III.2.2.1. Sarraute en 1954

Nathalie Sarraute a beaucoup insisté sur le silence qui aurait accueilli ses premiers écrits, et la solitude extrême dans laquelle elle aurait travaillé, sans rencontrer un quelconque lectorat, au moins jusqu’à la publication du Planétarium. En 1983 encore (mais c’est dans sa bouche et sous sa plume un leitmotiv), elle déclare : « C’est seulement en 1956 au moment de L’Ere du soupçon que l’intérêt de la critique a été éveillé. Après il y a eu le mouvement du nouveau roman et Le Planétarium a été bien accueilli : c’était en 1959, vingt ans après mon premier livre » 757 . On peut, à l’instar de Pierre Verdrager, voir dans cette insistance à dramatiser le silence de la critique « un dispositif culpabilisateur » 758 qui, une fois la reconnaissance obtenue, appelle « contrition » 759 de la part de la critique. Comme le montre le même auteur 760 , l’œuvre rencontre malgré tout assez rapidement un écho certain : si la première édition de Portrait d’un inconnu, en 1949, ne suscite que quelques réactions isolées, les périodiques, considérés dans un large spectre, qui va de La République du Centre et France Soir à Critique en passant par L’Express ou L’Observateur d’aujourd’hui, rendent largement compte de Martereau.

Ces aspects quantitatifs revêtent effectivement une certaine importance étant donnés la lecture rétrospective et l’usage polémique que Sarraute en a fait. Mais nous voudrions surtout insister ici sur le fait que cette première réception révèle une incertitude quant au positionnement esthétique et philosophique de Sarraute. Ses relations avec Sartre et l’existentialisme, et plus généralement les rapports de l’œuvre avec le genre romanesque (la part faite à la psychologie, à l’intrigue, aux personnages) occupent ainsi une part importante dans les questions que se posent les critiques. Et il s’agit bien ici de questions, qui ne peuvent trouver de réponse stable dans une parole auctoriale méconnue, ou difficilement discernable 761 .

Trois articles rendent compte de Portrait d’un inconnu, lors de sa publication chez Robert Marin, en 1949, qui tous trois mentionnent Sartre 762 . Cependant, ils adoptent à l’égard de cette référence des attitudes diverses, ce qui souligne que la coïncidence entre les catégories proposées dans la préface et l’œuvre en question ne va pas de soi. Le compte-rendu que Jean Blanzat publie dans Le Figaro littéraire est le plus tributaire d’une lecture sartrienne. Il commence du reste par deux citations de la préface, dont celle où l’œuvre est qualifiée d’« anti-roman ». C’est à partir de cette catégorie que l’absence d’intrigue est envisagée : « Si nous étions dans le “roman”, nous saurions comment se déroulerait le livre. En peignant les personnages […], l’auteur, peu à peu, construirait l’histoire ; elle s’édifierait sous nos yeux, […], de plus en plus solide » 763 . Les notions de lieu commun et d’authenticité sont également convoquées : « les lieux communs sont le meilleur remède contre le destin implacable qui menace de filtrer par la “fente minuscule” », et le livre est structuré par un « jeu d’aller-retour entre les lieux communs-refuges et la zone authentique du danger » 764 . Blanzat reprend presque littéralement des formules de Sartre, mais en infléchit sensiblement le sens : alors que « L’Authenticité » était selon le préfacier « partout suggérée mais invisible », Sarraute ne donnant à voir que « le mur de l’inauthentique » et le repli systématique sur les « lieux communs » pour éviter « le danger » 765 , Blanzat suggère au contraire que le livre permet aussi des intrusions dans cette zone dangereuse de l’authentique. Mais l’écart le plus sensible par rapport à la vision sartrienne est l’explication psychologique que donne Blanzat des visions du narrateur, qui se juxtapose dans l’article aux interprétations philosophiques par ailleurs données du livre (via Sartre, mais aussi à travers Hegel, également convoqué). L’absence d’intrigue solidifiée est ainsi expliquée par l’état mental de ce narrateur : « Ce témoin est un névrosé, un malade obstiné que son médecin psychiatre n’arrive pas à guérir ». Dans le même temps donc, Blanzat appréhende le livre à travers les concepts proposés par Sartre, et réintroduit des éléments psychologiques qui particularisent à l’extrême, en la ramenant à une complexion personnelle du narrateur, la « vision du monde » que propose l’œuvre.

L’article de Luc Estang s’interroge de manière plus concertée sur les liens entre l’étiquette d’anti-roman accolée à Portrait d’un inconnu et la psychologie. Il en conclut que l’œuvre, malgré le caractère anti-romanesque qu’elle exhibe, est romanesque malgré elle : « Privés de noms, détachés d’une “histoire” cohérente, les héros de cet antiroman gardent une épaisseur romanesque. C’est tout à l’honneur du talent de l’auteur, mais au point de vue de la gageure, c’est un échec - heureusement ! » 766 . L’« échec » est celui de la réalisation, par rapport aux intentions que Luc Estang suppose communes à Sartre et à Sarraute 767 . La proximité philosophique entre les deux écrivains est par ailleurs affirmée : la méfiance à l’égard des autres, l’absence de solidarité et de charité entre les êtres, perceptible dans Portrait d’un inconnu, situe l’œuvre « dans la droite lignée » de la philosophie de Sartre. Le livre de Sarraute s’oppose en cela à La Noire, de Cayrol, dont Estang fait le compte-rendu dans le même article.

L’article de François Erval, qui, on l’a dit, se trouve à l’origine même de la publication du livre, s’attache à minimiser la recatégorisation générique de Sartre, quitte à prêter des propos à Sarraute qu’elle n’aurait certes pas revendiqués : « “Anti-roman”, a dit Sartre, dans la préface qu’il a consacrée au livre de Nathalie Sarraute ; “anti-roman classique”, se hâte-t-elle de préciser » 768 . Malgré cette problématique classification en œuvre néo-classique 769 , François Erval s’applique à montrer l’importance que prend le « psychologique » dans Portrait d’un inconnu, aux dépens des éléments romanesques habituellement attendus. Il relaye en cela les idées défendues dans « De Dostoïevski à Kafka », et « L’Ere du soupçon » : comme Guy Dumur dans Les petites Filles modèles, dont Erval rend compte dans le même article, Sarraute fait preuve d’un « certain “anti-américanisme” littéraire », considérant comme « périmée » la « psychologie de comportement » 770 . Le psychologique est bien finalement le seul terrain qui permette d’appréhender l’œuvre : « Raconter une histoire, montrer des héros serait tricher aux yeux de Nathalie Sarraute ; dans ce cours d’événements purement extérieurs, on sacrifierait la seule chose qui compte : l’analyse psychologique » 771 .

