La lecture se trouve inscrite au cœur même du projet d’écriture de Ponge et de Sarraute : c’est vers elle que tend le désir qu’ils formulent tous deux de construire une réalité dans l’écriture, réalité qui ne peut pleinement exister que par des actes de lecture 881 . Les réponses apportées aux premiers discours suscités par leurs œuvres confirment cette place cruciale conférée au lecteur, et attestent le fait qu’il n’est pas pour ces écrivains une simple instance idéale postulée abstraitement, mais que la réception effective de l’écrit est bien un enjeu concret et central de leurs poétiques respectives. Elle joue en effet un rôle déterminant dans les stratégies qu’ils adoptent l’un et l’autre : leurs choix éditoriaux, leurs positionnements critiques et leurs poétiques mêmes manifestent un compte tenu des discours tenus à propos de leurs œuvres.
Ces premiers discours critiques sont avant tout marqués par les interventions de Sartre : d’emblée, les textes de Ponge et de Sarraute attirent l’attention d’un lecteur capital, qui propose une interprétation forte, s’insérant dans le cadre d’une théorie générale de la littérature, elle-même structurée par une solide conceptualisation philosophique. Les lectures de Ponge et de Sarraute proposées par Sartre ont donc leurs déterminations propres, très concertées. Sartre lit ces deux auteurs depuis un lieu radicalement extérieur à ce que nous avons appelés les espaces de la lecture que l’un et l’autre tentent de créer.
Les réponses de Ponge et de Sarraute à cette première intervention critique ont en commun d’affirmer l’autonomie de leur écriture à l’égard des conceptions philosophiques qui sous-tendent les interprétations de Sartre, et des devoirs moraux d’engagement politique qu’il fixe à l’écrivain. Cette autonomisation correspond à une double nécessité. Au plan de la visibilité dans le champ littéraire, elle répond au besoin de se différencier d’une école de pensée et d’écriture qui tend à absorber l’œuvre, tant la différence de notoriété et d’autorité intellectuelle est importante entre le représentant de l’existentialisme et ces deux « jeunes » écrivains que sont encore à l’époque Ponge et Sarraute. Au plan de la poétique, et de la relation au lectorat qui en découle, les théories de l’engagement, qui appellent l’écrivain à intervenir sur un monde qui préexiste à son geste créateur, sont incompatibles avec le projet de Ponge et de Sarraute, consistant à co-construire avec leur lecteur une « réalité » trouvant son origine dans les textes.
Ce mouvement d’autonomisation se manifeste par des interventions critiques prenant des formes diverses (à propos des peintres dans le cas de Ponge, sur d’autres écrivains pour Sarraute) qui tendent à défendre plus généralement des conceptions personnelles de l’œuvre d’art et de la communication esthétique. Plus directement, Ponge propose des textes « méthodologiques » qui portent sur son propre travail, et Sarraute passe progressivement de la critique à la théorie littéraire, notamment dans « Ce que voient les oiseaux », le dernier essai de L’Ere du soupçon. Pour l’un et l’autre, il s’agit de souligner que l’art, et plus particulièrement la littérature, a des moyens d’action propres, qui ne sauraient être soumis à des options ou à des objectifs politiques définis a priori, en dehors de toute considération spécifiquement esthétique. Cette position ne peut cependant se résumer à un débat d’idées : leurs interventions, en cohérence avec les positions défendues, prennent la forme de considérations techniques, et ont valeur d’actions littéraires à part entière. C’est à travers un travail sur son matériau, la langue, que l’écrivain agit : c’est pourquoi Ponge privilégie le discours « méthodologique », s’attachant à sa « Pratique de la littérature », et que les considérations sur les techniques romanesques sont placées au premier plan des discours critiques et théoriques de Sarraute. Tout en contestant la grille interprétative proposée par Sartre, il s’agit de se constituer, à côté de ce premier lecteur empirique (et contre lui), un lectorat propre. Cela se traduit notamment par l’élaboration d’un métalangage spécifique. « Objeu », « réson », et, plus tard, « objoie », « moviment » : Ponge n’est pas avare de néologismes propres à s’appliquer spécifiquement à sa poétique. De même, en se réappropriant le terme de « sous-conversation », employé en premier lieu par Sartre, Sarraute le retourne contre son inventeur et fournit un outil de lecture susceptible de rendre compte de son œuvre propre. Sans que le processus ait pleinement abouti, Sarraute s’attache également à imprimer un sens singulier au terme tropismes, qui, plus tard, s’imposera comme le terme emblématique de son œuvre 882 .
