III.2.2.2. Intervention critique

Lorsque, en 1954, Sarraute propose « Conversation et sous-conversation » aux Temps modernes, il lui faut donc se situer par rapport à deux types de discours. L’approche sartrienne d’une part, encore dominante dans le champ intellectuel, fait de l’engagement la seule légitimation de l’œuvre littéraire. D’autre part, Sarraute doit se positionner à l’égard des lectures fondées sur une conception plus traditionnelle du roman, qui informent largement la réception de Martereau, et s’appuient notamment sur la « psychologie » des personnages. Or, la psychologie est la « substance » que revendique elle-même Sarraute dans ces premiers articles critiques, bien qu’elle en fasse un usage très différent. Elle est donc en quelque sorte amenée à lutter sur deux fronts distincts, voire opposés, mais qui semblent tous deux proches d’elle. La modernité semble du côté du behaviourisme américain et de Sartre, dont Sarraute veut s’émanciper, la « psychologie » qu’elle revendique étant perçue du côté d’une tradition littéraire et critique dont elle veut également se différencier.

En défendant la psychologie contre l’absurde et le roman américain, « De Dostoïevski à Kafka » et « L’Ere du soupçon » constituaient déjà des réponses à la préface de Sartre. « Conversation et sous-conversation » marque cependant un infléchissement sensible de la pensée critique de Sarraute, qui y opère, nous voudrions le montrer, un positionnement stratégique à l’égard de ces deux types de discours. C’est d’ailleurs à son propos qu’a lieu la rupture avec Sartre et Les Temps modernes.

Le titre affiche pourtant une certaine proximité avec Sartre, le terme de « sous-conversation » lui étant associé : c’est lui qui, le premier, l’a employé, dans sa préface à Portrait d’un inconnu, déjà dans un rapport d’opposition à « conversation ». Bien que le terme y soit placé entre guillemets, Sartre en est l’inventeur 814 . « Concersation et sous-conversation » semble donc annoncer un hommage de Sarraute à son préfacier, l’auteur de Portrait d’un inconnu reprenant à son compte les termes que Sartre avait employés à son propos. Mais l’opposition entre conversation et « sous-conversation » sert à souligner les limites du monologue intérieur et l’apport des romanciers américains, dans un article qui par ailleurs remet très directement en cause la pertinence et l’efficience des théories de l’engagement politique. Beauvoir perçoit d’ailleurs l’article comme une mise en cause personnelle révélant des divergences philosophiques, esthétiques et politiques inconciliables :

‘Dans Les Mandarins je suis restée fidèle à la technique de L’Invitée, en l’assouplissant : le récit d’Anne est sous-tendu par un monologue qui se déroule au présent, ce qui m’a permis de le briser, de le raccourcir, de le commenter librement. […] Juste après la publication des Mandarins, Nathalie Sarraute a écrit un article pour condamner ce traditionalisme. Sa critique est à mes yeux non avenue parce qu’elle présuppose une métaphysique qui ne tient pas debout. D’après elle, la réalité s’est « aujourd’hui » réfugiée dans « des frémissements à peine perceptibles » ; un romancier qui ne se fascine pas sur les « endroits obscurs de la psychologie » ne peut être qu’un fabriquant de trompe-l’œil. C’est qu’elle confond l’extériorité avec l’apparence. Mais le monde extérieur existe. A partir d’un psychologisme périmé il n’est pas impossible d’écrire de bons livres, mais on ne saurait certainement pas en déduire une esthétique valable. Nathalie Sarraute admet qu’il y a, en dehors d’elle, « de grosses souffrances, de grandes et simples joies, de puissants besoins » et qu’on pourrait songer à « évoquer d’une façon plausible les souffrances et luttes des hommes » ; mais ce sont là pour un littérateur de trop basses besognes : avec une surprenante désinvolture, elle les abandonne aux journalistes. A ce compte-là, on pourrait aiguiller ses lecteurs vers des études cliniques, des comptes rendus psychanalytiques, des témoignages bruts de paranoïaques ou de schizophrènes. Si scrupuleuse quand il s’agit de dépiauter une ambition ou un dépit, croit-elle qu’il suffit de rapports et de statistiques pour rendre compte de la vie d’une usine ou d’un H.L.M. ? […] Il faut inventer des moyens qui aident le romancier à mieux dévoiler le monde, mais non l’en détourner pour le cantonner dans un subjectivisme maniaque et sans vérité. 815

Dans le contexte, la critique du monologue intérieur que formule « Conversation et sous-conversation » est donc clairement perçue comme une remise en cause de la technique adoptée par Beauvoir elle-même. La « psychologie » revendiquée par Sarraute, qui n’empêchait pas Sartre de lire dans Portrait d’un inconnu un questionnement existentiel, est désignée comme un « psychologisme périmé » qui s’apparente à un refus de parler du monde et à un désengagement certains. Alors que l’investigation psychologique est pour Sarraute un moyen de fonder une réalité, elle nous en détourne selon Beauvoir, pour qui cette investigation relève de la psychiatrie, d’un « subjectivisme maniaque ». Tandis que la préface de Sartre réduisait le différend à une question terminologique (Nathalie Sarraute emploie le terme de « psychologie », mais elle parle en fait de l’« existence »), la divergence, telle que l’exprime Beauvoir à la lecture de « Conversation et sous-conversation », porte sur la définition même du réel. Il est par ailleurs remarquable que, pour dénier la pertinence de l’approche psychologique de Sarraute, Beauvoir la rabatte sur l’étude de cas psychiatrique.