Cette première réception de Portrait d’un inconnu montre la difficulté à situer Sarraute à partir du dispositif que constitue le « roman » accompagné de sa préface : si l’écart entre l’interprétation de Sartre et la « psychologie » à l’œuvre dans le texte est souvent perçu, cet écart est mis au compte d’un manque de maîtrise et/ou interprété comme un désir de retour à une tradition romanesque plus ancienne : la voie singulière que tente de se frayer Sarraute - distincte de celle des behavioristes américains, mais aussi de la tradition psychologique - n’est pas perçue en première approche.

Avec la publication de Martereau, la référence à Sartre est moins centrale, même si elle revient de façon récurrente. Le modèle le plus souvent convoqué est Proust. Néanmoins, le caractère romanesque de ce « roman », et le rôle de la psychologie structurent toujours les discours critiques, et confirment la difficile perception de l’espace spécifique que Sarraute cherche à imposer à ses lecteurs. Si le nom de Sarraute n’est pas accompagné d’une signature imposante comme il l’était dans Portrait d’un inconnu, sa voix est néanmoins brouillée par le prière d’insérer que Gallimard joint au livre. Nous reproduisons ici ce document difficile d’accès 772 , et qui joue, nous le verrons, un rôle important dans la première réception de Martereau :

‘C’est un jeune homme qui raconte cette histoire. Il vit chez son oncle à Paris, et soigne ses poumons dans le confort et l’oisiveté. Sauf de brefs moments de lucidité, ou plutôt de vision conventionnelle, il est plongé la plupart du temps dans un état d’hypersensibilité qui lui fait attribuer aux faits et aux sensations une signification étrange.’ ‘L’oncle, ayant décidé de placer une somme d’argent sans avoir à la déclarer au fisc, demande à un de ses amis, Martereau, d’acheter une maison en son nom. Martereau est un homme d’un âge certain, de milieu modeste : le narrateur l’admire et l’envie pour sa solidité et la banalité apparentes où il croit trouver un remède à ses propres incertitudes.’ ‘C’est le narrateur lui-même d’ailleurs qui porte l’argent à Martereau. Il oublie de lui en demander un reçu.’ ‘L’attitude de Martereau après l’acquisition de la maison inquiète la famille du narrateur : Martereau, en effet, s’installe dans cette maison avec sa femme sous prétexte de surveiller les travaux ; il ne répond même pas aux lettres de l’oncle.’ ‘Martereau est-il un escroc ou un homme d’une infinie délicatesse ? Au fond de sa faiblesse et de son oisiveté, le narrateur passe par des alternatives de confiance et de soupçon… La restitution même de la maison ne lui apportera pas de réponse décisive.’ ‘Si Nathalie Sarraute n’a donné de nom qu’au seul Martereau, c’est pour souligner le contraste entre cet homme et la famille du narrateur. Martereau est le seul personnage de l’histoire qui ait des contours nets, que le jeune homme voie d’une façon apparemment saine et normale. Et pourtant l’énigme qui le ronge, ce n’est pas sa famille qui la lui pose, sa famille tourmentée et inquiétante, mais bien ce Martereau qu’il croyait toute lumière, toute simplicité.’ ‘Avec une puissance de pénétration et un acharnement dans l’analyse qui font songer à Proust, Nathalie Sarraute a écrit ici un roman qui touche à ces deux buts si rarement atteints ensemble : le portrait profondément vrai d’un caractère (le narrateur) et la peinture d’un milieu social.’

Suit une très courte « notice biographique », qui mentionne les origines russes de Nathalie Sarraute, ses études de « Lettres et Droit », ainsi que ses publications précédentes, dont sa « collaboration aux Temps Modernes » et « Portrait d’un inconnu, préfacé par Sartre ».

On le voit, ce prière d’insérer détaille longuement les différentes péripéties de l’intrigue, après avoir insisté sur la disposition maladive du narrateur (« [oisif] » et « [hypersensible] »), posée dès le début de cette présentation comme le facteur d’explication de la « signification étrange » qu’il attribue « aux faits et aux sensations ». La présentation de l’éditeur reprend tous les traits de la définition du roman que Sarraute contestait au début de « L’Ere du soupçon » : « une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages » (ES, 1577). Le prière d’insérer ménage certes la possibilité que la maladie du narrateur ne soit pas le seul facteur explicatif à ses perceptions étranges, qui peuvent être l’indice d’une appréhension de la réalité de portée plus générale, les « moments de lucidité » s’identifiant à une « vision conventionnelle ». Le rapprochement avec Proust correspond également à une parenté revendiquée par Sarraute elle-même dans ses écrits critiques. Pourtant, l’ensemble de cette présentation tend à induire une lecture s’attachant à chercher les éléments romanesques communément admis : c’est d’ailleurs sur ce point qu’elle se conclut, célébrant le « portrait […] d’un caractère » et « la peinture d’un milieu social », implicitement posés comme le propre de l’écriture romanesque. L’insistance sur le caractère maladif du personnage est par ailleurs contraire à l’universalisme, ou « nouvel unanimisme » (ES, 1572) que revendique Sarraute pour ses écrits, et dont elle cherche à persuader son lecteur.

