III.2.2.4. Réponses fictionnelles

C’est en 1959, soit trois ans après la publication de L’Ere du soupçon, que paraît Le Planétarium, qui, comme Portrait d’un inconnu et Martereau, porte la mention générique de roman. Le Planétarium est la première œuvre de fiction que Sarraute fait paraître après que ses essais sont publiés. Les pages qui suivent ne visent pas à proposer une étude détaillée de l’œuvre, dont la date de parution est située au-delà notre période d’étude, mais à souligner en quoi ce livre constitue une autre forme de réponse à la réception des œuvres antérieures, et comment il s’articule à la réponse critique apportée par L’Ere du soupçon. Ce troisième « roman » de Sarraute marque en effet une étape importante dans l’évolution de sa poétique : les changements les plus visibles sont l’abandon du récit à la première personne, et l’introduction du monde littéraire au sein de la fiction. Nous voudrions à présent montrer en quoi ces évolutions et la construction d’ensemble du livre supposent en partie acceptées par le lectorat les conceptions défendues dans L’Ere du soupçon 858 , et ont simultanément pour effet de renforcer l’encadrement de la lecture de l’intérieur même de l’œuvre. Dès lors, il s’avère que Le Planétarium manifeste au sein d’un cadre fictionnel la tension, déjà perçue dans L’Ere du soupçon, entre la volonté de guider fermement la lecture pour mieux persuader le lecteur de l’existence de « l’autre réalité », et la nécessité de minimiser autant que possible les rapports d’autorité dans la relation au lecteur.

Si, on l’a vu, la réunion des articles critiques de Sarraute donne une consistance et une autonomie à sa pensée critique, elle rend également visibles certaines variations dans ses prises de position. L’une d’elles concerne les opinions émises sur le récit à la première personne : alors que, dans « L’Ere du soupçon », il est présenté comme une nécessité s’imposant à l’écrivain soucieux de ne pas mystifier son lecteur en feignant une trop grande distance à l’égard de la « réalité » qu’il explore 859 , « Conversation et sous-conversation » affirme que, de ce point de vue, ce procédé ne constitue en rien une garantie, et qu’il peut tout à fait conduire l’écrivain à rester en dehors du « jeu » 860 . Le Planétarium manifeste dans l’écriture fictionnelle cette évolution. Bien des comptes-rendus de Martereau, on l’a vu, avaient lu l’œuvre comme le discours d’un personnage malade et déviant, ce qui tendait à disqualifier ses visions aux yeux des critiques, et à occulter la « réalité » dont Sarraute cherche à prouver l’existence. En soi, l’abandon du narrateur constitue donc une forme de réponse à cette première réception. Mais cette réponse suppose que soient déjà connus certains principes d’écriture, et que la lecture du livre soit elle-même relativement informée par les positions défendues sur le terrain critique. En 1987, dans ses entretiens avec Simone Benmussa, Nathalie Sarraute attribue cette évolution de sa technique à un changement d’état d’esprit :

‘Dans Portrait d’un inconnu et dans Martereau, comme je n’avais pas confiance, comme je pensais qu’on ne voyait pas ces tropismes, que personne ne les percevait, j’avais effectivement introduit un personnage, une sorte de « fou » qui passait son temps à les chercher chez les autres. […] Et puis, à partir de là, dans Le Planétarium, je n’en ai plus eu besoin. J’ai pris confiance. Je me suis dit : « Tout le monde les a, ces mouvements, tout le monde les éprouve » 861 .’

Si, comme elle le dit dans cet entretien, Sarraute pensait au moment où elle écrivait ses deux premiers « romans » qu’elle était seule à éprouver les tropismes, elle n’hésitait pourtant pas à suggérer dès « De Dostoïevski à Kafka », paru en 1947, leur caractère universel. On peut donc légitimement penser que la « confiance » acquise au moment d’écrire Le Planétarium l’est du fait que Sarraute suppose que son effort d’accréditation de l’univers fictionnel par le discours critique a été couronné de succès : elle sait les lecteurs davantage disposés à percevoir « ces mouvements » et à accepter leur caractère universel. Entre Martereau et Le Planétarium, L’Ere du Soupçon a conquis cette prédisposition favorable.

Les premières pages du Planétarium, extrêmement complexes, vont dans le sens de cette interprétation. La première section s’ouvre sur les pensées intérieures de la tante Berthe 862 , qui sera nommée bien plus tard, et sur les mouvements contradictoires que suscitent chez elle le réaménagement de son salon. L’angoisse et l’insatisfaction sont telles qu’elle s’imagine courir dans la rue pour rattraper les ouvriers, au moment où intervient ce passage, à la cinquième page du livre :

‘On sonne… c’est à la porte de la cuisine… Le voyageur égaré dans le désert qui perçoit une lumière, un bruit de pas, éprouve cette joie mêlée d’appréhension qui monte en elle tandis qu’elle court, ouvre la porte… « Ah ! c’est vous enfin, vous voilà, je croyais que vous ne reviendriez jamais… Vous savez que ça ne va pas du tout… » Elle sait qu’il vaudrait peut-être mieux être prudent… une maniaque, une vieille enfant gâtée, insupportable, elle sait bien que c’est ce qu’elle est pour eux, mais elle n’a pas la force de se dominer (PLA, 345).’