Cette réaction permet de mesurer la forme de rupture 816 que constitue le quatrième article de Sarraute, dont les positions sont à partir de ce moment-là jugées incompatibles, voire opposées, aux lignes défendues par Les Temps modernes. Sur la proposition de Marcel Arland, c’est finalement dans la Nouvelle Revue Française, qui a commencé à reparaître en 1953, que l’article sera finalement publié au début de 1956 817 . Comme dans les articles précédents, Nathalie Sarraute met en scène l’isolement d’un individu face à des dogmes critiques et théoriques. Mais, plus encore que dans « L’Ere du soupçon », elle revendique hautement l’appartenance au camp des « modernes », à la fois contre les tenants du monologue intérieur et du roman engagé, et contre les défenseurs de la psychologie traditionnelle. La citation de Virginia Woolf qui ouvre l’article, identifie d’emblée « modernité », « progrès » et « psychologie », et pose l’enjeu stratégique de cet article, qui consiste pour Sarraute à allier innovation formelle, progressisme politique et « psychologie », cette dernière étant déconsidérée par Les Temps modernes. Les phrases de Woolf citées, empreintes d’un positivisme certain que Sarraute fera sien dans la suite de l’article, revendiquent en effet la psychologie comme facteur de progrès dans le roman : « Il est difficile de ne pas tenir pour acquis que l’art actuel du roman est en progrès sur l’ancien… Les outils des classiques étaient frustes et leur matière était primitive. […] Pour les modernes, l’intérêt se trouve dans les endroits obscurs de la psychologie » (cité in ES, 1587). Il s’agit dès l’attaque de renverser la polarisation axiologique attachée au terme « psychologie » - ce que Beauvoir continuera à nommer le « psychologisme périmé » -, pour la situer du côté de la modernité et de l’innovation : alors que les techniques narratives défendues dans « L’Ere du soupçon » (récit à la première personne, refus d’un point de vue surplombant) recoupaient plus ou moins celles promues dans Qu’est-ce que la littérature ?, ce qui oppose Sarraute à Sartre, - la psychologie - est ici posé comme le propre de la modernité. Sarraute revendique donc une posture d’avant-garde, déjà sensible dans l’article précédent, où « le vieux roman » faisait l’objet de ses critiques, mais cette fois elle le fait contre Sartre aussi 818 . Cette prise de distance à l’égard de Sartre s’accompagne également d’une opposition aux tenants de la tradition littéraire et critique de la psychologie : Sarraute opère donc une double différenciation à l’égard des orientations critiques qui dominent sa première réception. La banalisation de Joyce et de Proust, dénoncée juste après les citations de Woolf, semble ainsi faire écho aux articles qui ont rapproché Martereau de La Recherche du point de vue de la « peinture d’un milieu social » 819 . Dans ce passage où elle adopte provisoirement le point de vue de ceux à qui elle s’oppose, Sarraute décrit ainsi la muséification des deux écrivains :

‘Mais, pour la plupart d’entre nous, les œuvres de Joyce et de Proust se dressent déjà dans le lointain comme les témoins d’une époque révolue. Le temps n’est pas éloigné où l’on ne visitera plus que sous la conduite d’un guide, parmi les groupes d’enfants des écoles, dans un silence respectueux et avec une admiration un peu morne, ces monuments historiques (ibid., 1588).’

Les « endroits obscurs de la psychologie » (ibid.) que, selon Sarraute, ces écrivains ont mis au jour, sont occultés par leur tombée dans le domaine public, qui les ravale au rang de « témoins d’une époque révolue », leurs œuvres n’étant plus effectivement perceptibles que par ce qu’elles disent de leur époque (de leur « milieu social »), au détriment d’un contact direct et vivant avec leurs lecteurs. Mettant en scène un dialogue fictif entre un partisan de la « psychologie » et ses opposants de tous bords, Sarraute figure très exactement sa propre situation au sein du champ littéraire, telle qu’elle apparaît à la suite de sa première réception :

‘Le mot « psychologie » est un de ceux qu’aucun auteur aujourd’hui ne peut entendre prononcer à son sujet sans baisser les yeux et rougir. Quelque chose d’un peu ridicule, de désuet, de cérébral, de borné, pour ne pas dire de prétentieusement sot, s’y attache. Les gens intelligents, les esprits avancés à qui un auteur imprudent oserait avouer - mais qui l’ose ? - son goût secret pour les « endroits obscurs de la psychologie » ne manqueraient pas de lui dire avec un étonnement apitoyé : « Ah ! parce que vous croyez encore à cela ?... » Depuis les romans américains et les grandes vérités aveuglantes que n’a cessé de déverser sur nous la littérature de l’absurde, y a-t-il encore beaucoup de gens qui y croient ? Joyce n’a tiré de ces fonds obscurs qu’un déroulement ininterrompu de mots. Quant à Proust, il a eu beau s’acharner à séparer en parcelles infimes la matière impalpable qu’il a ramenée des tréfonds de ses personnages, dans l’espoir d’en extraire je ne sais quelle substance anonyme dont serait composée l’humanité tout entière, à peine le lecteur referme-t-il son livre que […] [son œil exercé] reconnaît aussitôt un riche homme du monde amoureux d’une femme entretenue, un médecin arrivé, gobeur et balourd, une bourgeoise parvenue ou une grande dame snob qui vont rejoindre dans son musée imaginaire toute une vaste collection de personnages romanesques (ibid., 1588-1589).’

