective, le discours critique n’est pas tant un contrepoint à la parole de l’auteur qu’une chambre d’écho. Dès lors, l’écart entre le lecteur-proie de « L’Araignée », et le lecteur empirique qu’est Garampon apparaît moindre : par moments victime d’un auteur ventriloque, les paroles qu’il signe semblent parfois émaner directement de la « panse » (A, 316) de l’araignée-Ponge, l’essai réalisant alors à la lettre le programme du texte, même si ce programme se présente de façon évidemment humoristique.

Cette seconde interprétation n’invalide pas la première, et notre propos n’est pas de dénoncer le fait que Ponge ferait semblant de faire place à la parole lectoriale pour mieux la phagocyter, que l’objeu ne serait qu’un faux-semblant, alors que le vrai mouvement du texte viserait au contraire à renforcer la toute-puissance auctoriale. Il s’agit de montrer que ces deux logiques contradictoires sont effectivement co-présentes dans les œuvres, et qu’elles régissent les choix éditoriaux et le positionnement de Ponge, sans qu’on puisse en tirer une interprétation stable et définitive.

Dialoguer avec sa réception, donner à lire lui-même son propre parcours (dans la durée), se tourner vers l’atelier des peintres, s’expliquer ou susciter d’autres discours : les stratégies que Ponge met en place pour répondre à sa première réception sont nombreuses, et se déploient dans plusieurs directions, affectant les écrits comme les positionnements éditoriaux. Elles témoignent toutes d’un souci de tenir compte des paroles extérieures, et du changement que de telles paroles produisent en retour. En cela, ces réponses sont parfaitement cohérentes avec le rôle fondamental que Ponge confère à la lecture comme lieu où se réalise pleinement le texte, rôle qu’il lui attribue avant même les premiers contacts de ses textes avec des lecteurs « réels ». Le signe le plus net et le plus marquant de ce compte tenu des lectures réelles est l’infléchissement notoire de l’œuvre dans le sens d’une plus grande discursivité, infléchissement qui se donne explicitement comme un démenti apporté après-coup aux interprétations de Sartre. Plus généralement, les références répétées de Ponge à ses critiques, l’inclusion de lettres, de formules, indiquent bien que leurs discours font pour l’écrivain partie intégrante de la construction et du développement de son œuvre.

Mais ces réponses se font aussi sur le mode polémique : il s’agit de rendre possible une autre lecture (non existentialiste, non absurde) de ses œuvres. Le guidage interne de la lecture, que les écrits « anti-poétiques » du début des années 1940 rendait plus explicite, devient autour de 1950 un enjeu crucial : il se trouve encore renforcé, et s’inscrit en partie contre les lectures déjà existantes. Par là même, il s’agit pour Ponge de reprendre barre sur l’interprétation de ses textes : s’il ne cesse de reconnaître que son statut d’auteur lui est conféré de l’extérieur, par les discours tenus sur son œuvre, il s’appuie sur cette autorité nouvellement acquise pour réduire l’influence de ces mêmes discours sur ses lecteurs à venir. D’où le rapport extrêmement ambivalent que l’œuvre entretient avec son dehors : elle ne cesse de lui ménager une place en son sein tout en essayant d’en réduire l’altérité en l’absorbant. C’est de même en tant qu’auteur maîtrisant les effets de lecture de son texte que Ponge figure le mécanisme de l’objeu, où le lecteur est invité à occuper (à « se subroger » à) la place de l’auteur lui-même. L’inscription de plus en plus explicite de la lecture et la prise en compte de la première réception au sein même de l’œuvre exacerbent ainsi les contradictions que contenait en germe le projet pongien, et jouent un développement central dans l’évolution de l’œuvre.

Notes
722.

R. Micha, « Sur Francis Ponge, “poète vêtu comme un arbre” », Revue de Suisse, n° 9, juin-juillet 1952, p. 49-56. La phrase citée par Ponge est la conclusion de l’article, p. 56.

723.

H. Maldiney, Le Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L’Age d’homme, 1974, 112 p. Cet essai était déjà précédé d’un texte de Ponge, « Envoi à Henri Maldiney d’un extrait de mon travail sur la table ». Le mot d’introduction de Ponge précise : « Ce qui rend si émouvante pour moi, cher ami, votre interprétation de mon projet fondamental, c’est ce qui apparente au moindre de mes essais, très apparemment, le moindre des vôtres : à savoir - nonobstant les particularités de nos lexiques, et pour emprunter un instant au vôtre - leur caractère également pathématique » (H. Maldiney, op. cit., p. 7, et F. Ponge, NNR III, II, 1273).

Maldiney consacrera un second ouvrage à Ponge (Le Vouloir dire de Francis Ponge, La Versanne, Encre Marine, 1993, 205 p.).

724.