L’influence de ce prière d’insérer sur les articles critiques rédigés lors de la parution de Martereau est sensible. La référence à Proust y apparaît même comme un passage obligé chez la plupart des commentateurs, quitte à la contester, en se référant parfois explicitement à la présentation de Gallimard. Dans un article du reste plutôt louangeur, Jean Mogin conclut ainsi : « On voudrait, à propos de Nathalie Sarraute, nous suggérer quelque analogie avec Proust. Franchement, je n’en vois pas » 773 . Mais ce rapprochement est le plus souvent validé dans la lecture : la référence à Proust permet généralement de rattacher Sarraute au « roman psychologique ». Ainsi, Jacques Brenner évoque d’abord le caractère oisif du personnage, « qui se soigne, ce qui consiste surtout à paresser. […] Il est très soupçonneux, hérissé “à propos de bottes” (il le note), souvent haineux, pourtant soumis, et, certes, nous sommes en plein roman psychologique. On pense à l’analyse proustienne » 774 . Le rapprochement avec Proust est également lié à l’attention portée à la psychologie, en tant qu’elle permet de décrire un certain milieu social. C’est par exemple le cas dans la chronique radiophonique d’Etienne Lalou : « Toutes les scènes qui dépeignent l’oncle ou la tante du narrateur, ou encore qui les montrent en train de s’affronter chez eux ou à l’extérieur sont de tout premier ordre et rappellent parfois Marcel Proust par leur acuité féroce » 775 . C’est également la « chronique maritale » qui est selon Jean Blanzat d’« une férocité, d’une acuité proustiennes » 776 . Cette dimension « proustienne » de Martereau ne dément en rien les analyses de Sartre selon ce critique, pour qui « la préface pour Portrait d’un inconnu pourrait parfaitement s’appliquer à Martereau » 777 . Cette parenté proustienne, qui suppose que l’accent soit placé sur le « psychologique », amène en revanche certains critiques à reconsidérer la position de Sarraute à l’égard de l’existentialisme : Braum relève ainsi que, « bien que le nom de Nathalie Sarraute apparaisse dans Les Temps modernes », Martereau est un « roman plus proustien qu’existentialiste » 778 .

Si la « psychologie » est effectivement reconnue le plus souvent comme la matière principale de l’œuvre, le terme donne lieu à des interprétations diverses. Suivant les incitations du prière d’insérer, bien des commentateurs l’entendent dans le sens d’une étude de cas, celui du narrateur. Guy Le Clec’h commence certes par souligner que le livre est propre à provoquer « pas mal de malentendus, à commencer par ceux de la prière d’insérer », mais conclut son article en voyant dans Martereau essentiellement « la description d’un cerveau malade » 779 . Certains comptes-rendus reprennent la présentation de Gallimard, en accentuant encore le caractère déterminant de la maladie du narrateur, comme dans le bref article paru dans La Revue de Paris : « Etant de nature hypersensible, [le narrateur] prête aux êtres des intentions qui ne traduisent le plus souvent que ses propres impressions, ses impressions de malade » 780 . La recension que Georges Perros consacre au livre dans la NRF est également démarquée du prière d’insérer. Perros perçoit certes dans Martereau « une sensibilité aiguë à la violence dans les relations quotidiennes et les paroles journalières », discernant donc un propos général que permet de rendre palpable l’« organisme défaillant et incapable de réagir » 781 du narrateur. Mais, finalement, c’est bien l’exploration de ce cas particulier qui constitue l’objet du livre selon lui, exploration sur laquelle il poursuit son article : « Doué d’une sensibilité férocement pendulaire, et nécessairement malade et oisif, [le jeune homme qui raconte l’histoire] vit chez ses oncle, tante et cousine » 782 .

La psychologie de l’œuvre, ainsi entendue comme étude de cas, pose même la question du statut romanesque du livre. Selon le critique de La Tribune de Genève, « l’infirmité mentale » du narrateur, qui lui fait « oublier de vivre la vraie vie », affecte tellement son récit que celui-ci en perd tout caractère romanesque : « Il est évident que l’auteur, en écrivant son livre, n’a pas visé le roman mais l’étude psychologique, la peinture d’un certain caractère partagé entre l’égocentrisme et l’obsession de l’analyse » 783 . Pour Etienne Lalou à l’inverse, l’intrigue, digne d’une « comédie de boulevard, en étant traitée en étude psychologique de la maladie, devient un roman ». Mais cette insertion in extremis de l’« étude » dans le roman se fait au prix de procédés voyants, qui font parfois tomber l’auteur dans « l’écueil de la littérature » 784 . Que les lecteurs concluent finalement à l’incompatibilité entre « étude psychologique » et « roman », ou qu’ils reconnaissent que l’« étude » peut malgré tout se faire roman, le présupposé est identique, et s’appuie sur une conception du roman comme œuvre d’imagination, plus ou moins incompatible avec une exploration « sérieuse » du réel.

A l’inverse, pour Alain Bosquet, qui se situe par là dans la lignée du compte-rendu de Portrait d’un inconnu par François Erval, la « précision méticuleuse dans l’analyse psychologique » rattache le livre de Sarraute à une grande tradition romanesque : le nom de Proust est une nouvelle fois évoqué, mais accolé à celui de Benjamin Constant. Et si le livre mélange « des confitures dans un ragoût », il trouve finalement son équilibre grâce à « l’intrigue précise et rigoureuse » que permet finalement d’organiser le personnage de Martereau 785 . L’intrigue est également l’un des points qui focalise les questions que se posent les premiers lecteurs du livre. Comme la « psychologie », cet élément romanesque donne lieu à des interprétations divergentes. Peu de lecteurs critiquent la faiblesse de l’argument narratif, même lorsque leur jugement est défavorable : si le journaliste de La libre Belgique trouve l’analyse continuelle lassante, il le regrette d’autant que le lecteur est de ce fait amené à « ne s’intéresser que médiocrement à l’action », alors que « pourtant, elle est originale » 786 . Roger Nimier regrette lui aussi que cette intrigue ne soit pas exploitée comme il se doit. Il écrit ainsi que « le roman de Nathalie Sarraute est une bouillie de trois cents pages », indigeste malgré de « bons ingrédients » : « par exemple, Martereau comporte une intrigue, ce qui vaut d’être signalé. […] Le neveu est terrorisé. D’un rien, il fait un monde ». La conclusion exclut finalement l’œuvre du genre du roman : « Il y avait là de quoi faire un roman. […] Voulant montrer un personnage qui s’ennuie, [Nathalie Sarraute] a ennuyé » 787 . A l’inverse, le compte-rendu de L’Express loue la virtuosité de l’écrivain dans un article exclusivement axé sur l’analyse de l’intrigue, qui fait l’objet d’une interprétation originale, centrée sur les polarisations sexuelles. Tout en reproduisant des stéréotypes de genres 788 , le critique voit dans le roman une « étude féroce » de la condition des femmes. Ainsi, la « demi-inaction à laquelle sa maladie condamne le narrateur l’a conduit à une sensibilité de femme hystérique », et « ce jeune mâle est tombé au rang, à la condition de femelle ». A l’inverse, Martereau et l’oncle incarnent la virilité et, « telle une femme à qui ne demeure que sa coquetterie, [le narrateur] va les dresser, les exciter l’un contre l’autre, au premier prétexte venu » 789 . Le propos de Nathalie Sarraute est donc de montrer « l’état des femmes choyées, nourries, chéries, et pourtant irrémédiablement en marge du monde […] à l’écart d’une société qu’elles n’ont pas contribué à créer » 790 .

