III.2.2.3. Portée de l’essai

En mars 1956, soit un mois après la publication de la seconde partie de « Conversation et sous-conversation », L’Ere du soupçon sort chez Gallimard, dans la collection « Les Essais ». Le volume, sous-titré « essais sur le roman », regroupe les articles déjà publiés en revue par Sarraute, à l’exception de « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », articles auxquels s’ajoute un inédit, « Ce que voient les oiseaux ». La parution du volume marque un tournant crucial dans le positionnement stratégique de Sarraute, et dans sa réception : avec L’Ere du soupçon, les écrits critiques de l’écrivain constituent un tout visible et indépendant, qui s’inscrit doublement - par le sous-titre et le nom de la collection - dans un genre constitué, l’essai. Les articles isolés, pour la plupart parus dans Les Temps modernes, dans l’ombre de Sartre, acquièrent ainsi une visibilité nouvelle, et une autonomie certaine. Leur signification tend par là même à se modifier : d’interventions critiques ponctuelles, ils passent au statut de réflexion générale à visée théorique, ce que tend à suggérer le sous-titre, qui désigne comme objet de la réflexion « le roman », et non des écrivains particuliers. Le genre de l’essai est par ailleurs distinct de l’étude universitaire, en ce qu’il est avant tout un exercice d’écrivain, et qu’il allie, dans la définition que la NRF a contribué à imposer depuis les années 1910, une exigence de pensée à un effort stylistique : en signant un recueil d’essais, qui plus est dans la prestigieuse collection de Gallimard, Nathalie Sarraute devient pleinement écrivain.

Comme l’a récemment montré Marielle Macé, l’essai, bien qu’il fasse l’objet d’une pratique pluriséculaire, n’est pleinement institué comme genre qu’au début du XXe siècle, sous l’impulsion de la NRF : c’est en son sein que les modèles de l’essai sont établis, qu’est assurée sa promotion éditoriale, et que la place du genre est identifiée. Cette place correspond à l’« affirmation d’un “style de pensée” propre à la littérature », au moment de la montée en puissance des sciences humaines 838 . A la fin des années 1930, cette institution du genre est pleinement accomplie : l’essai est le lieu où convergent une exigence de pensée et la marque singulière d’un style, lieu de « l’invention d’une affectivité de l’intellect qui puisse répliquer à l’émergence des sciences humaines » 839 . La création de la collection « Les Essais », en 1931, parachève ce processus : elle manifeste sur un plan éditorial l’autonomisation du genre, qui se distingue de la réflexion philosophique ou universitaire accueillie dans une autre collection, « La Bibliothèque des idées ». Les auteurs publiés - parmi lesquels Valéry, Grenier, Camus, Caillois, Sartre - sont avant tout des écrivains, ce qui confirme la vocation de l’essai à proposer une pensée littéraire 840 . Au moment où paraît L’Ere du soupçon s’achève une polémique engagée entre Bataille et Sartre sur la validité philosophique de l’essai, le dernier critiquant ce genre d’homme de lettres, tout en le pratiquant. L’essai apparaît à cette date comme un genre dont l’existence n’est plus contestée, et dont certains traits distinctifs commencent à se préciser dans la conscience commune :

‘Quelques axes nouveaux ont émergé : la dramatisation, exploitée ou écartée, mais qui fonctionne comme marque de genre ; l’image d’un discours « chargé », où l’éclat de style vient nourrir la création conceptuelle. L’essai mord de plus en plus nettement sur le terrain des autres genres littéraires : côté lyrisme dans l’usage de la métaphore comme nœud de pensée et forme conductrice de ce que Gracq nomme « un courant d’idées » ; et côté roman dans la tension vers le récit et l’élaboration d’une « fiction théorique » 841 .’

Selon cette analyse, l’essai confirme donc sa vocation à délimiter un espace spécifique pour la pensée littéraire, mais l’existence même de ce lieu contribue à déstabiliser les partitions génériques.