Alors que, en ce début d’œuvre, la dramatisation des travaux d’aménagement prend de telles proportions qu’un lecteur formé aux règles du « roman réaliste » (au sens où l’entendent ceux que Sarraute appelle les « formalistes ») est légitimement fondé à mettre en doute la fiabilité des événements perçus par « elle », peu d’indices textuels sont là pour le détromper : « le voyageur égaré dans le désert » apparaît immédiatement après la mention du coup de sonnette (qui, indiqué sous forme de didascalie, pourrait en contexte n’être qu’une hallucination), et ne peut être interprété qu’en fin de phrase comme le comparant de « elle » qui court répondre à la porte. L’enchaînement avec les phrases entre guillemets ne permet pas de lever nettement l’ambiguïté sur le degré de réalité (au sein de la fiction) des paroles échangées, d’autant que le vous à qui ces paroles s’adresse n’est pas identifié. La suite du texte, qui précise qu’« elle n’a pas la force de se dominer », n’est pas propice à dissiper l’hypothèse d’un personnage « fou ». Les guillemets séparent certes les paroles adressées à ce vous du reste du texte, mais force est de constater que le lecteur du Planétarium est confronté ex abrupto au glissement « insensible » de l’action « du dedans au-dehors » (ES, 1604). Tropismes, Portrait d’un inconnu, Martereau, s’attachaient déjà, on l’a vu, à déstabiliser les habitudes de perception. Avec Le Planétarium, un pas de plus est franchi dans l’exigence de coopération du lecteur.De même, mieux vaut avoir à l’esprit l’opposition entre « conversation » et « sous-conversation » pour aborder la deuxième section du livre, où celui qui s’avèrera être Alain, au sein d’une assemblée composée d’autant de consciences que de points de vue épousés successivement, raconte ce qu’on finit par reconnaître comme la suite de la première scène.

L’abandon de la figure du narrateur résulte pour partie des malentendus révélés par la réception de Martereau, mais s’appuie aussi sur des compétences acquises par le lecteur au contact de L’Ere du soupçon 863 . Cet abandon a pour corrélat que les « mouvements », « grouillements », « flageolements » agitant les personnages, qui constituaient dans les fictions précédentes « l’autre réalité », que L’Ere du soupçon désignait comme la réalité romanesque par excellence, ne sont plus rapportées à une conscience particulière, mais interviennent dans le texte sans modalisation. Le fait qu’ils se reproduisent dans toutes les consciences prises successivement comme foyer perceptif tend à accréditer l’idée que ces mouvements sont effectivement universels - ils le sont en tout cas dans l’univers de la fiction - et ne sont pas propres à tel ou tel individu : qu’il s’agisse d’une vieille dame isolée, d’un jeune doctorant, d’un écrivain courtisé, d’un père vieillissant et inquiet ou d’une jeune mariée, tous sont en proie à ces mouvements. Le changement de technique narrative joue donc un rôle dans la référenciation induite chez le lecteur, qui, à moins de considérer que les personnages sont tous « fous » ou « idiots », est amené à considérer que ces « mouvements » n’ont rien de pathologique. De l’intérieur du livre, Sarraute s’attache d’ailleurs à décourager une interprétation qui ferait de l’univers fictionnel un univers de malades : les personnages ne cessent de se qualifier de « maniaque », d’« idiot », de « fou », et cette réitération même, dans des contextes où ces paroles sont présentées comme réductrices, remet en question une lecture qui s’orienterait dans cette voie. Cette interprétation du comportement des personnages selon des catégories extérieures à la « réalité » qu’il s’agit de transmettre est mise en cause à plusieurs reprises. Les termes psychanalytiques apparaissent ainsi en plusieurs endroits comme des armes d’enfermement plus que comme des outils herméneutiques adéquats. La mère de Gisèle se sent d’autant plus fragilisée face à sa fille et à son gendre que leur regard sur elle est marqué par ce discours intimidant :

‘Ils peuvent en faire le tour, l’examiner à loisir : avare ; mesquine ; bornée ; béotienne ; lâche qui profite brutalement de sa force ; mère dénaturée ; « castratrice » - une de leurs expressions ; vraie belle-mère de vaudeville (PLA, 370).’

Le terme « castratrice », placé entre guillemets, se manifeste par son étrangeté : il a ici le rôle d’un mot d’initiés qui l’utilisent pour intimider celle qui ne maîtrise pas ce jargon. Mais, dans le cours de la phrase, il est mis sur le même plan que les autres qualificatifs hâtifs et, au final, participe au même titre qu’eux de la construction d’un type, la « belle-mère de vaudeville ». Dans un autre passage, un « lapsus » est pour celle qui le relève chez son interlocuteur un moyen de le « saisir » et de le réduire au silence :

‘Rien n’est plus amusant que de les voir - pareils à des autruches, la tête cachée dans leurs plumes et leur derrière pointant en l’air - exhibant devant elle avec une touchante naïveté ce qui peut le mieux les lui livrer : un mot dit pour un autre et aussitôt rattrapé, mais c’est trop tard, elle a entendu, […] elle les saisit (ibid., 476-477). ’

Ces éléments, glissés au cœur de la fiction, jouent donc sur plusieurs plans. Ils visent à démentir des interprétations jugées erronées, déjà rencontrées 864 , et, outre leur rôle (secondaire) dans le déroulement de l’action fictionnelle, ils fonctionnent comme indication herméneutique adressée au lecteur. Mais cette indication sera d’autant mieux perçue par ce lecteur qu’il connaît la méfiance de Sarraute à l’égard de la psychanalyse utilisée comme « grille » de lecture 865 .

Les convergences entre discours critique et fictionnel dans la construction de la référence interviennent également dans la constitution des réseaux métaphoriques. Les images utilisées pour décrire les mouvements qui se déploient chez le père d’Alain lorsque, accompagné de son fils, il croise Germaine Lemaire dans la librairie, entrent ainsi en résonance étroite avec certains passages de L’Ere du soupçon :

‘Tout cela tourbillonnant, se chevauchant en désordre… Mais il connaît pour les avoir mille fois observées ces infimes particules en mouvement. Il les a isolées d’autres particules avec lesquelles elles avaient formé d’autres systèmes très différents, il les connaît bien. Maintenant elles montent, affleurent, elles forment sur le visage de son père un fin dépôt, une mince couche lisse qui lui donne un aspect figé, glacé. Et elle aussitôt a son air d’impératrice, sa voix aiguë, son accent bizarre, une sorte d’imitation d’accent anglais, et ce ton qu’elle a aussi parfois, d’une politesse trop appuyée… (ibid., 427).’