De tels commentaires, au-delà du jugement finalement porté sur la réussite de l’œuvre, présupposent là encore une certaine conception de ce qu’est le roman, et engagent l’interprétation du livre dans son ensemble : l’intrigue, qu’elle soit, en fonction des différents jugements, correctement exploitée ou non, requiert l’attention, et elle est d’emblée considérée comme l’élément organisateur du propos de l’œuvre. Une telle appréhension du livre amène implicitement les lecteurs à se situer du côté du cours « normal » des événements, et donc à épouser le système axiologique et la conception de la réalité de l’oncle et de Martereau (leur conflit n’étant attribué qu’au parasitage du narrateur, élément perturbateur de l’intrigue) : affirmant du narrateur que « d’un rien il fait un monde », Nimier reprend à son compte le jugement que porte son oncle sur lui. Le considérant « en marge du monde », « tombé au rang de femelle », le critique de L’Express fait également siennes les condamnations de l’oncle, selon lesquelles son neveu n’est qu’« une sensitive… un grand délicat » (M, 249) n’ayant pas le sens des réalités. « L’autre aspect de la réalité », dont le narrateur est le porte-parole, n’est donc tout simplement pas perçu. Réciproquement, la mise au second plan de l’intrigue amène à une plus grande souplesse axiologique (ou résulte de cette souplesse), et conduit à considérer avec plus de sérieux les propos du narrateur. Jean Mogin s’étonne ainsi du titre du livre, car tout l’intérêt repose selon lui sur ce narrateur, « l’histoire en soi, dont Martereau devient, un moment, le centre, n’[étant] pas l’affaire principale de ce livre » 791 .

De même que les caractéristiques psychologiques du personnage ou les enjeux de l’intrigue, le « milieu social » conduit à une particularisation du propos de l’œuvre. Le bref compte-rendu du Peuple salue ainsi le « portrait original et dense » de Martereau, et, « en projection de fond, d’un milieu petit-bourgeois » 792 . L’analyse plus développée que signe André Wurmser dans Les Lettres françaises lie l’intérêt que porte Sarraute aux problèmes de la bourgeoisie et le choix du « roman psychologique » : l’article, qui évoque également Le Mouton noir, de Jacques Perry, s’en prend à cette « littérature cérébrale » qui « se moque de la vraisemblance et se détourne de la réalité ». Si « les fins d’observation » et l’ambition de connaissance sont bien reconnues à Sarraute, sa démarche est néanmoins qualifiée d’« antiscientifique », puisqu’elle néglige les facteurs socio-historiques : « D’où vient cette fortune [celle de la famille du narrateur] ? Qu’ont fait ces gens entre 1940 et 1945 ? ». L’approche de Sarraute, politiquement suspecte, est d’autant plus critiquable qu’elle ne s’appuie sur aucune intrigue solide, ni sur des personnages attachants. A la question de savoir si Martereau rendra les trois millions, André Wurmser répond ainsi :

‘Je m’en fiche. […] Parce que dans ce monde où l’on a deux bonnes, un chauffeur, où chacun fraude le fisc avec un naturel que je souhaiterais à la romancière, il n’y a pas âme qui vive. Des personnages, oui, et encore : des cintres auxquels accrocher des phrases, et non des êtres qui me puissent inspirer un quelconque sentiment 793 .’

Les attendus génériques (intrigue, personnages susceptibles d’émouvoir) sont cette fois politiquement spécifiés : l’attente de sujets d’importance, de la « peinture d’un milieu social » qui ne soit pas celui des « bourgeois » fraudeurs, correspond aux exigences esthétiques des communistes, en cela proches des conceptions sartriennes, malgré l’hostilité qui règne entre Les Lettres françaises et Les Temps modernes. Mais, une nouvelle fois, une telle lecture amène le critique à adopter vis-à-vis de l’œuvre le même jugement que Martereau et l’oncle à l’égard du narrateur, ce qui est dans ce cas paradoxal, ces deux personnages étant porteurs de valeurs conservatrices 794  : si les problèmes du « jeune homme » sont dénués d’intérêt selon Wurmser, c’est bien qu’ils relèvent d’une « maladie des riches », pour reprendre les mots que lance Martereau au narrateur. Le titre même de l’article (« Le quart de cheveu ») fait référence au reproche que l’oncle fait à son neveu, de toujours vouloir « couper les cheveux en quatre ». Les attendus génériques sont là encore solidaires du type de « réalité » perçu dans le texte.