L’inscription résolue de Sarraute dans un genre constitué, qu’elle revendique pleinement par le sous-titre qu’elle donne à son livre, et qu’elle ne démentira jamais 842 , peut surprendre en première approche. Comme le note Ann Jefferson, « Sarraute semble de façon surprenante disposée à accepter le statut métalinguistique conventionnel de l’essai critique, et à exploiter sans scrupules l’autorité énonciative qui est le privilège de l’essayiste » 843 . L’essai, effectivement, nimbe son auteur d’un prestige certain. Mais, même s’il a acquis une certaine stabilité générique, il occupe une position intermédiaire, aux contours souples : son statut littéraire est « conditionnel », pour reprendre la terminologie de Genette 844 , et se construit à partir des échanges mouvants qu’il entretient avec les autres genres littéraires. Accepter l’étiquette générique de l’essai offre donc à Sarraute l’occasion de rendre visible la singularité de son positionnement critique, et de revendiquer l’autonomie d’une pensée proprement littéraire, tout en s’insérant dans un genre qui certes préexiste, mais est formellement assez peu codifié : nonobstant les risques de figement dans la posture de l’essayiste qu’il lui fait encourir, le genre offre malgré tout une réponse possible aux problèmes de positionnement stratégique que rencontre Sarraute à cette époque 845 . « Les Essais », la collection de Gallimard, par le caractère central qu’elle occupe dans la promotion du genre, et par ses orientations, tend certes à mettre l’accent sur le prestige de l’écrivain plutôt que sur l’innovation formelle : la figure de l’écrivain penseur 846 , héritier d’une grande tradition stylistique et pratiquant une certaine « prose française » 847 , est en effet privilégiée par la maison d’édition. De ce point de vue, le contexte éditorial ne coïncide pas vraiment avec la posture avant-gardiste que Sarraute revendique. Le cadre générique et éditorial dans lequel paraît L’Ere du soupçon reproduit donc et accentue les tensions déjà perceptibles dans « Conversation et sous-conversation » : Sarraute défend avec fermeté une position anti-autoritaire.

« Ce que voient les oiseaux », l’article qui paraît pour la première fois dans le recueil, confirme un certain infléchissement de la position de Sarraute : la part de la critique proprement dite y est moindre, et Sarraute s’exprime sans le détour du commentaire d’autres écrivains. Elle s’abstient cependant de développer ses arguments en première personne, et l’article prend à nouveau la forme d’un « drame », où Sarraute feint d’abord d’adopter le point de vue de ses adversaires, placés initialement en position dominante, avant de faire triompher ses propres opinions. Pourtant, les conclusions qui finalement s’imposent énoncent assez fermement une norme, ce qui donne une tonalité particulière à cet article par rapport aux précédents. L’argumentation, sur laquelle nous reviendrons, oppose « formalistes » et « réalistes ». Mais le renversement opéré ne porte pas, comme dans « Conversation et sous-conversation », sur les connotations axiologiques attachées aux termes en question 848  : il s’agit d’échanger les noms. Sarraute se trouve ainsi dans la position de nommer, ce qu’elle s’était jusqu’à présent refusée de faire. Dénonçant les « faux bons livres », elle les oppose aux « bons livres », et redistribue ainsi les étiquettes :

‘S’il fallait désigner tous ceux-ci [les bons livres] par un nom, c’est le nom de « réalistes » qu’il faudrait leur donner, pour les opposer aux autres, auxquels s’applique très exactement, si paradoxal et même scandaleux que cela puisse leur paraître, le nom de « formalistes » (ES, 1613). ’

La nomination ne se fait certes pas sans réticences, comme en témoignent les guillemets et les périphrases. Mais, une fois opérée cette qualification, Sarraute en use sans plus de précautions : le terme de « formalistes » revient au moins deux fois dans la suite de l’article, sans mise en mention 849 . La même vigueur se retrouve dans la critique du roman engagé et de ses présupposés esthétiques et éthiques, critique qui prend ici la forme d’une condamnation sans appel. Dénonçant la « confusion » dans les discours sur le roman entre considérations de style et préoccupations « extra-littéraires », Sarraute conclut ainsi :

‘La confusion est portée à son comble quand, s’appuyant précisément sur cette tendance du roman à être un art toujours plus retardataire que les autres, moins capable de se dégager des formes périmées, vidées de tout contenu vivant, on veut en faire une arme de combat, destinée à servir la révolution ou à maintenir et à perfectionner les conquêtes révolutionnaires. […] Tout ce qui asservit le roman à une forme académique et figée est précisément ce dont on se sert pour faire du roman une arme révolutionnaire. […] Ainsi, au nom d’impératifs moraux, on aboutit à cette immoralité que constitue en littérature une attitude négligente, conformiste, peu sincère ou peu loyale à l’égard de la réalité (ibid., 1618-1619).’