Ce souci de prendre en charge la lecture de plus près et de se démarquer des premières interprétations proposées, résultant selon les auteurs de malentendus, se fait jour également à l’intérieur des œuvres 883 . Chez Ponge, la multiplication des adresses au lecteur, déjà sensible dans les textes du début des années 1940, apparaît plus clairement comme un moyen de constituer un lectorat à venir, ayant appris à lire avec Ponge, en partie contre les premiers lecteurs (essentiellement « philosophes »). L’accentuation de la discursivité, explicitement présentée comme une forme de réponse à la lecture de Sartre, est l’un des éléments majeurs de son évolution esthétique, rendant particulièrement visible la prise en compte de la réception dans l’écriture même. L’intrication de la création et de la réflexion méthodologique, qui devient notamment sensible au début des années 1950, va également dans le sens d’un encadrement renforcé du processus de lecture. Cette réflexivité accrue marque aussi l’évolution de la poétique de Sarraute : elle est notamment sensible à travers la thématisation de plus en plus saillante des questions abordées dans les propos critiques et théoriques, questions qui avaient également retenu l’attention de la critique lors de la parution de Martereau. Contrairement à Ponge, Sarraute ne nomme pas ses premiers lecteurs, ni dans son œuvre de fiction, ni même dans ses essais. Mais c’est bien en réaction contre ceux qu’elle désigne collectivement par l’expression « les critiques », et contre la littérature engagée (qu’elle évite également de nommer), que l’écrivain réclame une rénovation radicale des modes d’appréhension du roman, et s’applique à transmettre à ses lecteurs des compétences et des outils spécifiques à son œuvre.
Ces réponses aux premières réceptions critiques sont, on le voit, marquées par une forte ambivalence. Ponge et Sarraute tiennent le plus grand compte des discours de leurs lecteurs, se positionnent plus ou moins explicitement vis-à-vis d’eux, font évoluer leur poétique en fonction des effets provoqués par leurs livres précédents. Mais, dans le même temps, toutes ces paroles venues du dehors, utilisant des catégories et des outils étrangers aux poétiques auctoriales, menacent la singularité de la communication que l’un et l’autre, pour son propre compte, cherchent à instaurer. La réponse est donc souvent un démenti, le lecteur empirique apparaît la plupart du temps comme un obstacle à contourner pour rencontrer le lecteur rêvé, à venir, formé par l’œuvre. Pour rendre visibles et perceptibles les espaces de lecture singuliers qu’ils cherchent à créer, et pouvoir transmettre leur « réalité » propre, Ponge et Sarraute sont donc tentés de corriger les « fausses interprétations », de dénoncer les contresens, d’indiquer les « bonnes » directions. La lecture des œuvres est ainsi prise dans un rapport de force, elle devient le lieu d’un conflit interprétatif. A cet égard, les réponses auctoriales, ressenties comme nécessaires par Ponge et Sarraute pour que puissent être perçues les « qualités différentielles », « l’autre aspect de la réalité », entrent en tension avec leur démarche initiale, consistant à créer des espaces d’échanges qui ne soient pas soumis aux mêmes rapports de force que les paroles courantes. Utiliser un statut d’auteur nouvellement acquis grâce à la reconnaissance des discours critiques afin d’exercer un contrôle accru sur la lecture ne va donc pas de soi : les réponses apportées à la première réception correspondent à une nécessité profonde, mais risquent de restaurer dans l’échange littéraire une parole d’autorité du même type que celle qui, dans les conversations courantes, fait obstacle à la perception du réel et fait de la parole un instrument de coercition.