Une dernière particularisation de l’œuvre concerne cette fois Sarraute elle-même, qui n’a certes pas d’image publique, mais dont le prénom indique qu’elle est une femme. Les remarques concernant cette caractéristique de l’auteur sont plutôt rares et éparses. Il semble que la stratégie de neutralisation de l’écriture, sensible notamment dans le choix de narrateurs masculins, ait une certaine portée : d’emblée Sarraute tend à s’imposer comme un écrivain et non comme un écrivain femme. Le caractère déroutant voire « cérébral » de ses œuvres joue sans doute également un rôle dans cette perception 795 . Toutefois, plusieurs remarques tendent à montrer que le genre de l’auteur n’est pas indifférent à certains commentateurs, ou du moins qu’il ne passe pas inaperçu. Reprendre la parenté avec Proust, revendiquée par l’écrivain et suggérée par le prière d’insérer, pour qualifier Sarraute de « Proust en jupons » 796 ,est ainsi un moyen de restreindre la portée de son œuvre et même de tourner en dérision cette filiation. On peut de même légitimement penser que l’interprétation de l’intrigue selon des polarisations sexuelles que propose le critique de L’Express, lui est suggérée par le fait que Sarraute s’appelle Nathalie. Il conclut d’ailleurs son article en soulignant que l’écrivain a « réussi l’acrobatie de montrer cet état chez un homme pour montrer quelle parfaite connaissance elle a de son sujet » 797  : pour ce critique, si une femme fait parler un homme, c’est pour montrer qu’il se comporte en femme, ce choix relevant d’une démonstration de virtuosité. Jacques Brenner s’interroge au contraire sur le choix d’un narrateur masculin, que Nathalie Sarraute partage avec certaines autres romancières, et y voit un effort de neutralisation de l’écriture : « elles refusent peut-être par là certaine littérature dite “féminine”, et elles ont raison. Parle-t-on d’une littérature masculine ? ». Son commentaire est certes centré sur le caractère maladif du narrateur, mais ce critique s’interroge finalement sur une éventuelle portée générale de l’œuvre. Si l’univers de l’œuvre est « bien étouffant », empli « de maladies et de secrètes intentions », cette impression même est envisagée comme une possible réaction de défense : « peut-être ne veut-on pas non plus se voir ainsi, car on craint de se reconnaître dans les personnages » 798 . La portée générale de la vision que propose le livre est esquissée alors que le genre de l’auteur est considéré comme un élément non pertinent, en un mouvement symétrique de l’interprétation proposée dans L’Express.

L’article de Jacques Brenner oscille ainsi entre une interprétation anthropologique de l’œuvre, dont la leçon aurait une portée universelle, et une lecture qui s’attache aux caractéristiques psychologiques propres aux personnages, comme lorsque le critique se demande : « Les personnages sont-ils inquiétants, ou est-ce dû au narrateur, perturbé ? ». L’emploi du on (« on craint de se reconnaître dans les personnages ») est l’indice le plus marquant d’une repragmatisation de la lecture tendant à considérer que la fiction rend compte d’une « parcelle de la réalité » perceptible en dehors des caractéristiques propres à l’univers fictionnel. Un même mouvement d’universalisation du monde fictionnel est sensible dans la conclusion de Jean Blanzat, même si cette « réalité » n’est pas considérée comme inédite, et est même résumée en un « message » : « Nous sommes mystérieux les uns aux autres. […] Nous retrouvons dans Martereau ce message dostoïevskien dont Nathalie Sarraute assure, parmi nous, le relais » 799 . C’est plus nettement comme une investigation quasi-scientifique, dont la portée générale est envisagée sur le mode du on, qu’Albert-James Hesse lit Martereau. L’univers fictionnel est selon lui structuré selon un endroit et un envers, et sert de milieu d’expérimentation : « “A l’endroit”, si l’on ose dire, il s’agit là d’une famille qui n’a rien que de très ordinaire. […] “A l’envers”, des forces maléfiques grincent et distillent, aussi déconcertantes à l’œil que les infusoires qui grouillent sous le microscope dans une goutte d’eau prétendue claire, un poison mortel » 800 . La métaphore scientifique trouve sa justification dans la suite de l’article, puisque ce « grouillement », qui dément la « prétendue » clarté, est envisagé comme une leçon à valeur générale. A propos de l’anonymat des personnages, le critique s’interroge ainsi : « Faut-il en conclure que nommer n’est qu’illusion, tricherie, que l’on ne peut guère nommer que ce qui vous appartient en propre : désirs, rêves, volontés ? » 801 .

De ce point de vue, l’étude que Colette Audry 802 consacre à l’ouvrage dans Critique est la plus explicite : la portée anthropologique de l’œuvre y est ainsi affirmée avec force. La continuité entre Martereau et Portrait d’un inconnu est ainsi selon la critique la confirmation que « cette histoire est le contraire même de l’exception », et décrit « certaines relations interhumaines universelles » 803 , marquées par le « soupçon » 804 constant envers autrui. L’expérience du narrateur est une démonstration qui vaut au-delà de son caractère propre, et Colette Audry s’emploie même à balayer une interprétation qui serait exclusivement centrée sur ce personnages : « Mais enfin, dira-t-on, ce narrateur n’est tout de même pas un homme comme les autres. […] Ne serait-ce pas un fou ? C’est très exactement le contraire d’un fou » 805 . Martereau apparaît au contraire comme une expérience qui permet de mettre en lumière des invariants de la condition humaine : « Si Martereau tient le coup, s’il s’avère qu’il ignore vraiment les arrière-pensées, alors le narrateur reconnaîtra allègrement l’abjection de ses soupçons, mais, du même coup, il saura qu’on peut vivre - qu’il peut vivre - sans soupçons » 806 . L’alternance entre le on et le il s’inscrit bien dans la repragmatisation en termes anthropologiques que défend Colette Audry. La quadruple scène de la dispute entre Martereau et sa femme donne une réponse à cette hypothèse de départ : Martereau « ne tient pas le coup » et, « après ces quatre scènes, il ne reste plus une pierre de ces édifices que nous appelons l’expérience humaine, la connaissance d’autrui, etc.… » 807 . La conclusion de l’article, où le terme tropismes est à notre connaissance employé pour la première fois pour désigner l’univers fictionnel et la démarche générale de Sarraute, confirme que ce qui agite le narrateur relève d’un « fond commun » (ES, 1571) qui excède les particularités d’un individu : « Chez Nathalie Sarraute, les rapports humains se trouvent ramenés à un genre de tropismes méfiants comme on peut imaginer qu’il en existe entre les poissons et les mollusques abyssaux » 808 . Le terme de tropismes est accompagné d’une note, qui ne définit pas le terme, mais rappelle qu’il s’agit du titre du premier livre de Sarraute. Dans cette perspective, la fiction sert donc un discours à valeur générale, qui remet en cause certaines catégories comme « l’expérience humaine », « la connaissance d’autrui », etc. Les personnages ne sont alors que des supports nécessaires mais secondaires : si la démonstration qu’opère la quadruple scène de Martereau se présente comme une scène imaginaire, cela répond à une nécessité ressentie par le romancier moderne qui se refuse à l’omniscience, ce qui, selon Colette Audry, rapproche Sarraute du Faulkner d’Absalon ! Absalon ! 809 Mais, tout en universalisant le propos fictionnel à partir des termes propres de Sarraute (« soupçon », « tropismes »), Colette Audry, prolongeant en cela le propos de Sartre, conteste avec force le primat de la « psychologie », et voit même dans le livre la destruction de cette catégorie : la quadruple scène est sur ce point une rupture, car « jamais la “psychologie” n’avait été plus radicalement contestée » 810 . L’article de L’Observateur d’aujourd’hui explicite les prémisses de cette conclusion : le « roman psychologique » est inséparable pour Colette Audry d’un déterminisme qui s’appuie sur des caractères, et « raconte une histoire toute enlacée de ses propres motivations ». Dans les chefs-d’œuvre psychologiques, comme Andromaque ou La Princesse de Clèves, « l’œuvre contient tous les moyens nécessaires à son élucidation », ce à quoi se refuse précisément Sarraute 811 . Ainsi, dans cette lecture visiblement soucieuse de rester fidèle au projet de l’auteur, la catégorie même que défend Sarraute dans ses écrits critiques est contestée avec vigueur.