A la fluidité, à l’indétermination des impressions premières succède la reconstitution de formes stables, qu’« il connaît bien ». Les paroles de Germaine Lemaire telles que le père d’Alain les interprète aboutissent à une distribution de rôles bien établis, où chacun a sa place, dûment précisée : « elle lui donne une leçon, à lui, son père… […] Mais ils ont besoin d’une leçon, la dame et son greluchon… » (ibid., 428). La typification qui s’opère ici s’exprime dans les mêmes termes que ceux employés dans « Conversation et sous-conversation » pour décrire (et critiquer) certaines lectures de Proust :

‘Quant à Proust, il a eu beau s’acharner à séparer en parcelles infimes la matière impalpable qu’il a ramenée des tréfonds de ses personnages, dans l’espoir d’en extraire je ne sais quelle substance anonyme dont serait composée l’humanité tout entière, à peine le lecteur referme-t-il son livre que par un irrésistible mouvement d’attraction toutes ces particules se collent les unes aux autres, s’amalgament en un tout cohérent, aux contours très précis, où l’œil exercé du lecteur reconnaît aussitôt un riche homme du monde amoureux d’une femme entretenue, un médecin arrivé, gobeur et balourd, une bourgeoise parvenue ou une grande dame snob (ES, 1588-1589).’

Il n’est certes pas indispensable d’avoir en tête ce passage de L’Ere du soupçon pour lire l’extrait du Planétarium précédemment cité. Il est néanmoins évident que la circulation des métaphores d’un type de discours à l’autre permet de leur conférer un sens métapoétique en contexte fictionnel, qui renforce la réflexivité de la lecture : dans cet exemple, la transformation des particules multiples et variées, qui « se collent les unes aux autres » (ibid.) et s’agrègent en « une couche lisse » (PLA, 427), fonctionne comme un signal de « typification » de la scène vue. La prise de conscience de ce processus, que Sarraute affecte d’un coefficient négatif dans ses écrits critiques, amène le lecteur à considérer de façon distancée, comme une construction stéréotypée, les rôles et les qualificatifs qui finalement sont attribués (« dame », « greluchon », etc.). Inversement, ces convergences entre critique et fiction renforcent l’homologie entre lecture littéraire et appréhension du réel : on typifie les romans comme on typifie les êtres et les situations 866 . La reprise des images d’un type de texte à l’autre renforce l’idée que les processus interprétatifs mis en œuvre dans la lecture sont identiques à ceux mobilisés « dans la vie », et, réciproquement, que ce que figure la fiction participe de la « réalité » : de la sorte, la construction de la référence excède pour partie le cadre d’une œuvre particulière et se construit par échos d’un livre à l’autre. Les images de poupées de cire, de « faces lisses et plates », présentes dès Tropismes, reprises dans L’Ere du soupçon pour décrire la facticité des images conventionnelles, apparaissent à nouveau dans Le Planétarium, et y jouent le même rôle d’indice de ce que Sarraute appelle aussi des trompe-l’œil. « L’autre réalité » se construit aussi d’un livre à l’autre, par la formation progressive d’un lecteur susceptible de faire référer les œuvres d’une manière qui leur soit adéquate, ainsi que le note Yannick Chevalier : « le lecteur, insensiblement persuadé, peut se faire le lieu d’un dépôt du sens, le réceptacle de ces innovations sémantiques qui se capitalisent au fil de sa lecture du texte, d’une œuvre à l’autre » 867 .

Ces « innovations sémantiques » se construisent en effet à l’échelle de l’œuvre considérée dans son entier, et s’étayent sur les acquis antérieurs pour se déployer plus avant. L’apparition de métaphores ayant des résonances historiques et politiques explicites est à cet égard significative. Dans L’Ere du soupçon, on s’en souvient, Sarraute conférait une dimension politique à la déstabilisation des habitudes de lecture, considérée comme une manière de lutter contre les conformismes de tous ordres. Dans Portrait d’un inconnu et dans Martereau, les personnages qui défendaient une version conventionnelle de la réalité étaient aussi ceux qui professaient les discours les plus conservateurs. Avec Le Planétarium, ces deux niveaux de l’analyse se rencontrent, et les processus d’intimidation ou les conformismes qui se font jour dans la conversation sont directement assimilés à des actes guerriers, fascisants, de sorte que se dessine en filigrane une continuité entre la « micro-politique » (Deleuze) 868 des échanges quotidiens et ce qui se sédimente, à une autre échelle, en événements historiques. Dès la première séquence, les ouvriers, acquiescant à toutes les demandes de la tante Berthe, sont comparés à « des machines aveugles, insensibles, saccageant, détruisant tout » : « Des ordres - c’est tout ce qu’ils connaissent. Avec des ordres on leur fait faire n’importe quoi, brûler des cathédrales, des livres, faire sauter le Parthénon… » (PLA, 346). Dans un autre passage, c’est plus clairement à la traque et à la dénonciation des juifs pendant la guerre qu’il est fait allusion, lorsqu’Alain invoque « les lois » pour contraindre sa tante à lui céder son appartement :

‘Des prisonniers évadés, des résistants, des juifs cachés sous de faux noms se prélassaient au soleil, bavardaient sur les places des villages, assis au bord des fontaines, trinquaient, comme si de rien n’était, dans les bistrots, proies sournoises, inquiétantes, forçant sournoisement les autres, les purs, qui n’ont rien fait, les forts, qui n’ont rien à craindre de personne, à une répugnante complicité, les attirant dans leur déchéance, narguant la loi, bouleversant l’ordre, faisant enfin se lever un beau matin -, il faut bien que quelqu’un le prenne sur soi et le fasse, à la fin - sortir de chez lui et courir le long des murs, l’échine courbée, le dénonciateur… (ibid., 473).’

Sarraute présente souvent l’usage des métaphores comme une nécessité didactique : elles « grossissent » (comme le ferait une loupe), exagèrent les drames des tropismes pour les rendre visibles au lecteur. Mais assimiler la colère d’Alain rappelant sa tante à l’ordre à la dénonciation des juifs pendant la guerre excède largement ce cadre didactique, et ce qui serait censé occuper la place du comparant, par sa violence et la force de l’événement collectif, ne peut jouer un simple rôle d’éclairage latéral d’un différend familial : c’est la confrontation de ces deux « drames » sans commune mesure, mais s’appuyant sur des dynamiques analogues, qui constitue le texte et son référent 869 . Mais tout se passe comme si ces conséquences ultimes du déploiement des tropismes ne pouvaient trouver place dans l’œuvre qu’après que les écrits précédents eurent préparé le lectorat à les recevoir 870 .

