III.3.2.1. La réception de L’Ere du soupçon

Malgré le genre à réputation sérieuse de l’essai, L’Ere du soupçon suscite un vif intérêt critique qui dépasse largement le cadre des revues spécialisées. Cela tend à confirmer que l’œuvre paraît dans un contexte favorable, où « la crise du roman » est considérée comme un fait établi, reconnu largement, au point que les réflexions sur le roman font l’objet d’un grand nombre de recensions.

La stratégie énonciative de Sarraute, qui se refuse, y compris dans sa prose critique, à défendre un point de vue stable et assignable, n’est pas sans provoquer quelques malentendus. Mais cette difficulté, relevée voire dénoncée par certains critiques, ne les empêche pas de parler de l’œuvre, qui s’impose donc comme un objet de discours. Albert Loranquin regrette ainsi l’hermétisme de l’ouvrage 982 , Pierre de Grandpré s’étonne que, tout en défendant une « forme traditionnelle », « l’analyse psychologique », Sarraute emploie des procédés complexes qui nuisent à l’efficacité de sa démonstration : « Les phrases paresseuses, gourmandes, grosses de parenthèses et d’incidentes, voilà l’habituel instrument de persuasion de l’auteur » 983 . Sans être critique à l’égard de l’écriture de Sarraute, le chroniqueur de La libre Belgique dit sa crainte de n’avoir pas compris l’ouvrage, et de le déformer 984 . La difficulté à identifier le point de vue défendu est également perceptible dans le compte-rendu de La Gazette de Lausanne, selon lequel le titre de L’Ere du soupçon « peut apparaître aussi bien une vue de l’esprit que l’énoncé d’une constatation », et regrette que « cela reste un peu chinois, un peu vain » 985 . Sans relever particulièrement la difficulté de lecture que présente l’essai, Michel Zéraffa fait de Sarraute une défenseure de la fiction attristée que le public se tourne davantage vers les biographies ou les récits de voyage, et regrettant que « les auteurs semblent s’excuser de mettre en scène des hommes et des femmes » 986 . Il conclut ainsi : « Nathalie Sarraute montre qu’il est encore possible de “s’engager” dans le roman, c’est-à-dire de se replonger dans l’existence sans honte » 987 . Même des critiques plus spécialisés, comme Claude Mauriac, rencontrent des difficultés à dégager le point de vue que défend véritablement Sarraute. On a vu déjà 988 comment il attribuait à Sarraute elle-même la honte que, au début de « Conversation et sous-conversation », le mot « psychologie » était censé susciter chez les auteurs qui le prononcent : « Elle énonce elle-même une telle affirmation sans baisser les yeux ni rougir, avec l’aplomb, dirait-on, de qui exprime une vérité passée dans le domaine commun. Mais c’est l’assurance se désolidarisant à haute voix de ce dont il se sait complice, sinon même coupable » 989 . Dans l’édition de 1969 de L’Alittérature contemporaine, qui reprend une version pourtant modifiée de sa recension de 1956, la difficulté ressentie par Claude Mauriac à démêler les intentions de Sarraute est encore perceptible. Citant le passage où Sarraute décrit le processus par lequel les parcelles infimes des mouvements perçues par Proust « s’amalgament en un tout cohérent […] où l’œil exercé du lecteur reconnaît aussitôt un riche homme du monde amoureux d’une femme entretenue », Claude Mauriac distingue une critique de Proust 990 , qui amènerait Sarraute à conclure à la supériorité d’Hemingway 991 . Mais, constatant l’écart qui sépare ce qu’il perçoit des essais et ses impressions de lecteur des fictions, c’est à partir de Martereau que Claude Mauriac démêle le propos de Sarraute. Y retrouvant les « infimes détails » qui la rapprochent de Proust, c’est au terme de cette enquête qu’il peut finalement inférer une proximité certaine entre Sarraute et l’auteur de La Recherche, et conclure : « Nathalie Sarraute méprise donc d’autant moins la psychologie qu’elle y excelle plus qu’aucun autre romancier aujourd’hui. Quelqu’un, dans Martereau, parle en ricanant de la psychologie, mais ce n’est certes pas le narrateur » 992 .