Ces phrases assertives et définitives sont beaucoup plus nombreuses dans ce dernier article que dans les précédents, et sont le signe que Sarraute entend défendre plus fermement encore ses positions. Mais malgré ce ton incisif, elle s’efforce dans le même temps de ne pas adopter une posture d’auteur : le on visé dans le passage que nous venons de citer ne s’oppose pas à un je écrivant, mais à un nous de lecteurs, du point de vue duquel sont décrits les effets que produisent les œuvres « formalistes » :

‘Seule une longue habitude, devenue pour nous une seconde nature, notre soumission à toutes les conventions généralement admises, notre distraction continuelle et notre hâte, et, par-dessus tout, cette avidité qui nous pousse à dévorer les appétissantes nourritures que ces romans nous offrent, nous font accepter de nous laisser prendre aux surfaces trompeuses que cette forme fait miroiter devant nous (ibid., 1616).’

Face aux œuvres authentiquement « réalistes », qui révèlent une « réalité » inédite, c’étaient déjà les réactions d’un nous qui étaient exprimées :

‘Nous sentons [cette réalité] comme un noyau dur qui donne sa cohésion et sa force au roman tout entier, comme un foyer de chaleur qui irradie à travers toutes ses parties, quelque chose que chacun reconnaît, mais qu’on ne sait désigner autrement que par des termes imprécis, tels que : « la vérité » ou « la vie ». C’est à cette réalité-là que nous revenons toujours, malgré nos trahisons et nos égarements passagers, prouvant par là qu’en fin de compte c’est à elle que nous aussi nous tenons par-dessus tout (ibid., 1615).’

Le nous remplit dans ce passage une triple fonction : il permet à Sarraute d’éviter la position surplombante de l’auteur affirmant péremptoirement la supériorité de son point de vue esthétique ; il donne en outre plus de force au discours de « vérité » que, malgré les guillemets, elle tient ici, en le présentant comme une évidence fondée sur une expérience partagée et universelle. Les effets de la lecture apparaissent ici comme une donnée tangible, ne connaissant pas de variation significative d’un individu à l’autre : selon un postulat implicite, ce que produit l’œuvre s’appuie sur des invariants anthropologiques 850 . Mais, et c’est sa troisième fonction, ce nous est également programmatique : par la définition qu’elle donne de la « réalité » en art, Sarraute dessine en même temps la lecture qu’elle souhaite promouvoir de ses œuvres, en désignant par avance une communauté de perception regroupée autour de cette conception. Cette ambition de construire un lectorat spécifique est ici plus nettement perceptible que dans les articles précédents, dans la mesure où Sarraute ne parle pas de la « réalité » chez tel ou tel écrivain, mais tient ici un discours de portée plus générale sur le « réalisme » dans le roman.