La lecture que projette Le Planétarium s’appuie sur les écrits antérieurs, et suppose un lecteur plus coopératif, davantage préparé à accepter comme réels les « mouvements » que tente de figurer le texte. Cette repragmatisation s’étaye notamment sur la force d’accréditation de « l’autre réalité » par le discours critique. Mais, on l’a vu, le texte de fiction fonctionne aussi comme confirmation en acte des idées défendues par Sarraute contre ses premiers lecteurs, dans ses interventions théoriques et critiques. Un certain nombre de questions abordées dans les essais se trouvent ainsi thématisées dans le livre même 871 . L’attraction exercée par un beau récit bien construit, ou au contraire la solitude auquel s’expose celui qui ne sait pas raconter d’histoires, est ainsi un motif insistant dans le livre, et relaye dans la fiction la critique exercée dans L’Ere du soupçon à l’égard des lecteurs fascinés par « l’intrigue » des romans.Comme l’a montré Arnaud Rykner, la demande de récit est un motif récurrent dans la plupart des livres après Le Planétarium 872 , mais elle occupe dans cette œuvre une place particulièrement importante. La fascination pour « les histoires » apparaît ainsi dès la deuxième section du livre, où quelqu’un supplie Alain de « raconter » la dernière anecdote qui lui est arrivée avec sa tante : « Oh, il faut qu’il vous raconte ça, c’est trop drôle… Elles sont impayables, les histoires de sa tante… […] Vous racontez si bien… Vous m’avez tant fait rire, l’autre jour… Si… racontez… » (ibid., 350) 873 . La narration qui s’ensuit, racontant la « suite » du drame de Berthe face à sa porte, sur lequel s’ouvre Le Planétarium, contraste en certains endroits par la simplification extrême des « mouvements » décrits dans la première section. Et ce sont les scrupules d’Alain, rétif à susciter des réactions simplistes comme « c’est une vieille maniaque » (ibid., 352), qui l’amènent à multiplier les nuances et les incises dans son récit, et le conduisent à un échec mondain : vouloir rendre compte de la réalité psychologique et répondre à la demande de récit apparaissent incompatibles. Bien des scènes fonctionnent ainsi en diptyque dans le livre : un autre exemple frappant est donné par le passage qui suit la première entrevue d’Alain avec Germaine Lemaire, passage dans lequel il essaye de raconter son expérience à Gisèle. Cette seconde scène, entièrement dialoguée, laissant peu de place à ce que Sarraute a défini comme la « sous-conversation », contraste une nouvelle fois avec la complexité des mouvements suscités « effectivement » par cette rencontre, tels qu’ils se déployaient dans la section précédente. Au terme de ce récit, Gisèle a certes l’impression de comprendre Alain, mais leur dialogue n’aboutit finalement qu’à des qualifications hâtives :

‘_ Mon chéri, nous y voilà… c’est donc de là que ça vient, ce regard traqué, cet air malheureux… Je me demandais tout le temps… je comprends maintenant…Mais Alain, tu perds le recul. Tu es drôle, tu sais. Tu ne te rends pas compte de l’impression que tu fais. Mais tu es la dernière personne au monde dont on pourrait penser ça, je t’en réponds. Il faudrait que Germaine Lemaire soit idiote. Et ce n’est pas le cas. […]’ ‘_ C’est vrai, Gisèle, tu as raison… tu dois avoir raison… Je dois être fou. Je suis fou. […] C’est ça qui a dû l’amuser, ces scrupules, ces révoltes… Ca fait très adolescent (ibid., 407-408, nous soulignons).’

Au terme de sa narration, où Alain n’a guère pu rapporter à Gisèle que les paroles échangées, anodines, il est amené à faire siens les qualificatifs réducteurs dont les autres l’affublent parfois (« fou », « adolescent »).

C’est encore la force aliénante des belles histoires qui alimente l’amertume de la mère de Gisèle, lorsqu’elle constate le décalage entre l’image du « prince charmant » (ibid., 372) dont elle rêvait pour sa fille dans des scénarios personnels eux-mêmes nourris de contes de fée et d’articles de presse féminine, et la réalité d’Alain. C’est à la lumière de ce même récit ultra-codifié que Gisèle relit son histoire avec son mari, ce qui l’amène à se désespérer du hiatus qu’elle constate entre l’image que leur couple renvoie - « c’était bien vraiment ce qu’il fallait appeler le bonheur » (ibid., 378) - et la réalité de ce qu’elle perçoit C’est finalement cette seconde réalité qui lui paraît artificielle : « C’est faux, Alain et elle. Du toc, du trompe-l’œil, des images pour représenter le bonheur » (ibid., 384). Ce qui dans le texte est présenté comme le comble de la facticité incarne la réalité même aux yeux de Gisèle, qui croit (en un sens quasi-religieux) au récit qu’on lui a fait de ce que devait être sa vie. « L’autre réalité », celle qu’elle vit et qui ne rentre pas dans les cadres de cette belle histoire, est au contraire perçue comme inauthentique.

Le récit, thématisé dans la fiction comme une réduction de l’expérience à des lieux communs qui nous aliènent tant ils informent nos perceptions, justifie ainsi aux yeux du lecteur, à l’intérieur de l’œuvre, la technique employée dans le livre qu’il est en train de lire. En cela, cette mise en question du récit au sein de l’œuvre rejoint une préoccupation théorique plus générale de Sarraute, également thématisée : la détermination réciproque de l’expérience littéraire et de ce qui est vécu quotidiennement. De ce point de vue, la présence d’un personnage d’écrivain joue un rôle important. La scène où Germaine Lemaire, mise en cause dans un journal, relit ses propres œuvres, doutant soudain de leur valeur, entre ainsi en résonance étroite avec la première section du livre, où Berthe doute de la qualité esthétique de ses choix dans la décoration de son salon. La tante avait choisi du jaune pour tapisser ses murs, la couleur lui faisant songer à des meules de foin ; constatant que la porte en chêne présente des irrégularités, elle songe la recouvrir d’un enduit pour lui donner une surface lisse. Réagissant à la question perfide de L’Echo littéraire - « Germaine Lemaire est-elle notre Mme Tussaud ? » - l’écrivain reprend ses œuvres littéraires, et regarde d’un œil neuf « tous les trésors » qu’elle y a mis, parmi lesquels « la poussière des chemins, les champs de blé, les meules de foin au lointain » (ibid., 449, nous soulignons), et reconsidère ses œuvres à la lumière de ce jugement extérieur :

‘Comme c’est inerte. Pas un frémissement. Nulle part. Pas un soupçon de vie. Rien. Tout est figé. Figé. Figé. Figé. Figé. Complètement figé. Glacé. Un enduit cireux, un peu luisant, recouvre tout cela. Une mince couche de vernis luisant sur du carton. Des masques en cire peinte. De la cire luisante. Un mince vernis… (ibid., 450).’