Face à cette problématique commune, Ponge et Sarraute adoptent des stratégies sensiblement différentes, notamment dans leur positionnement générique. Le premier choisit d’exhiber au sein de ses textes la construction même de son auctorialité par les discours critiques, assume l’autorité qu’elle lui confère pour nommer le genre qu’il veut fonder - « discours liquide fluent », « objeu », etc. - et souligne la maîtrise des effets provoqués par ses propres écrits sur ses lecteurs. Une telle démonstration de force s’apparente en même temps à une démythification de l’auteur lui-même, et, en un geste paradoxal, le genre institué par l’auteur, l’objeu, vise à terme sa propre destitution, pour que se « subroge » à lui son lecteur. Ponge revendique son statut d’auteur et, le revendiquant, en amoindrit les effets contraignants : la mise en abyme crée du jeu, de sorte qu’il est toujours possible pour le lecteur empirique de ne pas subir frontalement les rapports de pouvoir qui se recréent dans sa relation au texte, et qui lui sont exposés, souvent avec humour. Mais le plaisir que procure cette relation jouée au texte et à son auteur participe de la séduction même du lecteur, et renforce paradoxalement l’emprise de l’œuvre sur lui. Cette tension insoluble entre la volonté de manifester une parole forte capable d’en imposer à son destinataire, et le désir de mettre le lecteur en position de prendre à son tour la parole, s’accentue fortement et trouve sa pleine expression au moment de la rencontre avec les premiers lecteurs empiriques.
« Vous me direz que je profite ici du crédit que sur mes précédents écrits l’on m’accorde » (S, II, 387), lit-on dans Le Savon. Voilà certes une phrase que ne risquerait pas d’écrire Sarraute. S’il s’agit bien pour elle aussi d’amener son lecteur à faire sienne la vision de la réalité qu’elle défend en usant de son statut d’auteur, cette autorité ne se manifeste jamais aussi visiblement dans ses textes. Alors que Ponge transgresse explicitement les partitions génériques, notamment la séparation entre discours critique et écrit de création, Sarraute investit les catégories génériques disponibles : elle publie, d’une part, des essais, qui portent sur « le roman », et, d’autre part, continue à écrire des livres qu’elle appelle « romans ». Cette séparation apparemment étanche entre les deux types de discours permet, entre autres, d’accréditer, en contexte énonciatif non fictionnel, l’existence de « l’autre aspect de la réalité » dont les fictions tentent de persuader leur lecteur. En s’inscrivant délibérément dans des cadres génériques préexistants, Sarraute se situe en outre sur le terrain des lecteurs dont elle conteste les interprétations : faire du roman le lieu de l’exploration de la langue, dont les traits définitoires ne sont ni l’intrigue, ni les personnages, qui ne cherche pas à donner des représentations vraisemblables du monde, c’est nier tout ce qui pour Sartre fait que le roman est l’outil littéraire par excellence. C’est aussi, dans le même geste, mettre à bas toutes les catégories de perception qui informent les discours de la critique, notamment journalistique. Les « essais sur le roman » de Sarraute tendent donc à dissoudre leur objet, ou du moins à en redessiner radicalement les limites, de sorte qu’il épouse étroitement les contours de sa propre démarche. Subrepticement, elle fait, à la limite, de son œuvre propre une norme du genre.