En un procédé très retors, Sarraute prête un discours de vérité à ses adversaires, au regard duquel sa propre lecture de Proust paraît marginale et non pertinente, la « substance anonyme » dont son œuvre est porteuse étant imperceptible pour le lecteur, qui reconstitue des personnages ancrés dans un milieu socialement et historiquement déterminé. L’association du nom de Joyce à celui de Proust permet en outre à Sarraute de mener de front la double différenciation qu’elle tente d’opérer dans « Conversation et sous-conversation ». Elle rappelle au passage que le père du monologue intérieur est irlandais et non américain. Juste après ce passage, c’est à la grande tradition du roman psychologique classique, dont Martereau a également été rapproché, que Sarraute oppose la psychologie qu’elle entend défendre, à la suite de Virginia Woolf : « si quelque entêté continue, à ses risques et périls, à vouloir explorer à tâtons les “endroits obscurs”, aussitôt on le renvoie à La Princesse de Clèves et à Adophe » (ibid., 1589) 820 . Entrelaçant toujours les deux types de discours par rapport auxquels elle cherche à se positionner, Sarraute évoque ensuite ce que la défense de la psychologie a d’inacceptable au regard des impératifs d’engagement qui pèsent sur le romancier : l’« entêté » féru de psychologie, et plongé dans le « bocal » 821 où il observe des micro-phénomènes, éprouve une mauvaise conscience certaine lorsqu’il considère les gens du dehors, « des hommes qui ont d’autres chats à fouetter que de se pencher sur leurs frémissements intimes » 822 , qui « agissent et luttent », dont les préoccupations sollicitent « sa conscience » et répondent « aux exigences de son temps » (ibid., 1590).

Tout en la dramatisant, Nathalie Sarraute reproduit donc au sein de son intervention critique sa propre situation à l’égard de ses lecteurs « réels » : ceux qui la lisent et parlent de son œuvre ont des conceptions d’une certaine manière opposées aux siennes, et méconnaissent selon elle sa singularité 823 . Mais cette dramatisation prépare un retournement : alors que l’« entêté » est d’abord isolé, accroché à des positions indéfendables, c’est finalement son point de vue que le texte épouse et fait triompher. La question de l’engagement 824 est l’occasion de ce retournement : tentant d’écrire à propos des hommes « qui agissent et luttent », l’auteur qui essaye ainsi de sortir de son « bocal » ne capte dans son écriture que « de grandes carcasses vides » et « de belles poupées destinées à amuser les enfants » (ibid.). Emerge ici l’une des idées principales de l’article : les écrits se revendiquant comme politiquement avancés sont infantilisants et inertes, voire mortifères, sur le plan formel. Dans la suite de son argumentation, Sarraute continue à combattre simultanément les tenants de la psychologie traditionnelle et les promoteurs d’une littérature engagée, et montre que leurs positions, aussi opposées qu’elles puissent paraître, sont finalement proches et font preuve du même conformisme : en plaçant leur effort dans l’adaptation « à toutes les nouvelles histoires, à tous les nouveaux personnages et [à] tous les nouveaux conflits », les partisans de l’engagement se contentent finalement du « dénombrement des situations et des caractères ou [de] la peinture des mœurs », reproduisant des « procédés » hérités, qui sont précisément ceux mis en œuvres par les partisans du roman psychologique traditionnel (ibid, 1593). La longue note auctoriale consacrée aux « romans behavioristes » insiste ainsi sur le fait que l’intérêt qu’ils suscitent chez leurs lecteurs, « entraînés par le mouvement de l’action et talonnés par l’intrigue » (ibid., 1596), suppose précisément le maintien de l’intrigue comme élément premier de la construction romanesque. L’importance accordée à une action spectaculaire amoindrit l’efficience de ces œuvres, dans la mesure où elle ne déstabilise pas l’univers de croyance des lecteurs et leurs catégories de perception :

‘[Les romanciers behavioristes] poussent leur personnage à accomplir des actions insolites et monstrueuses que le lecteur alors, confortablement installé dans sa bonne conscience et ne retrouvant dans ces actes criminels rien de ce qu’il a appris à voir dans ses propres conduites, considère avec une curiosité orgueilleuse et horrifiée, puis écarte paisiblement pour retourner à ses moutons, comme il fait chaque matin et chaque soir après avoir lu les faits divers des journaux, sans que l’ombre épaisse qui baigne ses propres régions obscures en ait été un instant dissipée (ibid.)’

Alors même que Sartre défend les romans behavioristes au nom de sa conception de l’engagement, Sarraute s’attache ici à montrer comment leur technique, consistant à décrire du dehors les actes des personnages, est d’un point de vue politique inefficiente, dans la mesure où elle ne permet pas une participation réelle du lecteur, et ne donne lieu à aucune compréhension plus globale de la réalité. Alors que les romanciers américains (Faulkner, Hemingway, Dos Passos) constituent pour le Sartre de Qu’est-ce que la littérature ? un modèle privilégié pour écrire une « littérature des grandes circonstances » 825 , où le lecteur « sente enfin que chacune des humeurs [des personnages], que chaque mouvement de leur esprit enferment l’humanité entière » 826 , Sarraute s’attache à l’inverse à souligner que leur technique, et, précisément, leur attachement aux « grandes circonstances », est inapte à provoquer une quelconque prise de conscience chez le lecteur. Pour Sartre, le behaviorisme offre aux écrivains de sa génération les outils pour « que [leurs] livres tinssent tout seuls en l’air » et « pour chasser la Providence de [leurs] ouvrages », en chassant l’auteur 827 . Sarraute s’applique à montrer qu’au contraire la technique des romans behavioristes - notamment le maintien des marques traditionnelles du dialogue - « [rappelle] discrètement que l’auteur est toujours là, que ce dialogue de roman, malgré ses allures indépendantes, ne peut comme le fait le dialogue de théâtre, se passer de lui et se tenir en l’air tout seul » (ES, 1600-1601). En cela, ces romanciers américains, perçus comme des précurseurs, sont formellement rétrogrades, et s’apparentent aux écrivains les plus traditionnels, qui traitent le dialogue comme « Mme de la Fayette ou Balzac » (ibid., 1599). Ce conformisme technique a en outre des conséquences politiques, puisque, comme le souligne la note citée plus haut, il conforte les lecteurs dans leurs modes de pensée et de perception au lieu de les rendre acteurs de leur lecture. Dès lors, ce qui semblait périmé devient le comble de l’innovation, et ce qui se présentait comme révolutionnaire s’avère réactionnaire : le malheureux « entêté » du début de l’article n’est plus isolé, et ses positions sont maintenant attribuées plus généralement aux « modernes ». Même si elle s’en prend ici à la littérature engagée, Sarraute n’entend pas abandonner le terrain de l’action politique dans l’écriture, et lie au contraire étroitement innovation formelle et progressisme politique d’une part, conservatismes formel et politique de l’autre. A propos des formules contournées utilisées dans les romans contemporains pour introduire les dialogues, elle écrit ainsi :