Cette première réception critique de Sarraute est disparate : elle comporte beaucoup de brefs comptes-rendus, parfois proches du billet d’humeur écrit rapidement, qui côtoient des analyses plus poussées, malgré tout elles aussi soumises aux contraintes de l’actualité éditoriale. Même s’il ne s’agit pas pour nous de niveler tous les discours et de placer sur le même plan les pages très concertées de Sartre et un compte-rendu moqueur de France Dimanche, ces articles méritent attention dans la mesure où ils permettent de saisir, au moment de sa parution, les effets de l’œuvre, les réflexes et les catégories mobilisés dans son appréhension. Le personnage (notamment le narrateur malade) et l’intrigue, qui focalisent de manière récurrente l’attention de la critique, s’avèrent ainsi être les éléments primordiaux dans l’analyse du livre : dans plusieurs articles, la conformité ou non du livre à ces attentes est même explicitement posée comme ce qui permet de l’évaluer, et de le catégoriser (ou pas) dans le genre roman. L’analyse de la première réception confirme en outre que cette plus ou moins forte structuration de la lecture en fonction de critères génériques stabilisés détermine largement le positionnement axiologique des lecteurs, et, plus généralement, leurs modes de référenciation : si l’attention se porte sur le « caractère » maladif du personnage, aucune consistance ne peut être accordée à « l’autre réalité » dont il cherche à persuader son entourage, et le lecteur empirique ne saurait reconnaître que cette tentative de persuasion s’adresse également à lui. De même, si l’intrigue est considérée comme le ressort de l’intérêt romanesque, les « grouillements » qui retiennent le narrateur apparaissent comme un élément plus ou moins parasitaire bloquant la progression du récit : la romancière, tout comme son narrateur, « coupe les cheveux en quatre » (Wurmser), « d’un rien, [elle] fait un monde » (Nimier), là où, comme le dit l’oncle au narrateur, il n’y a « pas de quoi fouetter un chat » (M, 331). L’horizon d’attente traditionnel du roman peut ainsi conduire à ce que se reproduise, au plan de la lecture empirique, la situation de communication que les fictions mettent en scène de façon récurrente : on ne voit « rien », là où des personnages s’évertuent à montrer l’existence d’« une parcelle de réalité » 812 .

Ces lectures, si elles paraissent aujourd’hui évidemment très éloignées de ce qui a par la suite requis l’attention de la critique et de la lecture idéale que Sarraute elle-même appelle par ailleurs de ses vœux, n’ont pour la plupart d’entre elles rien d’aberrant. Les articles que nous avons cités s’appuient du reste sur des éléments textuels tangibles : les narrateurs sont bien présentés comme malades (ils le disent et on le leur dit), même si la nature de leur maladie est incertaine. Dans Martereau, il est bien question aussi de gens aisés (« bourgeois ») essayant de contourner les lois fiscales, etc. Si les premiers livres de Sarrautesuscitent de telles lectures, c’est que les œuvres présentent des éléments participant d’une « esthétique romanesque » telle qu’on l’entend couramment en 1954. Mais il se trouve que ce que Sarraute cherche à transmettre (et à produire) dans la lecture ne correspond pas - ou ne correspond que marginalement - à ce qui est perçu dans la lecture d’un roman. Il semble donc que les procédés internes aux œuvres, encourageant une lecture réflexive s’interrogeant sur sa propre pratique et ses catégories perceptives, soient insuffisants pour induire le déplacement de l’intérêt romanesque escompté : les œuvres ne parlent pas tout à fait d’elles-mêmes, même si Sarraute dit parfois trouver incongru d’avoir à s’expliquer sur son travail d’écrivain.Depuis 1947 pourtant, elle publie régulièrement des articles critiques qui, on l’a vu, touchent de très près à ses préoccupations et éclairent, même indirectement, sa propre démarche. Mais ces propos sont rendus inaudibles au moment de la parution de Portrait d’un inconnu et de Martereau : la préface de Sartre pour le premier, le prière d’insérer pour le second, tendent à poser un cadre de lecture étranger à l’espace de la lecture désiré par Sarraute 813 . Et si la « psychologie » est invoquée par beaucoup de lecteurs, elle l’est souvent dans un sens opposé à celui que défend Sarraute dans ses propos critiques. L’œuvre de Sarraute ne se heurte pas au silence, mais les catégories et les processus de lecture qu’elle tente de susciter restent donc largement inaperçus.

Notes
757.

« Nathalie Sarraute », propos recueillis par P. Boncenne, Lire, n° 94, juin 1983, p. 52.

758.

P. Verdrager, La réception de la littérature par la critique journalistique : le cas de Nathalie Sarraute, op. cit., p. 199.

759.

Ibid., p. 446.

760.

Ibid., p. 453-458 (« Un succès rapide »).

761.