Mais les limites du discours critique sont elles aussi estompées, tant il se rapproche, par les situations mises en scène, les images convoquées et les procédés mis en œuvre, des textes de fiction. Réciproquement, les fictions servent de chambre de résonance aux essais, en prolongent les réflexions critiques, et offrent la confirmation, dans l’acte de la lecture, de la pertinence de ces réflexions pour appréhender les œuvres. En s’appuyant sur la distinction relative entre discours critique et fictionnel, Sarraute crée un dispositif où l’un et l’autre se confirment réciproquement. Dans le même temps, elle s’attache à estomper la frontière entre énonciations fictionnelle et factuelle : le continuum entre l’univers fictionnel et l’univers réel que crée ce dispositif facilite la repragmatisation visée par l’œuvre, « l’autre réalité » étant constituée en objet du monde par des énoncés non fictionnels. L’insertion dans des genres constitués sert donc la visée persuasive de Sarraute de façon très concertée. Pour discrètes que soient ces stratégies, elles n’en visent pas moins à informer la lecture selon les catégories auctoriales : si Sarraute ne parle presque jamais en première personne, sa réalité, qu’elle désigne comme une « parcelle de réalité », tend néanmoins à s’identifier à la seule réalité désirable.
Néanmoins, flécher excessivement la lecture, et donner une trop ferme consistance à la « réalité » qu’il s’agit de construire serait la détruire et en faire un slogan. Sarraute s’attache donc à déstabiliser la cohérence du dispositif qu’elle a mis elle-même en place, en se refusant à occuper de manière trop stable un point de vue identifiable : la fiction n’est pas une illustration des essais, et remet même en question ponctuellement certains de leurs présupposés. Sarraute use certes, sans le dire, de sa position d’autorité dans ses relations au lecteur, mais elle donne en même temps à son lecteur les moyens de mettre en cause cette position.
Là où Ponge exhibe sa maîtrise et proclame sa volonté de convaincre, Sarraute rend aussi discrets que possible les mécanismes qui conduisent son lecteur à épouser sa vision. A travers ces stratégies différentes, l’un et l’autre tentent donc d’allier leur désir de convaincre à la nécessité éthique de ne pas contraindre. L’entrée de leurs œuvres dans le domaine public, consacrée par les premiers témoignages critiques, rend tangible cette tension, la question de l’auctorialité et de l’autorité occupant une place de plus en plus sensible dans les deux œuvres. Avec cette nouvelle publicité - entendue dans son sens premier - la lecture se trouve inscrite une seconde fois dans l’œuvre, de façon plus complexe : au lecteur désiré par le texte, figuré en creux ou représenté plus explicitement, s’ajoutent, souvent dans un rapport d’opposition, les traces des lectures ayant effectivement eu lieu.
Voir supra, chapitre II.
Le mot n’apparaîtra jamais dans les fictions. Notons toutefois que, dès 1956, Sarraute l’emploie dans un entretien avec Bernard Pingaud, et nomme ainsi les « mouvements » dont il est question dans L’Ere du soupçon : « Les mouvements infimes que je m’attache à décrire et que j’ai appelés “tropismes”, changements infinitésimaux qui se situent en deçà de la parole même intérieure, […] on pourrait les repérer chez chacun » (« Dix romanciers face au roman », entretiens avec B. Pingaud, La Pensée française, n° 2, 15 décembre 1956, p. 56, nous soulignons). En 1958, dans son entretien avec Sarraute, Clarisse Francillon prend la peine de définir le tropisme selon l’auteur, en des termes très proches de ceux que reprendra la préface de 1964 à L’Ere du soupçon : « des mouvements psychologiques secrets, inavoués, inexprimés qui, en deçà du monologue intérieur, forment la trame de notre existence et de nos rapports avec autrui et conduisent à ces mouvements ultimes que sont nos paroles et nos actes » (C. Francillon, « Le roman d’aujourd’hui : un entretien avec Nathalie Sarraute », La Gazette de Lausanne, 29 novembre 1958, p. 12).
Ce clivage entre « l’intérieur » des œuvres et l’intervention extérieure étant à terme remis en cause par les deux écrivains.