Dans le contexte précis de ce passage, l’image de la cire fonctionne en relation avec « Mme Tussaud ». Mais, à l’échelle de l’œuvre, elle signale aussi que ce qui se joue dans l’écriture et dans la lecture est en relation étroite avec nos perceptions quotidiennes, insignifiantes en apparence, mais où se joue quelque chose de vital, où l’angoisse de mort est patente : la manière dont Germaine Lemaire se lit met en jeu des processus homologues à ceux qui interviennent dans la façon dont Berthe considère son intérieur 874 . La scène initiale du Planétarium n’est pas sans évoquer le passage de Portrait d’un inconnu où « le Vieux » examine la fuite qui soulève le papier peint :

‘On bouchera le trou, on collera le papier… La menace sera écartée… il ne verra plus la faille, la fissure par où quelque chose d’implacable, d’intolérable, l’agrippait brutalement, le tirait, par où sa vie elle-même, lui semblait-il, s’écoulait… (PI, 133)’

Les affects mis en jeu et les images convoquées sont très proches des passages du Planétarium que nous venons de citer. Mais, plus explicitement que dans Portrait d’un inconnu, Le Planétarium suggère un lien étroit entre cette expérience et « l’événement » de la lecture, ce rapprochement guidant plus précisément les lecteurs empiriques. En thématisant la question de l’écriture et de la lecture dans son œuvre, Sarraute suggère plus nettement que dans ses ouvrages précédents quel type de repragmatisation elle cherche à provoquer.

Cet encadrement de la lecture que permet la figuration du monde littéraire au sein de l’œuvre vise aussi, négativement, à décourager un certain nombre d’interprétations, passées ou redoutées. Germaine Lemaire, dans la plus grande partie du livre, n’est perçue que de l’extérieur, comme un « faux astre » 875 . C’est à travers son aura, les projections fantasmatiques que son statut d’écrivain suscite chez les autres, qu’il nous est donné de la percevoir. Pour s’approcher d’elle et contempler « la Madone couronnée de pierre précieuses, parée de satin et de velours » (PLA, 512), il faut « une longue initiation » (ibid., 393), lutter contre « les ignorants, les infidèles » (ibid., 394). Cette aura religieuse de l’artiste est du reste liée à sa médiatisation : l’image de la Madone renaît dans la conscience d’Alain après qu’il a réussi à « se placer près de ceux, innombrables, dont les yeux affamés se jettent avidement sur son image quand elle apparaît sur les écrans de la télévision, sur les couvertures des magazines de luxe, dans les vitrines des librairies » (ibid., 512). Plus que les autres personnages, l’écrivain, qui intervient dans la vie publique, est soumis aux images que l’on se fabrique de lui. Et, significativement, mis à part le moment où elle est amenée à se relire, il n’est jamais question dans Le Planétarium des œuvres de Germaine Lemaire. Seuls sont perçus ses propos quotidiens, aussi banals et plats que ceux des autres. L’écrivain que Sarraute figure dans son œuvre, sauf dans le passage précédemment cité, n’en est pas un : ce n’est qu’une image d’écrivain. En fait, deux images se côtoient : une image idéalisée par la mythification de la littérature, relayée par les représentations des mass medias, qui répondent elles-mêmes aux logiques commerciales de l’édition. La seconde, prosaïque, se révèle lorsqu’on s’approche d’elle, et détruit la première. Mais, l’une comme l’autre, elles occultent le contact véritable avec l’œuvre : de la rencontre avec Germaine Lemaire, Alain ne tire aucun enseignement, il ne pourra parler avec elle que de ses problèmes immobiliers et des placards de son appartement. Ce n’est donc pas comme porte-voix que Sarraute introduit un écrivain dans son livre : au moment où elle accède elle-même à une certaine notoriété, elle souligne le fait que l’image de l’auteur est un danger pour son œuvre, et nuit à une lecture véritable 876 . A cet égard, il n’est pas indifférent que Germaine Lemaire soit une femme : alors que Sarraute avait choisi des narrateurs masculins pour Portrait d’un inconnu et Martereau, alors que Bréhier, l’auteur des “Fruits d’or”, et l’écrivain d’Entre la Vie et la mort sont également des hommes, elle choisit ici un écrivain femme pour montrer les effets que provoque une image d’auteur. Et ces effets sont spécifiques, bien des projections fantasmatiques suscitées par ce personnage ayant trait à son physique : la première phrase qui vient à l’esprit d’Alain au moment de la rencontrer est « Germaine Lemaire est belle » (PLA, 393). C’est encore son visage et son âge que commente le père de Gisèle, à partir d’un article de France-soir :

‘« J’ai vu sa photo… Ah, il n’y a pas à dire… il ricane… c’est une jolie femme… […] Cette Germaine Lemaire, eh bien moi… ha, ha, ha… Moi pour tout l’or du monde… […] Elle est laide comme un pou. Ça crève les yeux. […] Ce qu’elle fait, c’est le dernier cri pour vous, l’avant-garde… Mais vous savez quel âge elle a, cette tête brûlée ? Mon âge, si vous voulez le savoir (ibid., 410). ’

Si la manière dont Germaine Lemaire est appréhendée par ses lecteurs - mais la lisent-ils vraiment ? - est un contre-modèle, le fait que Sarraute choisisse pour une fois de représenter un écrivain femme est aussi une indication, a contrario, pour les lecteurs empiriques, qu’elle souhaite écarter les considérations sur le genre de l’expérience de lecture, et répondre aux interprétations qui s’appuyaient sur de telles considérations 877 . Que l’écrivain s’appelle Germaine et non Germain, dans Le Planétarium, s’inscrit donc paradoxalement dans l’effort de neutralisation de l’écriture qui avait présidé aux choix de narrateurs masculins dans les livres précédents.