Malgré ces malentendus, le constat dressé par Nathalie Sarraute n’est globalement pas contesté 993 . Pour Paul de Man, ce constat est même trop pondéré, la « possibilité d’être du roman » ayant été mise en cause par Joyce et Proust, « de la même manière que l’œuvre de Mallarmé est celle de l’échec du poétique » 994  : « On peut donc penser que la crise du roman est d’une si fondamentale gravité qu’elle ne peut trouver de solution qui ne soit absolument radicale » 995 . Au moment où paraît L’Ere du soupçon en effet, la « crise du roman » est devenue un lieu commun, ce que relèvent plusieurs critiques 996 . Les traductions de Kafka, l’intérêt pour le roman behavioriste, les romans de Faulkner, Genet, Sartre, avaient mis en cause certains traits caractéristiques du genre. A la lumière de ces réactions, on peut d’ailleurs relire le début de l’article « L’Ere du soupçon », où Sarraute s’en prend à la critique qui martèle que « le roman est avant tout “une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages” » (ES, 1577). La réception de Martereau confirme certes la prégnance de ces critères dans l’évaluation d’une œuvre désignée comme un roman. Toutefois, il semble que cette affirmation péremptoire prêtée aux critiques ait aussi pour effet de renforcer la posture avant-gardiste qu’adopte alors Sarraute, une partie des « critiques » ayant d’ores et déjà relevé que le roman pouvait s’éloigner de ces critères traditionnels. Gaëtan Picon note ainsi en 1949, à propos du « nouveau roman français » 997 , dans lequel il range notamment Sartre, Camus et Queneau :

‘Le roman ne répond plus guère au besoin de narrer une histoire, d’animer des personnages, de peindre des caractères, de décrire tel ou tel milieu social : le roman actuel veut être un témoignage sur l’homme, et un témoignage qui l’atteigne dans sa réalité la plus profonde, la plus universelle 998 .’

L’accueil favorable fait au constat de Sarraute quant à la situation défavorisée du roman amène donc à penser que la rupture revendiquée est stratégiquement exagérée par l’auteur de L’Ere du soupçon 999 . Mais on peut considérer que, si ce constat semble pour certains une évidence, c’est aussi, pour partie, que le climat critique et théorique a évolué entre le moment où l’article de Sarraute sort dans Les Temps modernes, en 1950, et la publication du recueil en 1956. Sur le plan de la production romanesque, tout d’abord, certaines œuvres, qui ne passent pas inaperçues, contribuent à déstabiliser les attributs traditionnels du roman : Les Gommes obtient ainsi en 1953 le prix Fénéon ; Robbe-Grillet publie Le Voyeur en 1955, qui obtient le prix des critiques 1000 . Après Passage de Milan, en 1954, Butor publie L’Emploi du temps l’année où paraît L’Ere du soupçon. Avec la création d’En attendant Godot, en 1953, Beckett se fait connaître, et l’attention se porte sur sa production romanesque qui a commencé à paraître en France depuis 1947. C’est également en 1947 que Je vivrai l’amour des autres, de Cayrol, reçoit le prix Renaudot 1001 .

Au plan critique, un renouveau est également perceptible. Le Degré zéro de l’écriture, paru en 1953, remet en cause les conventions des Belles-Lettres et de la littérature. Les pages consacrées au roman, notamment, s’attachent à montrer que « la narration n’est pas forcément la loi du genre » 1002 , et que certains traits paraissant consubstantiellement liés au roman, comme l’usage du passé simple ou de la troisième personne, ne se sont historiquement imposés qu’au XIXe siècle. Le récit au passé simple, par exemple, est décrit par Barthes comme une pure convention, un « rituel des Belles Lettres » qui oblitère la réalité vécue, coupe le roman « des racines existentielles de l’expérience », et, réduisant la complexité du réel à des relations de cause à effet, « vise à maintenir une hiérarchie dans l’empire des faits » 1003 . L’effort propre du romancier moderne est de rompre avec ces conventions historiquement et idéologiquement déterminées, conventions que l’œuvre de Balzac incarne emblématiquement pour Barthes. Proust, qui fait le choix du récit à la première personne, dont l’œuvre se tient « au seuil de la Littérature », fait au contraire figure de modèle 1004 . Barthes insiste enfin sur le fait que l’acte révolutionnaire, pour un écrivain, consiste à mettre en cause « l’écriture petite-bourgeoise » 1005 par l’invention d’une écriture, par un travail sur la langue qui permette de sortir des conventions de « la Littérature ». Il constate que les écrivains communistes, et plus généralement la littérature engagée, préconisent et pratiquent paradoxalement une écriture conventionnelle et « petite-bourgeoise ».