‘Tous ces recours à de trop apparents subterfuges, ces attitudes embarrassées, sont pour les partisans des modernes d’un grand réconfort. Ils y voient des signes précurseurs, la preuve que quelque chose se défait, que s’infiltre insidieusement dans l’esprit des tenants du roman traditionnel un doute sur le bien-fondé de leurs droits, un scrupule à jouir de leur héritage, qui fait d’eux, sans qu’ils s’en rendent compte, comme des classes privilégiées avant les révolutions, les agents des bouleversements futurs (ibid., 1600) 828 .’

La posture avant-gardiste que revendique ici Sarraute, plus fortement encore que dans les articles précédents, se manifeste en termes à la fois esthétiques et politiques. La solidarité postulée entre choix formels et conséquences politiques de l’écriture n’est pas qu’une métaphore, et fait l’objet dans l’ensemble de l’article d’un raisonnement construit. En disqualifiant les « actions insolites et monstrueuses » que les romans behavioristes mettent en scène, Sarraute fait des « paroles » l’objet propre du roman, objet qui en est en même temps le matériau :

‘A défaut d’actes, nous avons à notre disposition les paroles. Les paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs. […]’ ‘Leur réputation de gratuité, de légèreté, d’inconséquence - ne sont-elles pas l’instrument par excellence des passe-temps frivoles et des jeux - les protège des soupçons et des examens minutieux : nous nous contentons en général à leur égard d’un contrôle de pure forme. […]’ ‘Aussi, pourvu qu’elles présentent une apparence à peu près anodine et banale, elles peuvent être et elles sont souvent en effet, sans que personne y trouve à redire, sans que la victime elle-même ose clairement se l’avouer, l’arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d’innombrables petits crimes (ibid., 1597).’

Les paroles ainsi considérées ont donc valeur d’actes, dont la perception dit quelque chose du monde et de la réalité. Ce déplacement significatif du centre de gravité du roman, de l’intrigue vers « les paroles », prend le contre-pied des analyses que développe Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, selon lesquelles la « prose » - la prose romanesque en particulier - se distingue de la « poésie » en ce que les signes y sont transparents. En insistant sur le fait que le roman a pour objet les signes qui le composent, et dont l’usage constitue un acte, Sarraute met implicitement en question cette transparence de la prose romanesque. Or, elle s’attache à montrer que cette relative opacification du langage romanesque 829 lui confère une efficience politique plus grande que les formes qu’elle juge périmées, et que les romanciers engagés privilégient. Alors que les fresques traitant de grands sujets proposent des représentations « destinées à amuser les enfants », alors que dans le roman behavioriste la maîtrise de l’auteur est encore perceptible, la déstabilisation des repères génériques que proposent « les modernes » responsabilise le lecteur, et développe ses capacités perceptives et critiques :

‘Le lecteur, privé de tous ses jalons habituels et de ses points de repère, soustrait à toute autorité, mis brusquement en présence d’une matière inconnue, désemparé et méfiant, au lieu de s’abandonner les yeux fermés comme il aime tant à le faire, a été obligé de confronter à tout moment ce qu’on lui montrait avec ce qu’il voyait par lui-même (ibid., 1594).’

Plus loin, Sarraute revient plus explicitement sur l’efficience politique dont peut être porteuse l’analyse psychologique, remettant en cause la portée des écrits plus ouvertement engagés :

‘Ne vaut-il pas mieux essayer, en dépit de tous les obstacles et de toutes les déceptions possibles, de perfectionner pour l’adapter à de nouvelles recherches un instrument qui, perfectionné à son tour par des hommes nouveaux, leur permettra de décrire de façon plus convaincante, avec plus de vérité et de vie des situations et des sentiments neufs, plutôt que de s’accommoder de procédés faits pour saisir ce qui n’est plus aujourd’hui que l’apparence, et de tendre à fortifier toujours plus le penchant naturel de chacun pour le trompe-l’œil ? (ibid., 1604).’

Face à une conception qui place le devoir du créateur dans sa capacité à parler du monde par delà les signes dont il use, Sarraute défend une responsabilité formelle de l’écrivain, dans la relation qu’il établit avec son lecteur.