Les trois premiers articles critiques de Sarraute, parus dans Les Temps modernes, n’ont pas encore été repris en volume. De plus, l’usage de l’ironie, le caractère dialogalde son discours critique, rendent difficilement discernable dans ces articles une position stabilisée.

762.

L’un d’eux est dû à François Erval, co-fondateur de la maison Robert Marin, et donc éditeur du livre.

763.

J. Blanzat, « Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute », Le Figaro littéraire, 7 mai 1949, p. 5.

764.

Ibid.

765.

J.-P. Sartre, Préface à Portrait d’un inconnu, in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 37-38.

766.

L. Estang, « Les autres », La Croix, 5-6 juin 1949, p. 3.

767.

Il écrit plus loin : « Quoi qu’en dise M. Sartre, on aboutit à “l’analyse psychologique” la plus décriée par la nouvelle école », cette « nouvelle école » étant celle du roman américain, à laquelle, malgré sa pratique déviante à l’égard d’un supposé dogme behavioriste, Sarraute est implicitement rattachée.

768.

F. Erval, « Retour au roman classique ? », Combat, 11 août 1949, p. 4. Dans un film de 1973, Nathalie Sarraute dément d’ailleurs ces propos, et dénonce un contresens de François Erval : « il avait dit que c’était un anti-roman traditionnel, alors que je lui avais dit que c’était un anti roman-traditionnel, c’était contre le roman traditionnel » (propos recueillis par Olivier de Magny, Archives du XX° siècle, Paris, SFP, film de Philippe Collin, 1973, cité par P. Verdrager, La réception de la littérature par la critique : le cas de Nathalie Sarraute, op. cit., p. 453, n. 38)

769.

Elle fait problème à Sarraute, en regard de la vision de son œuvre qu’elle cherche à imposer, et aux propres yeux du critique, qui finalement se refuse à appliquer l’adjectif « classique » au livre, Portrait d’un inconnu ne présentant « pas de causalité psychologique, pas de caractère » (F. Erval, op. cit.).

770.

Ibid.

771.

Ibid.

772.

En effet, les Œuvres complètes ne reproduisent que le prière d’insérer rédigé par Sarraute elle-même pour l’édition de poche de 1964, qui désigne Martereau comme la « recherche d’une substance et d’une forme romanesque nouvelles », et rapproche le livre des « textes brefs (“Tropismes”) », et de Portrait d’un inconnu, Le Planétarium et Les Fruits d’or. Le terme tropismes est par ailleurs employé pour décrire les mouvements du texte (N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1791-1792). En 1964, Sarraute est donc un auteur en mesure d’imposer à son éditeur ses propres mots dans le « péritexte » de son livre.

On peut trouver le prière d’insérer original aux archives Gallimard. Il a été une première fois reproduit dans la thèse de Pierre Verdrager (op. cit., p. 583).

773.

J. Mogin, « Nathalie Sarraute : Martereau », Le Soir (Bruxelles), 20 février 1954, p. 5. Sans contester la référence, le compte-rendu de France-soir rappelle son origine : « A son sujet [au sujet de Martereau], on parlera de Proust (l’éditeur s’en est déjà chargé) » (An., « Martereau, par Nathalie Sarraute », France-soir, 24 juillet 1953, p. 6).

774.

J. Brenner, « Nous avons lu pour vous : Martereau », Paris-Normandie, 3 juillet 1953, p. 6.

775.

E. Lalou, « Le Goût des livres », France Culture, émission du 9 septembre 1953 (retranscription disponible aux archives Gallimard).

776.

J. Blanzat, « Martereau, de Nathalie Sarraute », Le Figaro littéraire, 12 septembre 1953.

777.

Ibid.

778.

B. Braum, « Nathalie Sarraute : Martereau », Les Beaux-Arts (Bruxelles), 19 juin 1953.

779.

G. Le Clec’h, « Nathalie Sarraute : Martereau », La Table ronde, n° 70, octobre 1953, p. 141 et 142.

780.

M. Thiébaut, « Le critique imaginaire », La Revue de Paris, n° 60, octobre 1953, p. 157.

781.

G. Perros, « Nathalie Sarraute : Martereau », NRF, II, 8, août 1953, p. 329.

782.

Ibid., p. 330.

783.

G.S., « Martereau, par Nathalie Sarraute », La Tribune de Genève, 3 juillet 1953, p. 11.

784.

E. Lalou, op. cit.

785.

A. Bosquet, « Méandres », Combat, 1e octobre 1953, p. 7.

786.

An., « Martereau, par Nathalie Sarraute », La libre Belgique, 8 juillet 1953, p. 12.

787.

R. Nimier, « Martereau, de Nathalie Sarraute », Carrefour, 26 août 1953, p. 8.

788.

Rappelons que nous notons le terme « genre » en italique lorsqu’il renvoie à des polarisations sexuelles (dans un emploi correspondant au gender anglais), et « genre » en caractères romains pour renvoyer aux catégorisations littéraires.

789.

An., « Martereau, de Nathalie Sarraute », L’Express, n° 31, 19 décembre 1953, p. 8. Cet article est le second que consacre L’Express au livre, quelques lignes (reproduisant des extraits du prière d’insérer) ayant déjà paru dans le numéro du 9 juillet 1953 : il témoigne donc de l’attention certaine que suscite le livre lors de sa parution.

790.

Ibid., p. 9.

791.

J. Mogin, op. cit., p. 5.

792.

Le Métronome, « Martereau, de Nathalie Sarraute », Le Peuple (Bruxelles), 10 septembre 1953, p. 4.

793.

A. Wurmser, « Le quart de cheveu : Martereau, par Nathalie Sarraute, Le Mouton noir, par Jacques Perry », Les Lettres françaises, 23 juillet 1953, p. 3.

794.

L’oncle tient en effet des discours capitalistes et pro-américains, proclamant son admiration pour Ford.

795.