L’affirmation de la capacité de l’art à fonder sa propre réalité est au cœur de l’argumentation de cet essai. Cette affirmation passe par la critique conjointe « des critiques » - et c’est plus particulièrement la critique journalistique qui est ici visée - et de la littérature engagée, « Ce que voient les oiseaux » prolongeant de ce point de vue la polémique engagée dans « Conversation et sous-conversation », et constituant une nouvelle réponse à la première réception de Sarraute. Mais l’angle que choisit cette fois l’écrivain est celui de la lecture littéraire proprement dite : Sarraute s’attache ainsi à montrer que ce qui suscite des engouements critiques (la supposée « vérité » des personnages, l’habile construction de l’intrigue) relève d’un conformisme, ce qu’elle nomme « formalisme », qui suppose que la lecture est informée par des préoccupations « extra-littéraires » (ibid., 1612) et par des conventions de représentation qui n’ont d’autre justification que de répondre à ce que l’on attend d’un roman : l’intrigue, les personnages, sont ainsi qualifiés de « futilités [que les lecteurs] pourraient trouver aussi bien dans des œuvres dénuées de toute valeur littéraire » (ibid., 1607). Ce sont donc en premier lieu les réflexes génériques de la critique journalistique qui sont visés, Sarraute décrivant les enthousiasmes éphémères et collectifs que suscitent certaines œuvres qui rapidement tombent dans l’oubli (ES, 1608) 851 . Ce qui est présenté ici comme une erreur de jugement provient de réflexes de lecture « formalistes », c’est-à-dire déterminés par une idée a priori de la forme que doit revêtir un roman. Ce genre est selon Sarraute paradoxalement le genre le plus soumis à cette « précompréhension » générique (Dufays), même s’il apparaît souvent dans la théorie littéraire comme le moins codifié. Le fait est d’autant plus grave que ces catégories de lecture amènent les critiques à méconnaître aussi les bons livres, négligeant le travail sur la langue des écrivains. La recherche des futilités s’applique aussi aux « chefs d’œuvre » et les occulte : Nathalie Sarraute évoque ainsi

‘ce besoin qui nous pousse à chercher dans les romans ces satisfactions dont nous avons déjà parlé et qu’il faut bien qualifier d’extra-littéraires, puisque aussi bien des ouvrages dénués de valeur littéraire que des œuvres ayant atteint le plus haut degré de perfection peuvent nous les donner (ibid., 1612).’

Les mauvais lecteurs continuent donc à ne voir que ce qu’il y a de conformiste dans les grandes œuvres, et ce quelle que soit leur qualité :

‘Comment le romancier pourrait-il se délivrer du sujet, des personnages et de l’intrigue ? Il aurait beau essayer d’isoler la parcelle de réalité qu’il s’efforcerait de saisir, il ne pourrait qu’elle ne soit intégrée à quelque personnage, dont l’œil bien accommodé du lecteur reconstituerait aussitôt la silhouette familière aux lignes simples et précises […].’ ‘Il est étonnant de voir avec quelle complaisance [bien des critiques] s’appesantissent sur l’anecdote, racontent « l’histoire », discutent les « caractères » dont ils évaluent la vraisemblance et examinent la moralité (ibid., 1617).’

L’image d’un lecteur qui, « c’est plus fort que lui, typifie » (ibid., 1584) apparaissait déjà dans « L’Ere du soupçon » ; mais dans ce précédent article, cette tendance naturelle du lecteur était une donnée qui rappelait à l’écrivain l’impérieuse nécessité de renoncer aux conventions formelles héritées. Ici, le romancier semble impuissant à lutter par ses propres moyens contre ces tendances à la typification, et Nathalie Sarraute fait entrer un nouvel acteur dans la relation entre le texte et ses lecteurs : « les critiques », qui continuent à lire tous les romans selon des catégories inadéquates. Plus nettement encore que dans « Conversation et sous-conversation », il s’agit de disqualifier les lectures suscitées par Martereau : le cas ici envisagé d’œuvres qui, malgré tout, présentent certains traits romanesques traditionnels (sujet, personnages, intrigues), secondaires du point de vue de la poétique de l’auteur, mais qui focalisent malgré tout l’attention des premiers lecteurs, correspond très exactement à la façon dont Sarraute perçoit sa première réception. D’où la nécessité de redéfinir la lecture de romans, et de constituer une communauté de lecteurs pratiquant cette lecture, que l’article esquisse par l’usage du nous.