Le passage que nous venons de citer fait suite à la confrontation de la technique des behavioristes, disqualifiée pour les raisons que l’on vient de voir, avec l’approche proustienne, caractérisée par le « recours à l’analyse » (ibid., 1602). La supériorité de cette méthode sur celle des behavioristes est d’emblée affirmée, dans la mesure où « elle tend à apporter aux lecteurs ce qu’ils sont en droit d’attendre du romancier : un accroissement de leur expérience » (ibid.). Mais, selon Sarraute, cette analyse revêt chez Proust un caractère rétrospectif qui empêche les lecteurs d’entrer en contact direct avec la réalité mise au jour. Cela conduit l’écrivain à retomber par moments dans une cartographie des sentiments, ce qui le rattache à une tradition psychologique dont Sarraute se démarque. Dégageant des grandes lignes à partir des « mouvements innombrables et minuscules » qu’il explore, Proust « reconnaît parmi elles celles qui sont déjà explorées et les désigne par leurs noms connus : jalousie, snobisme, crainte, modestie, etc. ; il décrit, classe et nomme » (ibid., 1603). Pour la première fois, Sarraute fait un inventaire critique de Proust, relativisant ainsi sa dette à l’égard de celui qu’elle a jusqu’alors présenté comme son devancier : Proust nomme, et s’adresse trop exclusivement à l’intelligence du lecteur, négligeant « les ressources de l’inconscient » (ibid), ce qui l’oppose radicalement à Sarraute. En cela, les pages qu’elle lui consacre dans « Conversation et sous-conversation » participent du propos d’ensemble de l’article, consistant à revendiquer une posture d’avant-garde et à affirmer une radicale singularité 830 .

C’est aussi à propos de Proust que le terme de « sous-conversation » apparaît pour la première fois dans l’article. Il intervient dans la comparaison entre Proust et les behavioristes, qui livrent à leur lecteur les paroles des personnages sans le guider, et sans lui donner à ressentir « les mouvements intérieurs infimes et compliqués qui ont propulsé le dialogue » (ibid., 1602). La démarche de Proust est sur ce point opposée :

‘[Il] ne se contente pour ainsi dire jamais de simples descriptions et n’abandonne que rarement le dialogue à la libre interprétation des lecteurs. Il ne le fait que lorsque le sens apparent de leurs paroles recouvre exactement leur sens caché. Qu’il y ait entre la conversation et la sous-conversation le plus léger décalage, qu’elles ne se recouvrent pas tout à fait, et aussitôt il intervient, tantôt avant que le personnage parle, tantôt dès qu’il a parlé, pour montrer tout ce qu’il voit, expliquer tout ce qu’il sait, et il ne laisse au lecteur d’autre incertitude que celle qu’il est forcé d’avoir lui-même, malgré tous ses efforts, sa situation privilégiée, les puissants instruments d’investigation qu’il a créés (ibid., 1602-1603).’

Le terme que Sartre avait employé est ainsi retourné contre les écrivains qu’il défend et pose en modèle de l’esthétique et de la morale qu’il essaye de promouvoir. La « sous-conversation » est ici un « instrument d’investigation » psychologique, qui permet que le dialogue échappe à l’inauthentique : elle offre la possibilité de montrer ce qui, dans le « lieu commun » de la conversation, ne ressort pas de cette inauthenticité. Du même coup, la préface à Portrait d’un inconnu se trouve pour le moins nuancée : selon Sartre, « le mur de l’inauthentique » qu’édifient chez Sarraute les lieux communs échangés dans la conversation ne cache « rien, ou presque » 831 , et la « sous-conversation », avec ses « coulées, baves, mucus, mouvements hésitants, amiboïdes », s’oppose de manière tranchée à « la pierre du lieu commun » 832 . A propos de Proust, Sarraute tente de montrer que « sous-conversation » et « conversation » sont dans un rapport de continuité, la seconde étant le prolongement de la première, s’en différenciant de manière parfois imperceptible. Le clivage établi par Sartre, qui reposait sur l’identité entre conversation, lieu commun, inauthenticité d’une part, et de l’autre, sous-conversation et authenticité, se trouve par là même contesté.

La notion de « sous-conversation » est érigée par Sarraute en véritable outil critique, qu’elle applique ensuite à la romancière anglaise Ivy Compton-Burnett. Sarraute insiste pour commencer sur le fait que l’univers fictionnel de cet écrivain est peu en prise avec les préoccupations de son temps, et qu’il est peuplé de personnages privilégiés : « Rien de moins actuel, en effet, que les milieux que décrit Ivy Compton-Burnett (la riche bourgeoisie et la petite noblesse anglaise entre les années 1880 et 1900), rien de plus limité que le cercle familial où se meuvent ses personnages » (ES, 1605). Sarraute met ainsi l’accent sur ce qui, dans l’œuvre d’Ivy Compton-Burnett, s’apparente le plus à la sienne, et qui tend à la disqualifier aux yeux des tenants de l’engagement. Mais l’usage qu’Ivy Compton-Burnett fait de la « sous-conversation » est finalement ce qui lui permet d’échapper à cet apparent conformisme, et fait de son œuvre un outil d’investigation de la réalité :

‘Ces longues phrases guindées, à la fois rigides et sinueuses, ne rappellent aucune conversation entendue. Et pourtant, si elles paraissent étranges, elles ne donnent jamais une impression de fausseté ou de gratuité.’ ‘C’est qu’elles se situent non dans un lieu imaginaire, mais dans un lieu qui existe dans la réalité : quelque part sur cette limite fluctuante qui sépare la conversation et la sous-conversation. Les mouvements intérieurs, dont le dialogue n’est que l’aboutissement et pour ainsi dire l’extrême pointe, d’ordinaire prudemment mouchetée pour affleurer au-dehors, cherchent ici à se déployer dans le dialogue même. Pour résister à leur pression incessante et pour les contenir, la conversation se raidit, se guinde, prend cette allure précautionneuse et ralentie. Mais c’est sous leur pression qu’elle s’étire et se tord en longues phrases sinueuses. Un jeu serré, subtil, féroce, se joue entre la conversation et la sous-conversation (ibid., 1606-1607).’