J.-M. Gleize et B. Veck, Actes ou Textes, op. cit., p. 11, et F. Ponge, « Préface », NNR III, II, 1356. Dans « My creative Method », Ponge écrivait : « Le poète et l’artiste savent au moins ce qu’ils ont exprimé dans leurs œuvres les plus soigneusement travaillées. [§] Ils le savent mieux que ceux qui le peuvent expliquer (ou prétendent le pouvoir), car ils le savent en propres termes » (M, I, 529).

725.

Les textes que nous citons sont certes pour la plupart repris dans le Nouveau nouveau Recueil, ouvrage posthume édité par Jean Thibaudeau. Mais, outre qu’on trouve des traces de ce dialogue dans d’autres livres parus du vivant de Ponge, on sait qu’il a supervisé la composition de ce dernier recueil.

726.

Corr. I, l. 300 ; p. 312. Voir supra III.1.1.1. « Ponge avant Sartre ».

727.

Corr. II, l. 444, p. 91.

728.

Ibid., l. 528, p. 175.

729.

Ibid., l. 533, p. 178.

730.

Ibid., l. 547, p. 191.

731.

F. Ponge, L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique. « Francis Ponge ou la résolution humaine », par Georges Garampon, Paris, Aubier, 1952, 87 p.

732.

Nous plaçons entre guillemets ce titre pour désigner le texte repris dans Pièces (I, 762-765), par opposition à L’Araignée, en italiques, qui renvoie à l’ensemble de cette plaquette de 1952.

733.

On a souvent relevé, à juste titre, que Ponge relativisait la notion d’œuvre, et désacralisait la forme du poème par la publication des avant-textes. Mais cette relativisation de la clôture de l’œuvre s’effectue aussi par le recours aux discours critiques, souvent insérés dans les livres eux-mêmes.

734.

Bien que la notion, inventée par Genette, et étudiée de plus près par Gerald Prince, soit liée à la narratologie et soit davantage destinée à s’appliquer aux textes narratifs, les lecteurs figurés par Ponge correspondent bien aux définitions du narrataire proposées par ces théoriciens. « L’Araignée », entre autres, en présente les marques textuelles caractéristiques, notamment l’adresse directe, « des énoncés où [le narrateur] désigne [le narrataire] par des mots comme “lecteur” ou “auditeur” et par des locutions telles que “mon cher” ou “mon ami” » (G. Prince, « Introduction à l’étude du narrataire », Poétique, n° 14, avril 1973, p. 183). Dans « L’Araignée », ce rapport n’est certes pas amical (contrairement au lien que met en scène Le Savon, par exemple), mais le procédé est bien le même.

735.

G. Garampon, « Position de Francis Ponge », Combat, 23 juin 1949, p. 3.

736.

Ibid.

737.

Ibid. L’insistance sur ce clivage, au sein même de Combat, la revue fondée par Camus, n’est pas sans force.

738.

G. Garampon, « Position de Francis Ponge », op. cit., p. 3.

739.

« My creative Method » paraît en effet dans la revue Trivium, Heft n° 2, 1949, achevée d’imprimer le 30 mai 1949. « Tentative orale » paraît dans le n°7 des Cahiers de la Pléiade, daté du printemps 1949.

740.

Corr. II, l. 469 et 470, p. 110-111. Ces lettres sont de 1951 ; Le Jeu et la chandelle paraît en 1953.

741.

G. Garampon, « Francis Ponge ou la résolution humaine », in F. Ponge, L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique, op. cit., p. 9 ; nous soulignons.

742.

Ibid., p. 14.

743.

Ibid., p. 85.

744.

Ibid., p. 44.

745.

A cet égard, « L’Araignée », qui présente une mise en forme d’un texte « fini », sans datation des différentes parties, n’est pas le plus caractéristique de l’introduction de la temporalité dans la poétique de Ponge, plus sensible dans les textes prenant la forme du journal d’écriture. Garampon s’appuie cependant sur le dossier génétique reproduit dans la plaquette, et souligne l’écriture au long cours de ce texte : « L’Araignée est surtout un très beau poème dont la lenteur avec laquelle il a pris figure (Fronville, 1942, Paris, 1948) souligne l’importance » (ibid., p. 52).

746.

Rappelons cette phrase : « C’est donc bien à l’homme que, par la médiation exemplaire de l’objet, [Ponge] s’adresse » (ibid., p. 85).

747.

Ibid., p. 49.

748.

Ibid., p. 50.

749.

Voici la citation exacte : « Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui. Cette intention ne doit pas faillir au poète » (PR, I, 178-179). Cité par G. Garampon, « Francis Ponge ou la résolution humaine », op. cit., p. 50.

750.

Ibid., p. 59.

751.

Ibid., p. 10.

752.

Elle est tirée à 325 exemplaires.

753.

Dès 1952, les quinze exemplaires du poème réimposé au format in-plano jésus manifestent cette autonomie, confirmée par la reprise du texte dans Pièces, en 1961.