Cette disqualification « des critiques » amateurs de satisfactions « extra-littéraires », est une nouvelle fois solidaire de la critique de la littérature engagée, qui porte « à son comble » l’exigence de satisfactions extra-littéraires (d’ordre politique cette fois) à l’égard du roman, entraînant la méconnaissance de sa spécificité artistique. Une telle attitude est politiquement contre-productive, dans la mesure où elle encourage le conformisme des lecteurs. Les arguments ici développés sont identiques à ceux exposés dans « Conversation et sous-conversation ». Mais Sarraute explicite aussi dans « Ce que voient les oiseaux » des conceptions qui ne sont qu’esquissées dans l’essai précédent. Elle établit ainsi un lien consubstantiel entre le « style » - qu’elle prend la peine de distinguer nettement de la recherche du beau langage - et la « réalité » : renversant la perspective de la mimèsis traditionnelle qui, avec quelques aménagements, prévaut dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sarraute fait de la « réalité » la résultante d’une recherche stylistique. On peut comprendre dans cette perspective anti-sartrienne la focalisation générique du propos de Sarraute : elle semble en effet postuler une essence du genre, que la mission de l’écrivain consisterait à atteindre, par un mouvement d’épure continuel 852 . En cela, elle reprend à son compte la généricité ferme qui structure l’essai de Sartre. La valeur de la littérature y résidait essentiellement dans sa capacité à viser le monde au-delà des signes, capacité proprement romanesque. Sarraute dénonce cet asservissement du roman à une réalité postulée a priori et son instrumentalisation à des fins qui lui sont extérieures : ce qui pour l’un est constitutif de la littérature est qualifiée par la seconde d’« extra-littéraire ». C’est d’ailleurs à la promotion du roman comme « art » autonome que s’attache Sarraute, autonomie que lui conteste la théorie de l’engagement. Cet « art du roman » (ibid., 1616) suppose, pour être pleinement fondé, que le traitement du matériau verbal soit prioritairement pris en compte par les lecteurs, d’où l’insistance de Sarraute à réclamer de la part des critiques une attention au « style » des romanciers. Par là même, elle exige donc pour le roman la lecture qu’accorde Sartre à la poésie. Le parallèle établi entre l’évolution du roman et celle de la peinture (ES, 1616-1617) va dans ce sens : au début de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre décrivait, on s’en souvient, la spécificité de l’énonciation poétique en comparant le poète au peintre, chez qui le travail de la matière tend à prendre le pas sur la représentation. Tout en inscrivant sa réflexion dans un cadre générique limité (le roman), qui semble reproduire les démarcations fortes de Sartre 853 , Sarraute s’applique donc à contester les spécifications génériques de la lecture 854 .

« Ce que voient les oiseaux » parachève le mouvement de singularisation à l’égard des discours critiques qui informent la première réception de Sarraute. Rejetant à la fois les lectures (essentiellement journalistiques) s’appuyant sur les traits romanesques canoniques (sujet, intrigue, personnage) de même que les préceptes de la littérature engagée, Sarraute revendique pour le roman - mais à travers lui, on vient de le voir, pour la littérature en général - une autonomie à l’égard des impératifs de représentation. Pour invalider les méthodes critiques et les conceptions esthétiques qu’elle combat, Sarraute se place du point de vue des effets de lecture : c’est à partir de ce que les romans « formalistes » ou « réalistes » produisent sur nous qu’ils sont évalués. Tout en répliquant à ses premiers lecteurs empiriques, Sarraute tente d’amorcer, par sa propre intervention théorique, la constitution d’un lectorat spécifique, et précise ce qu’est, pour le roman tel qu’elle l’entend, une lecture adéquate. La destination de « Ce que voient les oiseaux » est donc double : l’essai s’adresse aux premiers lecteurs de l’œuvre, en réfutant après-coup les interprétations qu’ils en ont proposées. Mais il vise aussi à initier à ses œuvres de fiction les lecteurs à venir. Les réflexions sur la « réalité » font en cela écho à la problématisation de cette notion qui, on l’a vu, joue un rôle structurant dans Portrait d’un inconnu et Martereau 855 . Comme l’a montré en détail Ann Jefferson, et comme nous l’avons également évoqué, les textes de fiction comportent des indications concernant la lecture qu’ils appellent ; réciproquement, les textes critiques présentent un certain nombre de situations, de traits formels et énonciatifs communs avec les fictions. Ces convergences mettent en lumière le fait qu’écriture de l’essai et écriture de fiction ne diffèrent pas en nature, et soulignent la continuité des conceptions de l’« essayiste » et de la « romancière ». Mais, prenant acte du fait que les directives contenues dans Portrait d’un inconnu et Martereau n’ont pas suffi à susciter la lecture qu’elle désirait, Sarraute joue du cadre non fictionnel de l’essai pour préciser après-coup le mode d’emploi de ses fictions : affirmer que l’intérêt porté au caractère des personnages, à l’intrigue néglige « le propre du roman », c’est indirectement indiquer que la maladie, l’oisiveté des narrateurs de ses romans sont des éléments secondaires qui ne doivent pas retenir l’attention. En quelque sorte, Sarraute réhabilite subrepticement ses narrateurs en disqualifiant les jugements moraux dont ils pourraient faire l’objet. La fin de l’essai, où elle esquisse un portrait de l’écrivain authentiquement « réaliste » qui ressemble étrangement à ses propres narrateurs, contribue à accréditer l’idée d’une convergence de vues entre l’auteur et ses narrateurs :