La « sous-conversation » est ici un outil de lecture qui permet de rendre compte de la dynamique de l’œuvre d’Ivy Compton-Burnett. Mais, avant même cet usage critique de la notion, Sarraute affirme avec force que « la limite fluctuante qui sépare la conversation et la sous-conversation » est « un lieu qui existe dans la réalité » : dans le cours de l’argumentation, c’est même le fait de s’appuyer sur cette « réalité » qui fonde la valeur de l’œuvre. La « sous-conversation » est donc à la fois la réalité dont parle l’œuvre, et ce qui permet de lire cette réalité, sans qu’il soit possible de distinguer ce qui est premier. Du point de vue argumentatif, le raisonnement est des plus faibles, et frôle la tautologie : Sarraute pose l’existence réelle de la « sous-conversation », avant de la retrouver chez Ivy Compton-Burnett ; réciproquement, la « sous-conversation » est un bon outil de lecture (et légitime l’œuvre à laquelle on l’applique) parce qu’elle existe réellement. Ce raisonnement est cependant révélateur de la conception de la référence que Sarraute tente de mettre en forme, et que nous avons déjà rencontrée : le texte crée la réalité dont il parle, réalité qui résulte aussi de la manière dont nous lisons. Sarraute prend d’ailleurs la peine de préciser que les dialogues de la romancière anglaise n’ont rien de réaliste. A nouveau, le terme de « sous-conversation » est donc utilisé pour contester les théories de Sartre, en l’occurrence sa conception du réel comme entité préexistant à sa mise en mots 833 . A travers ce nouvel exemple, Sarraute distingue une fois encore nettement la dimension novatrice d’une œuvre des sujets qu’elle traite, aussi conformistes et inintéressants qu’ils soient en apparence.

Avec « Conversation et sous-conversation », Sarraute affirme avec force la particularité de son positionnement, et revendique clairement une posture d’avant-garde à la fois contre la littérature engagée, et contre les tenants de ce qu’elle appelle le « roman traditionnel » : critiquant avec virulence les catégories et les valeurs à partir desquelles son œuvre a été lue jusque là, elle pose la singularité radicale de sa démarche. Elle tente dans un même geste de disqualifier le « roman traditionnel » et les conceptions sartriennes de la littérature engagée : elle s’attache même à montrer que le roman behavioriste, dont se réclame l’existentialisme, partage un certain nombre de présupposés et de traits formels avec le « roman traditionnel ». C’est finalement un véritable renversement des valeurs littéraires que cherche à opérer Sarraute : alors que la « psychologie » est déconsidérée, elle la revendique comme un instrument de recherche avant-gardiste et rejette au contraire du côté du conformisme ceux auxquels elle s’oppose à présent. Dans cette lutte pour faire reconnaître l’originalité de sa démarche, Sarraute ne cède rien : alors même qu’elle critique les préceptes esthétiques de la littérature engagée, elle se place sur le propre terrain de Sartre, revendiquant pour le type d’écrits qu’elle défend une efficience politique, minimisant symétriquement la portée politique des romans behavioristes et existentialistes. Alors que l’analyse psychologique permet au lecteur de mieux voir, et donc d’agir en conséquence, le rapport qu’entretiennent les tenants de la littérature engagée avec leurs lecteurs est finalement un rapport de sujétion, où l’auteur infantilise son lectorat en lui offrant des représentations convenues, et en lui disant quoi penser.

L’éthique du rapport au lecteur est donc ce qui fonde la légitimité de la poétique défendue par Sarraute dans cet article. La relation établie entre le lecteur et l’auteur, et plus précisément le rôle joué par l’autorité dans cette relation, est une préoccupation récurrente dans « Conversation et sous-conversation » : le traitement du dialogue dans le « roman traditionnel » comme dans le roman behavioriste est condamné parce qu’il trahit la position de surplomb et de maîtrise que l’auteur continue à occuper, les incises, « dit-il », « [rappelant] discrètement que l’auteur est toujours là » (ES, 1600). La position de Sarraute sur ce point n’est d’ailleurs pas sans ambiguïtés, puisque quelques pages plus loin, elle loue Proust de guider au plus près l’interprétation du dialogue par le lecteur, d’« [intervenir] » « pour montrer », « expliquer », ne laissant au lecteur « d’autre incertitude que celle qu’il est forcé d’avoir lui-même » (ibid., 1602-1603). A l’inverse, lorsqu’il s’agit de concevoir la portée pragmatique de l’écriture des « modernes », Sarraute insiste sur le fait que dans leurs œuvres le lecteur se trouve « soustrait à toute autorité » (ibid., 1594).