On a souligné, dans les pages qui précèdent, le fait que Sarraute, avec Le Planétarium, s’appuyait sur l’autorité acquise grâce à ses interventions théoriques pour guider de plus près les interprétations de ses lecteurs, tout en exigeant d’eux une coopération plus importante. Cette réflexivité accrue de la lecture, qui ira s’accentuant dans les œuvres suivantes 878 , sert donc, on a voulu le montrer, l’effort de persuasion qui guide la démarche de Sarraute. Toutefois, bien que l’infléchissement de sa poétique, qui se fait jour dans Le Planétarium, capitalise pour partie l’autorité acquise antérieurement, il n’apporte pas de certitudes herméneutiques au lecteur : les débats théoriques soulevés dans L’Ere du soupçon parcourent Le Planétarium, mais ils ne permettent pas de tirer une interprétation stable et univoque de l’œuvre. Germaine Lemaire, on l’a vu, ne joue pas le rôle de porte-parole de Sarraute : le fait qu’elle soit comparée à « Mme Tussaud » la situerait plutôt du côté des écrivains qui cherchent à créer des personnages « vivants » donnant l’impression à leur lecteur de se trouver face « aux poupées du musée Grévin » (ES, 1618), écrivains critiqués dans L’Ere du soupçon. Mais on ne peut non plus de manière univoque en faire un contre-modèle. Le peu qu’il nous soit donné de savoir de ses livres peut tout aussi bien faire penser à certains principes d’écriture revendiqués par Sarraute elle-même. En quelques pages, tout et son contraire est dit à propos de la poétique de Germaine Lemaire, de sorte qu’il devient impossible de situer esthétiquement Sarraute par rapport à son personnage. La fierté éprouvée que tire la romancière fictive des « nourritures riches » qu’elle offre à ses lecteurs semble en tous points opposée aux positions défendues par Sarraute :

‘Elle prend ce qui lui convient où bon lui semble. Ses muscles puissants soulèvent du plomb. Elle peut, comme les bons ouvriers, se servir des instruments les plus rudimentaires, les plus grossiers. La matière la plus molle et la plus ingrate devient ferme, dense, modelée par ses mains. Tout est bon pour son immense appétit d’ogre (PLA, 451).’

Mais deux pages plus haut, c’est en des termes beaucoup plus proches de l’esthétique de Sarraute que le style de Germaine Lemaire est décrit : « son style toujours docile peut, quand il le faut, porté à l’incandescence, forer lentement une matière dure qui résiste » (ibid., 449).

Alain Guimier a pu paraître comme une forme de « héros positif », en proie à des scrupules au moment de raconter des histoires, ne se satisfaisant pas des platitudes de la conversation ordinaire. Pourtant, il est lui aussi susceptible de qualifications hâtives, il recourt comme les autres à des procédés d’intimidation et d’enfermement : il terrorise sa tante en invoquant la loi, est capable de prononcer des phrases comme « ta mère est autoritaire » (ibid., 380), se fabrique lui aussi des rêves stéréotypés, etc. Les échos de L’Ere du soupçon ne résonnent pas à travers la voix d’un personnage, mais sont donc diffractés en des éclats multiples.

Plus fondamentalement, les opinions défendues dans les essais n’ont pas valeur de vérité stable dans l’univers de la fiction. Si, on l’a vu, la psychanalyse apparaît comme une arme d’enfermement, ceux qui la rejettent sont capables d’autant de brutalité. Le « elle » qui relève le lapsus se fait à son tour interrompre par le groupe, au cri de « assez de psychanalyse » (ibid., 478) 879 . Les propos d’Alain, à la fin de son récit manqué dans la deuxième section, sont plus significatifs encore de l’ambivalence que cherche à provoquer Sarraute à l’égard de ses propres énoncés. Alors qu’une voix interrompt Alain, suggérant que son obsession pour sa tante vient du fait qu’il lui ressemble, il se défend ainsi :

‘Mais bien sûr que je lui ressemble. Nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau, vous ne vous en êtes jamais aperçue avant ? Sinon je ne m’y intéresserais pas tant. Et vous, je ne vous ferais pas tant rire à certains moments… Je peux être si drôle, vous me forcez toujours à raconter. Ça ne vous intéresserait pas tant, vous non plus, si vous-même et nous tous ici, nous n’avions pas un petit quelque chose quelque part, bien caché, dans un recoin bien fermé (ibid., 362, nous soulignons).’

Ce qui justifie le récit mondain d’une anecdote est le fait qu’il toucherait à une réalité universelle susceptible de concerner tout un chacun. C’est exactement l’argument invoqué par Sarraute elle-même pour défendre son refus des « grands sujets », au nom d’un « fond commun » qu’elle cherche à révéler. Il est ici reformulé de manière triviale et autoritaire (il s’agit de faire taire celle qui interrompt), utilisé pour défendre un type de narration que, par ailleurs, Sarraute met en question.

Une variation autour de ce même thème apparaît à la toute fin du livre. Elle est cette fois placée dans la bouche de Germaine Lemaire, en réponse à Alain qui lui fait remarquer chez l’intellectuel Lebat quelque chose pouvant s’apparenter à de la vanité : « Vous êtes sévère… Je crois que nous sommes bien tous un peu comme ça » (ibid., 519). Cette fois, l’argument sert une morale conventionnelle incitant à l’indulgence à l’égard de petits travers qui seraient le lot de l’humaine condition ; il est d’autant plus ambigu qu’il peut s’appliquer à Germaine Lemaire elle-même, passée au cours du livre du statut d’icône au rang d’être ordinaire aux préoccupations communes. La reprise de cet argument, dans des formulations triviales, d’un bout à l’autre du livre, tend même à en faire un stéréotype. L’un des éléments fondamentaux de la poétique de Sarraute, l’idée d’un « fond commun » à l’humanité toute entière, se trouve ainsi repris de façon péjorative au sein de la fiction 880 , de sorte que la pensée de l’auteur ne se constitue pas en discours de vérité stabilisant l’interprétation.