‘Il peut arriver que des individus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d’échec, parviennent, en s’abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arracher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue (ES, 1619).’

Par un mouvement de balancier perceptible ici, la mise au second plan du caractère du personnage s’accompagne d’une promotion de « la parcelle de réalité encore inconnue », qui fait écho à « l’autre aspect » de la réalité (PI, 48) rencontré dans Portrait d’un inconnu, ou à la « réalité » défendue par le narrateur de Martereau face aux « faits » que lui assène son oncle. En soulignant la parenté entre la manière dont elle conçoit l’écriture comme moyen d’investigation du réel et la démarche de ses narrateurs, Sarraute tente de guider de l’extérieur la référenciation de ses livres de fiction. La définition de la réalité qu’elle fait sienne dans un cadre non fictionnel incite également à prendre au sérieux les visions des narrateurs :

‘Pour parvenir à [ce qui lui apparaît comme étant la réalité], [l’auteur réaliste] s’acharne à débarrasser ce qu’il observe de toute la gangue d’idées préconçues et d’images toutes faites qui l’enveloppent, de toute cette réalité de surface que tout le monde perçoit sans effort et dont chacun se sert, faute de mieux, et il arrive parfois à atteindre quelque chose d’encore inconnu qu’il lui semble être le premier à voir (ibid., 1613-1614).’

La « réalité inconnue » ainsi entendue, opposée à la « réalité de surface », est ce qui ne se voit pas d’abord et qui peine à se faire reconnaître : elle correspond très exactement aux visions des narrateurs. Depuis l’essai, Sarraute précise donc l’axiologie qui prévaut dans ses fictions : le « bon sens » revendiqué par le « Vieux », l’oncle ou Martereau, est requalifié en « idées préconçues », tandis que les visions en apparence aberrantes des narrateurs sont à l’inverse présentées comme des découvertes susceptibles d’être reconnues par tout un chacun. L’écrit théorique joue donc un rôle d’attestation des référents de la fiction. De ce point de vue, « Ce que voient les oiseaux » influe rétroactivement sur le sens des essais précédents : les métaphores qui parcourent l’ensemble du volume - grouillements, frémissements, mouvements imperceptibles, etc. - que Sarraute utilise pour parler d’autres œuvres que la sienne, renvoient aussi à la « réalité » telle qu’elle la définit et tente de lui donner forme dans ses fictions. Cette assimilation est par ailleurs encouragée du fait que ces mêmes réseaux métaphoriques parcourent lesdites fictions. Le regroupement des articles en volume, et l’adjonction de « Ce que voient les oiseaux » - qui s’éloigne de la perspective critique pour défendre un point de vue plus général - tend donc à infléchir l’ensemble des essais : les remarques portant sur les « mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents » (ES, 1566) chez Dostoïevski correspondent également à une vision singulière de la réalité qui trouve chez la signataire de l’essai une application directe. Les articles ménageaient tous, on l’a vu, cette possibilité d’élargir les remarques faites sur tel ou tel écrivain à une « vision du monde » plus globale : la formule « mon bon vieux fond » de Dostoïevski permettait ainsi, par glissements successifs, de qualifier un « fond commun » à l’humanité tout entière, et qui excédait le cadre de l’œuvre particulière. La frontière entre « sous-conversation » et « conversation » explorée par Ivy Compton-Burnett était posée comme « un lieu qui existe dans la réalité » (ibid., 1605). Avec le volume de L’Ere du soupçon, la cohérence de ces extrapolations devient cependant plus visible, et renvoie plus explicitement à une « réalité » finalement définie en dehors de toute visée critique précise. La constitution du recueil d’essais infléchit donc les interventions critiques de Sarraute dans un sens plus théorique, mais, au-delà, elle tend à attester l’existence effective de la « réalité » évoquée dans les fictions, et qui ne porte pas encore le nom de tropisme 856 .

