III.3. Tableaux critiques

Quels effets ces réponses, ces stratégies, produisent-elles en retour sur la réception ? La fin des années 1950 constitue pour Ponge comme pour Sarraute un tournant, et se caractérise par leur accession à une place visible - c’est notamment le cas pour Sarraute - au sein du champ littéraire. En 1956, le numéro spécial de la NRF d’« hommage à Francis Ponge » voit enfin le jour, et témoigne du fait que Ponge est reconnu comme une figure importante, même si ce numéro répond aussi à la nécessité de rendre cette importance manifeste, alors que l’œuvre est encore dispersée et peu disponible. En 1957, Emile Henriot emploie pour la première fois l’expression « Nouveau Roman », dans un article sévère sur La Jalousie de Robbe-Grillet, et Tropismes, qui vient de reparaître chez Minuit. L’expression cristallisera les débats autour des techniques romanesques qui suivent la parution de L’Ere du soupçon et, l’année suivante, la revue Esprit consacre, dans son numéro de juillet-août, un important numéro au « Nouveau Roman », ainsi constitué pleinement en objet d’étude et de débat, occupant le devant de la scène littéraire et intellectuelle.

Outre ces grands repères, qui permettent de mesurer la place accordée à l’un et à l’autre écrivain à la fin de notre période d’étude, il convient de s’interroger d’un point de vue qualitatif sur l’infléchissement des discours critiques, à la lumière des stratégies mises en place par Ponge et Sarraute. Quels effets provoquent la déstabilisation des repères génériques qu’ils opèrent tous deux ? En quoi induisent-ils de nouvelles postures de lecture ? Les tableaux critiques que nous voudrions à présent esquisser tenteront de répondre à ces questions. Ils ne seront pas tout à fait symétriques : la réception de Ponge est plus éparpillée, quantitativement moins importante, et nous ferons donc un bilan plus synthétique des discours critiques tenus sur son œuvre, depuis les quelques articles qui rendent compte des textes sur les peintres, à partir de 1945, jusqu’au numéro d’hommage de la NRF. La réception de Sarraute est quant à elle beaucoup plus structurée par la publication de ses différents livres, signe d’une différence de notoriété certaine à cette époque entre les deux écrivains 884 . Cette différence dans la structuration des discours critiques témoigne en outre du fait que la réception des deux écrivains est génériquement déterminée : en tant que « poète », Ponge attire essentiellement l’attention de revues plus ou moins confidentielles, dont les chroniques sont en général signées par des écrivains et répondent moins aux exigences de l’actualité éditoriale. La poésie, bien qu’elle ait rencontré un engouement certain du public dans l’immédiat après-guerre, redevient rapidement un genre au lectorat relativement restreint. Le roman confirme en revanche sa place de genre hégémonique, qui retient l’attention plus générale de la presse, et fait l’actualité littéraire : d’où les réponses immédiates et variées que suscite la publication d’un livre perçu comme un roman, ou traitant de ce genre. La dissymétrie dans le traitement des réceptions de Ponge et de Sarraute trouve sa raison dans ces différences, dont les pages qui suivent se veulent le reflet.

Notes
884.

L’accès à une notoriété équivalente interviendra quelques années plus tard pour Ponge. En 1960, la création de la revue Tel Quel, qu’il « parrainera » durant ses premières années, le placera au premier plan, et coïncide avec une activité éditoriale intense, qui rend l’œuvre déjà publié à nouveau disponible (Le Grand Recueil, 1960, Tome Premier, 1965), et facilite la publication de nouveaux textes (Pour un Malherbe, 1965, Le Savon, 1967).