Le Planétarium prolonge au sein de la fiction le dialogue polémique avec la critique engagé dans L’Ere du soupçon : les catégories qui déterminent la lecture du roman (récit construit, personnages individués, relations entre l’art et la « réalité »), mises en cause dans les interventions théoriques, se trouvent thématisées au sein même de l’œuvre. Par là même, Sarraute invite plus nettement encore que dans les livres précédents son lecteur à faire retour sur sa propre pratique. Cette réflexivité accrue, qui s’inscrit bien dans une entreprise de persuasion et ne constitue donc pas un repli de l’œuvre sur elle-même, s’apparente à un encadrement plus précis de l’acte de lecture au sein même de l’œuvre. Mais, simultanément, Le Planétarium requiert des compétences nouvelles de la part du lecteur par rapport à Martereau, compétences qui s’appuient sur la diffusion et l’autorité des positions défendues dans L’Ere du soupçon. De ce point de vue, la réponse que constitue Le Planétarium prolonge dans la fiction la tension qui traversait déjà le recueil d’essais : il s’agit bien de guider l’interprétation aussi précisément que possible sans imposer un sens univoque. Sarraute s’emploie ainsi à effacer toute position de surplomb à l’égard du sens de son œuvre : prenant acte du fait qu’elle a elle-même accédé au sein du champ littéraire à une certaine notoriété, ce dont témoigne notamment le personnage de Germaine Lemaire, elle mine cette autorité fraîchement acquise au cœur même de son livre, tout en s’appuyant sur elle pour exiger une coopération plus importante du lecteur.

Notes
858.

Comme on le verra par la suite, L’Ere du soupçon a largement contribué à modifier le paysage critique, et c’est dans le contexte de l’émergence du « Nouveau Roman » que paraît Le Planétarium.

859.

Rappelons ce passage, où Nathalie Sarraute évoque les « états complexes et ténus » que le véritable écrivain s’attache à explorer : « Dès que le romancier essaie de les décrire sans révéler sa présence, il lui semble entendre le lecteur, pareil à cet enfant à qui sa mère lisait pour la première fois une histoire, l’arrêter en demandant : “Qui dit ça ?” [§] Le récit à la première personne satisfait la curiosité légitime du lecteur et apaise le scrupule non moins légitime de l’auteur » (ES, 1583).

860.

Critiquant les marques de dialogue dans le « roman traditionnel », Sarraute écrit : « Ni le romancier ni les lecteurs ne descendent de leur place pour jouer eux-mêmes le jeu comme s’ils étaient l’un ou l’autre des joueurs. [§] Et ceci demeure vrai quand le personnage s’exprime à la première personne, dès l’instant où il fait suivre ses propres paroles de : dis-je, m’écriai-je, répondis-je, etc. » (Ibid., 1600). Sans aller jusqu’à disqualifier complètement le procédé qu’elle a elle-même employé, Sarraute prend donc clairement ses distances à l’égard de cette technique narrative.

861.

S. Benmussa, Entretiens avec Nathalie Sarraute, op. cit., p. 62-63.

862.

Nous désignons les personnages par leur nom, même si cette commodité n’est pas fidèle à la logique du texte : c’est en effet lorsqu’ils sont saisis de l’extérieur, réduits à une image, que leur nom apparaît dans le livre. Il serait donc plus conforme à la logique de l’œuvre de parler de « celle que les autres appellent Berthe », formule certes plus rigoureuse mais peu commode. En essayant de ne pas céder sur la chose faute de céder sur le nom, nous essaierons néanmoins de ne pas considérer les personnages comme des « poupées de cire ».

863.

Que ce contact soit direct ou médié par d’autres types de péritextes (entretiens, conférences, articles de presse, etc.) : Nathalie Sarraute tire les dividendes auprès de son lecteur de sa position d’auteur nouvellement acquise.

864.

Pour Jean Blanzat, le « spécialiste » de Portrait d’un inconnu était un personnage incarnant une forme de normalité, par rapport auquel le comportement du narrateur était interprété comme une déviance : « Ce témoin est un névrosé, un malade obstiné que son médecin psychiatre n’arrive pas à guérir » (J. Blanzat, « Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute », Le Figaro littéraire, 7 mai 1949, p. 5).

Portrait d’un inconnu manifestait déjà une méfiance à l’égard de la psychiatrie, et à travers elle, de la psychanalyse. Mais, dans Le Planétarium, c’est plus précisément comme « grille » interprétative que la psychanalyse est mise en cause. L’absence de narrateur, dans Le Planétarium, rend cette mise en crise des discours psychiatrique et psychanalytiquemoins équivoque : il n’est pas utilisé pour parler d’une personne dite « malade », mais bien comme arme d’enfermement dans des situations courantes. De plus, « l’ambivalence », le terme de « spécialiste » de Portrait d’un inconnu, était repris à son compte par le narrateur, et apparaissait lui-même en contexte ambivalent, puisqu’il permet effectivement, dans une certaine perspective, de rendre compte de l’univers fictionnel de Sarraute. La défiance à l’égard de la psychanalyse est donc plus sensible de manière moins ambiguë dans Le Planétarium. Plus généralement, la psychanalyse, comme discipline constituée, est située dans une dangereuse proximité avec la démarche de Sarraute : la diffusion des conceptions de la psychanalyse risque de faire passer pour du déjà connu ce que l’écrivain considère comme inédit et cherche à transmettre à son lecteur, et ainsi de réduire la singularité de son œuvre.

865.

Dans « L’Ere du soupçon », Freud apparaissait aux côtés de Joyce et de Proust comme l’un de ceux qui avaient révolutionné notre conception de la réalité, et insinué le « soupçon » dans l’esprit du lecteur (ES, 1581). Dans « Ce que voient les oiseaux », c’est la discipline psychanalytique, comme système interprétatif constitué, qui est mise en cause : « On sait […] avec quel empressement nous acceptons de croire que telle grille - comme la psychanalyse - posée sur cette immense masse mouvante qu’on nomme notre “for intérieur” […] la recouvre complètement et rend compte de tous ces mouvements » (ibid., 1611-1612).