La stratégie adoptée dans « Conversation et sous-conversation » est donc complexe : d’une part, Sarraute affirme une position singulière, et prend position avec virulence contre un certain nombre de points de vue critiques et théoriques. Mais dans le même temps elle se refuse à assumer une position de maîtrise, une posture d’auteur, qui consisterait à reproduire dans une intervention théorique l’attitude même qu’elle entend dénoncer. Il s’agit bien de mener une « guerre des mots » (Valérie Minogue) : renverser les valeurs attachées à psychologie, roman behavioriste, etc. Mais si ce conflit n’est pas sans rapport avec les drames qui se jouent dans les fictions où, comme l’écrit Sarraute dans l’article même, les paroles constituent une « arme […] très efficace » (ibid., 1597), elle évite soigneusement de se poser explicitement en détentrice du savoir et de la vérité. La manière dont elle se réapproprie le terme de « sous-conversation », le reprenant à Sartre pour le retourner contre lui, est à cet égard emblématique. En redéfinissant implicitement le terme, Sarraute invente un outil propre à décrire son travail ; mais elle ne le fait pas en son nom propre, et s’attache au contraire à montrer que la notion permet de rendre compte d’œuvres aussi différentes que celles de Proust et d’Ivy Compton-Burnett 834 . Il s’agit bien de forger un métalangage spécifique, mais cette invention est légitimée par sa pertinence critique, et non revendiquée d’emblée comme la notion adéquate que désigne l’auteur pour lire son œuvre 835 . Comme dans les autres articles qui composeront L’Ere du soupçon, il est constamment question dans « Conversation et sous-conversation », de « mouvements infimes », de « grouillements », mais ces mouvements ne sont jamais désignés comme des tropismes. Ce n’est que plus tard que Sarraute s’autorisera un usage métalinguistique du terme : la réticence à nommer de façon trop univoque les phénomènes qu’elle s’emploie à mettre en mots, et à poser clairement des catégories de lecture pour son œuvre propre, est encore sensible dans cet écrit. Pour autant, si la relation d’autorité au lecteur n’est jamais explicitée, l’article est comme les précédents tout entier traversé par le désir d’emporter l’adhésion, et de faire épouser son point de vue au lecteur. Le fait que Sarraute évite de parler en première personne ne signifie pas pour autant qu’elle n’exerce pas une pression certaine sur son lectorat. Comme dans « L’Ere du soupçon », elle délègue à la figure du lecteur la responsabilité de l’évolution du genre romanesque : c’est bien « le lecteur » qui, « [voulant] regarder encore plus loin ou, si l’on aime mieux, d’encore plus près, […] n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur », c’est-à-dire « le foisonnement innombrable de sensations » (ibid., 1594) justifiant que l’on s’oriente vers l’exploration de la « sous-conversation », plutôt que de continuer à écrire des monologues intérieurs. Ce détour par la figure du lecteur rend encore plus nécessaire l’évolution des techniques romanesques, et renforce sa légitimité : elle ne correspond pas à l’obsession d’un créateur isolé, mais répond à une demande attribuée aux lecteurs eux-mêmes. L’usage récurrent de l’ironie correspond au même type de stratégie : le procédé évite en effet que le point de vue de Sarraute apparaisse univoque et dogmatique. L’écrivain semble même par moments reprendre à son compte les thèses que précisément elle tente de battre en brèche. Si, comme le note Ann Jefferson, ce procédé est « hautement risqué » et a généré un certain nombre de confusions lors de la parution de L’Ere du soupçon 836 , l’ironie, pour peu que la lecture soit attentive, a néanmoins une force persuasive incontestable, suscitant chez le lectorat le désir de ne pas être dupe, et de se placer du côté des rieurs, en adoptant le point de vue (plus ou moins masqué) de l’énonciateur 837 .

« Conversation et sous-conversation » vise à délimiter un espace d’échange singulier, que les œuvres s’efforçaient déjà de dessiner, mais que Sarraute juge inaperçu par la critique. L’intervention critique apparaît donc comme une nécessité pour guider la lecture de l’extérieur des œuvres. Mais cette intervention, pour ferme qu’elle soit, n’est pas celle d’un auteur en mesure d’imposer explicitement ses catégories critiques. Avec la publication de L’Ere du soupçon, en 1956, Nathalie Sarraute devient « essayiste », et cette position évolue sensiblement.

Notes
814.

Rappelons la phrase où le terme est employé : « ainsi la conversation sacrée, échange rituel de lieux communs, dissimule une “sous-conversation” où les ventouses se frôlent, se lèchent, s’aspirent » (PI, 38). Nathalie Sarraute a revendiqué par la suite une paternité au moins partielle de ce mot, Sartre l’ayant selon elle repris de leurs entretiens à propos de cette préface. Que l’anecdote soit exacte ou non, ce qui nous importe dans cet article est la réappropriation du terme, en un sens anti-sartrien.

815.

S. de Beauvoir, La Force des choses I, op. cit., p. 369-370.

816.

S’il y a bien une dimension de rupture dans « Conversation et sous-conversation », il est sans doute excessif de parler, à l’instar de Galia Yanoshevsky, de « visée manifestaire », le manifeste revêtant souvent un caractère collectif. Ce n’est que dans l’après-coup de la publication de L’Ere du soupçon, et le rapprochement avec Robbe-Grillet, que les articles de Sarraute ont pu être perçus comme une sorte de manifeste (G. Yanoshevsky, Les Discours du Nouveau Roman - Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2006, p. 67).

817.

Dans les numéros 37, janvier 1956, p. 50-63, et 38, février 1956, p. 233-244.

818.

Cette prise de position est toutefois complexe, Sarraute usant comme souvent de l’ironie, et feignant d’abord d’intérioriser la condamnation de la psychologie avant de développer, par un retournement de point de vue, ses conceptions propres.

819.

L’expression se trouve, rappelons-le, dans le prière d’insérer de Martereau.

820.

Ces deux romans d’analyse avaient déjà été mentionnés dans « De Dostoïevski à Kafka », avant donc que l’œuvre de Sarraute ne soit rapprochée de cette tradition romanesque. Mais l’usage qu’en faisait alors Sarraute répondait à des enjeux sensiblement différents : il s’agissait de disqualifier l’absurde revendiqué par Camus dans L’Etranger, en soulignant que le style qu’il prêtait à Meursault en faisait « l’héritier de la princesse de Clèves et d’Adolphe » (ES, 1561).

821.