La parution de L’Ere du soupçon constitue un geste d’émancipation : Nathalie Sarraute y apparaît comme un écrivain ayant une pensée critique et même théorique propre, et l’essai final, qui paraît à cette occasion, parachève cette autonomisation en invalidant avec vigueur les catégories et outils critiques avec lesquels son œuvre a jusqu’à présent été lue. Mais cette réponse à la première réception accentue la difficulté que constitue pour Sarraute le fait d’intervenir en tant qu’auteur : cette intervention entre en quelque sorte en contradiction avec son projet initial de créer dans son œuvre un espace d’échanges échappant aux conventions des échanges sociaux, et aux rapports de force qui régissent habituellement la conversation. De fait, malgré les stratégies énonciatives mises en place, qui visent à atténuer ou à masquer l’autorité de sa position énonciative, Sarraute tire profit de cette position pour se constituer un lectorat formé selon ses principes. Bien plus, elle exploite discrètement le point de vue privilégié que lui confère le genre de l’essai pour suggérer une « bonne » lecture de ses œuvres déjà publiées, indiquer quelle est leur orientation axiologique et attester, dans un cadre non fictionnel, l’existence « réelle » de ce à quoi la fiction tente de donner forme.

C’est en ce point que Sarraute conteste de l’intérieur la position qu’elle occupe elle-même : poser l’univers de la fiction comme réel, c’est en effet du même coup suggérer la porosité des discours fictionnels et non fictionnels. La force de persuasion de L’Ere du soupçon repose ainsi essentiellement sur les homologies de forme, de situation et la récurrence des métaphores entre les différents types de discours : le lecteur sera d’autant plus persuadé que « l’autre réalité » des fictions existe bel et bien que l’auteur s’en sert effectivement comme outil de lecture des textes qu’elle convoque, et qu’elle la lui donne à éprouver dans ses discours non-fictionnels. Ainsi que le note Ann Jefferson, « la fonction stratégique du statut générique distinct conféré au discours critique par Sarraute est en dernière instance de produire une fusion universelle où les frontières, la distance et les différences sont abolies » 857 . La posture générique de Sarraute est en effet des plus ambiguës : elle s’insère délibérément dans un genre (l’essai) pour parler d’un autre genre (le roman). Mais son propos vise finalement à contester tout ce qui fait l’évidence du roman, et ce qu’elle définit finalement comme « le propre du roman » est ce qui relève dans la conscience critique commune de la poésie, de sorte que la partition générique qui sous-tendait son discours se trouve dissoute par le discours lui-même. De la même façon, Sarraute joue de la catégorie de l’essai pour maintenir une certaine extériorité de son discours critique à l’égard de l’écriture de fiction, extériorité qui confère un poids certain à sa parole. Mais elle utilise l’autorité acquise par cette position générique pour promouvoir une lecture qui s’affranchit des rapports d’autorité et encourager une repragmatisation de la lecture des textes fictionnels. Or, cette repragmatisation suppose que soit nuancée la partition entre un discours fictionnel entièrement pris dans la sphère de l’imagination, et un discours non fictionnel, porteur d’une réalité existant en dehors de tout discours. Le déploiement ultérieur de l’œuvre de fiction confirme cette intrication toujours plus serrée entre ces différentes pratiques discursives.

Notes
838.

M. Macé, Le Temps de l’essai, Histoire d’un genre au XX e siècle, Paris, Belin, « L’extrême Contemporain », 2006, p. 5.

839.

Ibid., p. 53-54.

840.

Ibid., p. 116-117.

841.

Ibid., p. 205.

842.

Ann Jefferson rappelle que toutes les éditions du livre portent des marqueurs génériques, de la réédition dans la collection « Idées » en 1964 aux Œuvres complètes parues dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 1996 (A. Jefferson, Nathalie Sarraute : Fiction and Theory, op. cit., p. 122).

843.