866.

Voir supra II.1. « Lire, écrire, connaître ».

867.

Y. Chevalier, Etudes sur le phénomène métaphorique dans les romans de Nathalie Sarraute (1948-1973), thèse de doctorat, Université Clermont II, 2005, p. 216.

868.

« Nous avons autant de lignes enchevêtrées qu’une main. Nous sommes autrement plus compliqués qu’une main. Ce que nous appelons de noms divers - shizo-analyse, micro-politique, pragmatique, diagrammatisme, rhizomatique, cartographie - n’a pas d’autre objet que l’étude de ces lignes, dans des groupes ou des individus » (G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs », 1996, p. 152-153 ; nous soulignons). Pour une première approche deleuzienne de l’œuvre de Sarraute, voir B. Cope, « La communauté en question : lire Sarraute avec Deleuze et Guattari », in P. Foutrier (éd.), Ethiques du tropisme, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 201-211).

869.

Ce passage est d’ailleurs un cas limite dans ce livre. C’est l’une des seules fois dans Le Planétarium où la « sous-conversation » est modalisée : les images de dénonciation des juifs sont ainsi rapportées à des souvenirs d’enfance d’Alain, ce qui explique l’emploi des verbes au passé. En d’autres passages cependant, l’ordre policier fait irruption dans le texte plus directement. La suite de l’œuvre, notamment « Disent les imbéciles », multiplie les références à des univers carcéraux ou même concentrationnaires sans plus avoir recours à ce type de modalisation.

870.

Le fait que Portrait d’un inconnu, écrit pendant la guerre, ne fasse pas allusion à de tels événements, va dans le sens de cette hypothèse.

Notons par ailleurs que, comme toujours, fiction et discours critique se confirment réciproquement (de sorte que ce qui distingue l’un de l’autre devient ténu) : l’explicitation des résonances politiques de l’exploration psychologique renforce ainsi les conceptions défendues dans L’Ere du soupçon.

871.

En cela, Le Planétarium se situe dans la continuité de Portrait d’un inconnu et de Martereau, où la problématisation du personnage de roman était thématisée. Mais, paraissant après L’Ere du soupçon, les effets de cette thématisation sont différents dans Le Planétarium.

872.

A. Rykner, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 73-74.

873.

Cette demande de récit reparaît à plusieurs reprises dans Le Planétarium. Au moment où Germaine Lemaire s’apprête enfin à parler sérieusement avec Alain de ses travaux, elle est interrompue par « René », qui réclame encore une histoire : « Pourquoi vous ne le laissez pas continuer ? Si, Maine, laissez-le, je veux qu’il raconte… » (ibid., 460-461). Les mêmes phrases reviennent presque à l’identique quelques pages plus loin : « Allez, Fernande, allez-y, vous en mourez d’envie… Alors… racontez-nous…  » (ibid., 475).

874.

C’est à une telle lecture qu’invite le prière d’insérer rédigé par Sarraute. « La création à l’état naissant » y est désignée comme « l’un des thèmes » du livre, qui s’étend bien au-delà des passages concernant Germaine Lemaire ou Alain Guimier : Sarraute définit ainsi « la création à l’état naissant » comme « cet état créateur qui sans cesse s’ébauche, tâtonne, cherche son objet, s’enlise, se dégrade - ainsi, par exemple, dans ce qui paraît n’être que de banals commérages ou les obsessions d’une vieille femme maniaque » (in N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 1818. Le « prières d’insérer » reproduit dans les Œuvres complètes est présenté comme celui de l’édition de poche de 1966. Nous avons pu vérifier aux archives Gallimard qu’il est identique à celui de l’édition originale).

875.

C’est dans le passage que nous venons de citer, au moment où sa statue vacille, que le lecteur accède pour la première fois au « for intérieur » de l’écrivain.

876.

Il n’est pas indifférent que Sainte-Beuve soit à plusieurs reprises évoqué dans Le Planétarium, appelant a contrario le Contre Sainte-Beuve de Proust.

877.

Cette consigne de lecture est d’autant plus patente dans ce passage que Germaine Lemaire y apparaît comme un écrivain précurseur entraînant dans son sillage une génération de jeunes gens se revendiquant de l’avant-garde, ce qui correspond très exactement à la position de Sarraute en 1959.

Cette consigne est en même temps une réponse aux considérations de genre qui affleuraient dans la réception de Martereau. Sarraute semble consciente également qu’une image d’elle-même est en train de se construire, par le biais de ses interventions dans la presse, dont elle n’est d’ailleurs pas avare. En 1958 déjà, Denise Bourdet, dans l’introduction à son entretien avec Nathalie Sarraute, prend la peine de décrire le « vaste et luxueux » appartement de Sarraute, et la profession de son mari (D. Bourdet, « Nathalie Sarraute », La Revue de Paris, n° 65, juin 1958, p. 127).Mais c’est paradoxalement avec la parution du Planétarium que cette image se cristallise. Citons pour exemple l’entretien paru en novembre 1959 dans Vogue, et significativement intitulé « Ce qu’une femme informée voudra lire ». Paul Guth présente ainsi son interlocutrice : « Elle est vive, sensible, timide. Elle n’a rien de la terrible race des femmes de lettres » (P. Guth, « Ce qu’une femme informée voudra lire », Vogue, novembre 1959, p. 8).

878.

On songe notamment au cycle que constituent Les Fruits d’or (1963), Entre la Vie et la mort (1968) et Vous les entendez ? (1972), trois œuvres centrées sur la relation à l’art.

879.

La gêne exprimée par Sarraute à l’égard de cette « grille » de lecture apparaît donc, dans la fiction, susceptible de se rigidifier en terrorisme intellectuel.

880.

Françoise Asso souligne, dans son étude portant sur l’ensemble de l’œuvre, que Sarraute se livre régulièrement à cette déstabilisation de son argumentation : « [Elle] va aussi loin qu’il est possible puisqu’elle utilise même son propre discours (celui du « paratexte ») en lui imprimant, par une mise en situation particulière, un caractère négatif » (Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, op. cit., p. 131).