La préface de Sartre à Portrait d’un inconnu est une reformulation fondamentale du projet de Sarraute : l’œuvre est traduite en termes philosophiques, elle fait l’objet d’une recatégorisation générique en « anti-roman », et elle est finalement extraite du domaine « psychologique » que Sarraute elle-même désigne comme le champ de son investigation. Mais cette préface ne se présente pas comme une contestation profonde de sa démarche, et vise au contraire à légitimer la valeur de l’œuvre. S’il y a bien pour Sarraute nécessité de prendre ses distances par rapport à ce discours critique qui tend à contester sa capacité à formuler son projet « en termes propres », pour reprendre l’expression de Ponge (M, I, 529), cette différenciation ne prend pas tout de suite la forme d’une contestation frontale du discours de Sartre. La position de Sarraute est d’autant plus difficile que l’écrivain paraît, éditorialement et intellectuellement, beaucoup plus tributaire de Sartre que ne l’est Ponge à cette époque. Au début des années 1950 néanmoins, cette situation évolue : Marcel Arland accepte de publier Martereau, qui paraît donc chez Gallimard en 1953 754 . Plus fondamentalement, si les stratégies que met en place Sarraute pour répondre à sa première réception sont plus discrètes, c’est qu’elle est réticente à inscrire explicitement son œuvre dans un réseau d’échanges sociaux, lui-même déterminé par des enjeux de pouvoir : l’insertion du fait esthétique et littéraire dans des logiques d’échanges socialisés contribue toujours selon elle à occulter la singularité de la communication esthétique. « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », on l’a vu, montrait déjà comment cette pression du groupe empêchait qu’advienne l’« événement neuf » de la rencontre singulière avec un texte. Si la suite de l’œuvre, dès Le Planétarium (1959), mais plus encore avec Les Fruits d’or (1963) et Entre la Vie et la mort (1968), s’applique à montrer que la communication esthétique est toujours aussi un acte social, cette socialisation de la lecture apparaît de façon constante comme une menace pesant sur l’œuvre, risquant de réduire ce qu’il y a de « vivant » en elle aux stéréotypes que, précisément, elle entend combattre. Alors que, pour Ponge, il est crucial d’exhiber au sein de l’œuvre même les logiques socio-économiques et les rapports de force qui interfèrent aussi dans la prise de parole littéraire, quitte à tenter de les désamorcer par la technique qu’il nomme objeu, il est à l’inverse capital pour Sarraute de maintenir son œuvre autant que possible à l’écart de ce qui lui semble anecdote, phénomènes de mode et jeux de salons. Les stratégies d’écriture et de publication qu’elle met en place témoignent donc d’une réelle prise en compte de la réception, mais ce compte tenu ne prend pas les formes aussi explicites que chez Ponge, qui nomme ses critiques, les cite, se positionne frontalement à leur égard. Sur ce point comme sur d’autres, que nous avons déjà rencontrés, le rapport au nom oppose encore les deux écrivains : désigner les critiques reviendrait pour Sarraute à rabattre son propos sur des référents trop évidents, à attirer l’attention de ses lecteurs sur le récit anecdotique, alors que son propos est, au sujet de la communication littéraire comme en ce qui concerne « l’autre réalité » qu’elle cherche à montrer, de se situer sur un plan anthropologique et non sur celui des particularités circonstancielles.
Ponge assume au sein de son œuvre le conflit de souveraineté qui se pose à lui, quitte à développer des stratégies textuelles complexes et ambiguës. Sarraute est confrontée au même conflit d’autorité quant à l’interprétation d’ensemble de son œuvre, mais sa situation dans le champ littéraire et ses positions esthétiques lui interdisent d’assumer aussi frontalement une posture de maîtrise à l’égard du sens, en contradiction avec les phénomènes fuyants, rétifs à toute parole définitive, qu’elle cherche par ailleurs à transmettre 755 . Si, à partir des années 1950, elle s’attache elle aussi à forger des outils critiques propres à son œuvre, à guider de plus près la lecture et à contrôler autant que possible sa réception, les moyens qu’elle met en œuvre pour atteindre de tels objectifs diffèrent sensiblement. « De Dostoïevski à Kafka », « L’Ere du soupçon », articles tous deux parus dans Les Temps modernes, défendent certes, contre le behaviorisme des écrivains américains et les positions revendiquées par Sartre, la dignité du « psychologique » comme matériau littéraire. Mais, nous l’avons dit 756 , si ces articles sont des réponses à la préface de Sartre, qui contestait le rôle de la psychologie dans Portrait d’un inconnu, ils semblent néanmoins, par les positions qu’ils défendent à propos de la technique narrative et par les analyses critiques d’un certain nombre d’œuvres, compatibles avec les conceptions de Sartre à cette époque. Ces deux articles opèrent donc une différenciation discrète, qui n’est d’ailleurs apparue pleinement que dans l’après-coup. De ce point de vue, « Conversation et sous-conversation », que Sarraute propose en 1954 aux Temps modernes, opère une vraie rupture, dans la mesure où l’article attaque plus directement les positions de Sartre et Beauvoir sur la littérature ; il est d’ailleurs refusé par le comité de lecture de la revue.
Si, à partir du Planétarium (1959), et plus encore des Fruits d’or (1963), la nécessité de prendre en charge la lecture se manifeste à l’intérieur des œuvres, par une interpénétration accrue des réflexions critiques et poétiques, la réponse de Sarraute à sa première réception est d’abord critique, et la prise d’indépendance à l’égard des interprétations de Sartre apparaît avec un certain décalage temporel. Il semble que l’accueil critique réservé à Martereau constitue un facteur explicatif, déterminant les stratégies que développe Sarraute dans l’après-coup de ces premières lectures.
Même si Sarraute rejoint l’éditeur qui publie Sartre et Les Temps modernes, cette proximité éditoriale constitue paradoxalement un début d’émancipation à son égard, puisque, au sein de la vaste maison Gallimard, elle se situe en un lieu distinct, plus proche de la NRF que des Temps modernes. En 1953, Marcel Arland vient d’accéder à la direction de la NRF (aux côtés de Paulhan). Il a publié, deux ans auparavant, La Prose française : anthologie, histoire et critique d’un art. Le fait que ce défenseur d’une ligne modérée au sein de la maison Gallimard publie Martereau dès son accession à un poste décisionnel indique bien que Sarraute n’apparaît guère comme un écrivain d’avant-garde à cette date. Le prière d’insérer que le service de presse de Gallimard joint à Martereau confirme ce malentendu initial entre l’auteur et son nouvel éditeur, comme on le verra par la suite.
Les différences entre les stratégies développées par l’un et l’autre écrivain sont en cela cohérentes avec les différences de conception de la prise de parole qui se font jour dans leurs œuvres : alors que le slogan de l’oncle est dans Martereau l’archétype de la parole aliénante, le proverbe représente selon Ponge un idéal de verbe efficace (cf. supra II.2.3. « Conclusions partielles »).
Cf. supra III.1.2.2. « La préface à Portrait d’un inconnu ».