« Sarraute seems surprisingly content to accept the critical essay’s conventional metalinguistic status and to exploit without compunction the enunciative authority that is the privilege of the essay writer » (Ibid.).

844.

G. Genette, Fiction et diction, op. cit..

845.

Les caractéristiques du genre que distingue Marielle Macé (dramatisation, usage de la métaphore, recours à des procédés narratifs), correspondent du reste assez bien à la propre pratique de Sarraute, et sont d’autant plus acceptables que ces marqueurs génériques sont en cours de constitution, et ne sont donc pas figés en « lois du genre ». Le « style “chargé” », et plus généralement la valorisation d’un beau langage, qui sont étalement associés au genre, sont en revanche pour Sarraute des écueils que l’écrivain doit sans cesse tenter d’éviter, ce qu’elle rappelle d’ailleurs dans « Ce que voient les oiseaux » : « Le style (dont l’harmonie et la beauté apparente est à chaque instant pour les écrivains une tentation si dangereuse) n’est pour [le véritable auteur réaliste] qu’un instrument ne pouvant avoir d’autre valeur que celle de servir à extraire et à serrer d’aussi près que possible la parcelle de réalité qu’il veut mettre au jour » (ES, 1614).

846.

Figure que Valéry incarne et dont Sarraute s’était naguère moquée.

847.

Rappelons que Marcel Arland publie ainsi en 1951 La Prose française : anthologie, histoire et critique d’un art.

848.

Dans « Conversation et sous-conversation », ces termes étaient « psychologie » et « roman behavioriste », la première, d’abord disqualifiée, apparaissant finalement supérieure au second.

849.

Voici les deux occurrences que nous avons relevées : « Il en va tout autrement des formalistes et de leurs ouvrages » (ibid., 1615) et « Quand on voit l’emprise que ces formalistes parviennent à exercer aujourd’hui sur le roman, on ne peut s’empêcher de donner raison à ceux qui affirment que le roman est le plus désavantagé de tous les arts » (ibid., 1616).

850.

Ce postulat était déjà présent dans les articles précédents, et nous l’avions déjà relevé à propos de « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant » : en tant qu’expérience pouvant être éprouvée de manière identique par tout être humain, la lecture a donc des affinités certaines avec les tropismes.

851.

On reconnaît là ce qui deviendra l’argument des Fruits d’or (1963).

852.

Sur l’essentialisme de certains propos de Sarraute concernant les partitions génériques, voir A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op. cit., p. 119-123.

853.

Outre le sous-titre de L’Ere du soupçon (« Essais sur le roman »), l’exclusion de « Paul Valery et l’enfant d’éléphant » de la reprise en volume confirme la spécification générique du propos de Sarraute.

854.

La comparaison de « l’art du roman » à un autre art, ici la peinture, et non à d’autres genres littéraires, comparaison dissymétrique déjà présente (à propos du cinéma) dans « L’Ere du soupçon » et « Conversation et sous-conversation », confirme l’hypothèse que la réflexion « sur le roman » aboutit paradoxalement à un décloisonnement des genres.

855.

Voir supra II.1.1. « Nathalie Sarraute et “l’autre réalité” ».

856.

En 1956, le terme ne désigne encore que l’œuvre parue en 1939 (si l’on excepte l’emploi plus général qu’en fait Colette Audry dans son article sur Martereau paru dans Critique, et qui est à cette époque un hapax). Ce n’est qu’à la sortie du Planétarium, en 1959, que Sarraute commencera à employer régulièrement le mot pour désigner la « réalité » que vise son œuvre et en faire le terme-clé de sa poétique.

857.

« The strategic function of Sarraute’s generically distinctive critical discourse is ultimately to produce a universal fusion where boundaries, distance and differences will no longer exist » (A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op.cit., p. 144). Sur la continuité des pratiques fictionnelles et critiques de Sarraute, voir aussi F. Asso, « La théorie en fiction », Cahiers de la Maison de la Recherche (« Romanciers et théoriciens du roman »), Lille, Université Lille III, p. 80 notamment : « Soumis à la question, à une théorie de questions, le discours dominant, par force dominant, est l’objet d’une mise en fiction dans les essais mêmes, lesquels se trouvent repris en éclats de voix et de sens dans les romans ».