L’image du « bocal », qui revient à plusieurs reprises dans cet article, reprend à la fois le reproche adressé à Sarraute de se détourner des grands sujets (reproche commun à la critique communiste et à l’existentialisme), et l’ironie qui pointe dans certains comptes-rendus à l’égard de la littérature « cérébrale », « de laboratoire » que pratiquerait Sarraute.

822.

L’« entêté » amateur de psychologie, qui est en quelque sorte le « personnage » de cet article, intériorise le jugement de ses adversaires. L’expression « avoir d’autres chats à fouetter » fait évidemment écho à « Pas de quoi fouetter un chat », que l’oncle lance au narrateur de Martereau pour déclarer comme nulles et non avenues ses explorations « psychologiques », et que le narrateur finissait lui aussi par faire sienne : Sarraute souligne ainsi discrètement l’homologie entre sa position à l’égard de ses lecteurs, et la situation fictionnelle dans laquelle elle place ses narrateurs.

823.

Cette dramatisation est à entendre dans tous les sens du terme : elle consiste à accentuer les enjeux du débat - « l’entêté » agissant « à ses risques et périls » (ES, 1588) - et prend la forme d’un drame dialogué.

824.

Le terme n’apparaît jamais, même si la cible est transparente. Le citer reviendrait à nommer Sartre, et entrer explicitement dans un jeu de luttes d’influence, ce à quoi se refuse Sarraute, même si, on le voit, elle mène activement cette lutte.

825.

J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 223.

826.

Ibid., p. 226.

827.

Ibid., p. 228.

828.

Ce passage vise plus particulièrement « les tenants du roman traditionnel ». Mais, dans la mesure où c’est l’usage des marques du dialogue qui les rattachent plus particulièrement à « l’Ancien Régime » (ibid.), usage qu’ils ont en commun avec les romanciers américains, ces derniers sont eux aussi visés (et Sartre à travers eux) par ces remarques.

829.

Cette opacification rapproche le roman tel que le définit Sarraute de la poésie telle que l’entend Sartre. L’insistance de Sarraute à dégager « le propre du roman », en des formules parfois franchement essentialistes comme « ce qui a été et ce qui est encore le propre de toute œuvre romanesque » (ES, 1595), trouve peut-être un début d’explication dans cette altération qu’elle impose au genre dans sa définition canonique. Ces problématiques seront approfondies dans « Ce que voient les oiseaux », le dernier essai de L’Ere du soupçon.

830.

Dans un entretien de 1953, Sarraute va même jusqu’à répondre à Gabriel d’Aubarède, qui lui dit que son œuvre évoque Proust : « Je ne crois pas qu’il m’ait beaucoup influencé ». De même, lorsque son interviewer lui demande si elle a un « penchant pour l’existentialisme », Sarraute balaie cette possible influence avec la même désinvolture : « Peut-être… je ne sais pas… En tout cas, si j’ai fait de l’existentialisme dans Portrait d’un inconnu, c’est comme Monsieur Jourdain écrivant en prose sans le savoir » (« Instantané : Nathalie Sarraute », Les Nouvelles littéraires, 30 juillet 1953, p. 4).

831.

J.-P. Sartre, « Préface à Portrait d’un inconnu », in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 37.

832.

Ibid., p. 38.

833.

Ce même différend quant à la conception du réel est également perceptible chez Beauvoir : « Sarraute confond l’extériorité avec l’apparence. Mais le monde extérieur existe » (La Force des choses I, op. cit., p. 369).

834.

En 1987, Nathalie Sarraute confirme sans détour à Simone Benmussa que l’œuvre d’Ivy Compton-Burnett n’est pour elle qu’un prétexte : « Comme dans L’Ere du soupçon, je ne pouvais pas parler de moi, de ces dialogues qui recouvrent une sous-conversation, je me suis dit : “Eh bien, voilà ! je vais la prendre comme exemple” » (S. Benmussa, Entretiens avec Nathalie Sarraute, op. cit., p. 45-46, nous soulignons).

835.

La réappropriation de la « sous-conversation », comme l’invention pongienne de « l’objeu », correspond bien au désir de proposer des outils de lecture spécifiques : mais là où Ponge assume la posture de l’auteur créant un genre qu’il nomme, Sarraute se pose en critique.

836.

A propos du début de « Conversation et sous-conversation », où les arguments de Virginia Woolf semblent tournés en dérision, Ann Jefferson commente ainsi : « It was a risky piece of rhetoric and even some of the most weel-disposed critics missed the ironic intent » [« C’était une rhétorique risquée, et même certains des critiques les mieux disposés sont passés à côté de l’intention ironique »] (A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op. cit., p. 141). L’auteur cite en exemple des malentendus engendrés par le recours à l’ironie le cas de Claude Mauriac, qui dans son compte-rendu de L’Ere du soupçon pour la revue Preuves, attribue à Sarraute elle-même la honte que suscite « le mot psychologie » chez un auteur (« Nathalie Sarraute et le nouveau réalisme », Preuves, VII, n° 72, février 1957, p. 16). Le remaniement de cet article pour sa reprise en volume dans L’Alittérature contemporaine (Paris, Albin Michel, 1958), fait disparaître cette phrase (voir A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op.cit., n.2 p. 185). Dans la réédition de 1969, Claude Mauriac rétablit néanmoins ce passage.

837.

Une fois encore, le parcours de Claude Mauriac est de ce point de vue révélateur. Semblant oublier sa propre mésaventure, ou la commentant sans le dire, il écrit l’année suivante : « [Nathalie Sarraute] n’a moqué la psychologie que par antiphrase. Mais comme on lit vite et mal, on l’a prise au mot » (Le Figaro littéraire, 20 septembre 1958, p. 3).