Ann Jefferson rappelle en effet qu’il y a souvent une relation établie entre genre de l’écrivain et genres littéraires, les femmes s’illustrant le plus souvent dans des genres populaires comme le roman sentimental, les contes et nouvelles. Etant perçue comme un écrivain « cérébral », Sarraute ne correspond donc pas aux stéréotypes de genres (dans les deux sens du terme) habituels (voir A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory - Questions of Difference (2000), Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 106). Etre reconnue indépendamment de son sexe biologique constitue pour Sarraute un enjeu philosophique et esthétique (« l’autre réalité » qu’elle cherche à transmettre se situant en-deçà des partitions de genres), mais correspond aussi à un enjeu sociologique, comme le suggère Christine Planté, considérant l’écrivain dans l’après-coup de sa consécration : « Nathalie Sarraute paraît aujourd’hui intégrée au “canon” de la littérature française, et cela non comme une romancière, mais bien comme un des romanciers majeurs de la seconde moitié du XXe siècle » (C. Planté, Le Désir du neutre - Sur Enfance, de Nathalie Sarraute », op. cit., p. 3).

796.

An., « Nathalie Sarraute », France Dimanche, 11 octobre 1953, p. 7.

797.

An., « Martereau, de Nathalie Sarraute », L’Express, n° 31, 19 décembre 1953, p. 8. De façon plus anecdotique, c’est au nom de « cette vieille galanterie féminine » que le chroniqueur du Midi libre choisit de traiter en premier les romans écrits par des femmes (Martereau et Lili pleure, d’Hélène Bessette), avant d’évoquer les œuvres d’hommes (An., « La chronique littéraire », Le Midi libre, 11 novembre 1953, p. 9).

798.

J. Brenner, « Nous avons lu pour vous Martereau », op. cit. (ibid.).

799.

J. Blanzat, « Martereau, de Nathalie Sarraute », op. cit.

800.

A.-J. Hesse, « Un Monde à l’envers », Franc-tireur, 18 juin 1953, p. 4.

801.

Ibid. Certes, chez Sarraute, le soupçon à l’égard de la nomination frappe même ce qui semble nous appartenir « en propre », les « désirs, rêves, volontés » étant eux-mêmes des constructions où « les autres » prennent une part active, de sorte que « le propre » de la conscience isolée apparaît à bien des égards comme une chimère. Indépendamment de cet écart, il nous importe de montrer qu’une leçon d’ordre anthropologique est tirée de la lecture.

802.

On va le voir, les articles que Colette Audry consacre à Martereau sont les plus fidèles à la pensée de Sarraute elle-même, et traduisent assez exactement les effets de lecture que l’écrivain dit vouloir produire. Alors que cette « pensée » est par ailleurs largement inconnue, il n’est pas indifférent de noter que Colette Audry et Nathalie Sarraute se connaissent personnellement, comme le raconte Simone de Beauvoir : « je fis connaître [à Violette Leduc] Colette Audry que je voyais assez souvent et aussi Nathalie Sarraute ; une amitié naquit entre elles, assez vite brisée par le heurt des tempéraments » (S. de Beauvoir, La force des choses I (1963), Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 35). Même si Colette Audry ne s’y réfère jamais explicitement, il paraît par ailleurs évident qu’elle a lu les articles critiques de Sarraute.

803.

C. Audry, « Nathalie Sarraute : communication et reconnaissance », Critique, n° 80, janvier 1954, p. 14.

804.

Ibid., p. 16.

805.

Ibid. L’étude de Critique reprend en la développant l’argumentation du compte-rendu que Colette Audry avait fait paraître dans L’Observateur d’aujourd’hui, où elle s’opposait plus frontalement aux autres critiques, qui avaient axé leurs analyses sur le « cas » du narrateur : « “Ce jeune homme est un malade, ont-ils dit. Quelle vision morbide du monde. Nathalie Sarraute peint un curieux caractère”. Malheureusement pour eux, Nathalie Sarraute ne peint pas un caractère : elle peint l’effrayante aventure de quelqu’un qui découvre qu’il n’existe pas de caractères » (C. Audry, « Nathalie Sarraute : Martereau », L’Observateur d’aujourd’hui, 19 novembre 1953, p. 8). L’opposition se structure entre « un caractère » et « quelqu’un », un sujet particulier et un individu quelconque, opposition qui engage la portée de l’œuvre et plus généralement la référenciation (l’auteur nous parle d’un cas psychologique ou d’une réalité humaine). Il est à noter que le conflit interprétatif engage aussi des enjeux de pouvoir : Colette Audry, forte de sa proximité intellectuelle et humaine avec l’auteur, détient le bon sens de l’œuvre, et souligne sa supériorité à l’égard des malheureux qui tombent dans le contresens. Avant même la publication de L’Ere du soupçon, l’œuvre est ainsi prise dans les rapports de force qu’elle thématise (cf. supra I.1.2. « Nathalie Sarraute et la parole comme passage à l’acte), et qui y prendront une importance croissante : « Disent les imbéciles » (1976) explore ainsi systématiquement les effets de la parole d’autorité.

806.

C. Audry, « Communication et reconnaissance », op. cit., p. 17.

807.

Ibid., p. 19.

808.

Ibid.

809.

Ibid.

810.

Ibid.

811.

C. Audry, « Nathalie Sarraute : Martereau », op. cit., p. 8.

812.

Il n’est pas question ici de dénoncer de « mauvaises lectures », des contresens, au nom d’une vérité dont seraient porteuses les intentions de l’auteur. L’enjeu est pour nous de montrer le rôle de la précompréhension générique dans l’échec ou la « félicité » (Austin) de l’acte de langage que Sarraute entend effectuer, et des stratégies qu’elle mettra après-coup en œuvre pour obtenir cette félicité.

813.

La confusion est d’autant plus grande que la préface comme le prière d’insérer appartiennent tous deux au « péritexte » (Genette) et sont de ce fait perçus comme étant en accord avec les intentions auctoriales. Peu d’articles consacrés à Martereau s’inspirent directement de la pensée de Sartre, bien que son influence soit perceptible dans certains discours. La question de l’engagement est ainsi sous-jacente aux propos d’André Wurmser dans Les Lettres françaises. De même, la contestation de la « psychologie » que Colette Audry discerne dans Martereau, et la non-coïncidence qu’elle relève entre « moi pour moi et moi pour l’autre » sont sans doute redevables à la pensée de Sartre (C. Audry, « Nathalie Sarraute : communication et reconnaissance », op. cit., p. 16).