Les idées défendues par Barthes entrent d’autant plus en résonance avec la production romanesque dont nous avons parlé plus haut qu’il publie une série d’articles sur Robbe-Grillet 1006 . Robbe-Grillet lui-même se livre dans ces années-là à une intense activité critique et théorique, tant dans des revues spécialisées (Critique, la NRF) que dans des magazines destinés à un plus grand public 1007 . A partir de 1955, il signe ainsi régulièrement des chroniques dans L’Express, dont les titres provocateurs indiquent clairement une volonté de repenser les relations entre politique et écriture, et la nécessité corrélative de renouveler les techniques romanesques : « Réalisme et révolution » 1008 , « Il écrit comme Stendhal » 1009 et « Littérature engagée, littérature réactionnaire » 1010 paraissent ainsi l’année précédant la sortie de L’Ere du soupçon.

Au moment où paraît le livre de Sarraute, la mise en cause des définitions canoniques du genre, et, à travers elle, de la littérature communiste ou engagée 1011 , ne sont donc pas isolées dans le paysage critique, et connaissent même une large diffusion dans la presse. Alain Robbe-Grillet, à travers les deux articles qu’il publie en 1956, contribue largement à rattacher les réflexions de L’Ere du soupçon à ces mises en cause, et à les insérer dans un propos collectif. « Une voie pour le roman futur », qui paraît en juillet dans la NRF, se présente plutôt comme un essai théorique, et sera d’ailleurs repris dans Pour un Nouveau Roman. Le nom de Sarraute n’y est pas mentionné, mais, dans la version parue en revue, Robbe-Grillet place néanmoins une citation de l’essai de Sarraute en exergue. Le but de la démonstration est de montrer que, à partir d’un certain nombre d’expérimentations, une littérature « nouvelle » est susceptible d’émerger dans le contexte actuel. Robbe-Grillet emprunte ainsi un certain nombre d’analyses, et même d’exemples, à Sarraute, rendant perceptibles les convergences entre sa propre réflexion et celle proposée par Sarraute, tout en adoptant le ton du constat univoque. Il s’agit, après Sarraute et Barthes, de construire la catégorie du « roman balzacien », contre laquelle s’édifiera « le roman futur » : « La seule conception romanesque qui ait cours aujourd’hui est, en fait, celle de Balzac. Sans mal on pourrait même remonter jusqu’à madame de La Fayette » 1012 . Tout en affirmant l’hégémonie de ce roman balzacien, Robbe-Grillet présente la « crise du roman » comme un état de fait reconnu par tous 1013  : « Devant l’art romanesque actuel, cependant, la lassitude est si grande - enregistrée et commentée par l’ensemble de la critique - qu’on imagine mal que cet art puisse survivre bien longtemps sans quelque changement radical » 1014 . Comme Sarraute, Robbe-Grillet s’emploie ainsi à faire du roman un « art », et s’attache à son tour à redéfinir la « réalité » dont l’art peut être porteur : elle réside dans le constat de la présence des choses, dans l’acceptation que le monde n’est « ni signifiant ni absurde » 1015 . Le cinéma, dans la mesure où il s’affranchit des contraintes de la narration héritées du roman, donne accès (souvent malgré lui) à cette présence nue des objets, et constitue à cet égard un modèle pour le renouvellement du roman. Le héros de roman lui-même se différenciera du « héros traditionnel » en ce qu’il « demeurera là », indépendamment des diverses interprétations qui pourront être faites de lui 1016 . A partir de cette vision nouvelle de la réalité et du roman qui pourrait lui donner forme, Robbe-Grillet conclut ainsi à la possibilité d’un renouvellement profond de la littérature : « Il y a aujourd’hui un élément nouveau, qui nous sépare cette fois radicalement de Balzac comme de Gide ou de madame de La Fayette : c’est la destitution des vieux mythes de la “profondeur” » 1017 .

L’article de la NRF reprend ainsi des thèmes et des conceptions de Sarraute, qui font d’elles implicitement l’une des précurseuses de ce « roman futur » que Robbe-Grillet appelle de ses vœux. Mais ces échos de L’Ere du soupçon sont associés à un certain nombre d’affirmations qui en prennent le contre-pied : Balzac et Madame de La Fayette, incarnant le « roman traditionnel », sont associés finalement à Gide, que Sarraute cite favorablement à plusieurs reprises dans L’Ere du soupçon. Si l’idée d’une conception nouvelle du réalisme en littérature est reprise à son compte par Robbe-Grillet, il en propose une définition incompatible avec la « parcelle de réalité » que Sarraute désigne comme le champ d’exploration du romancier. Leurs positions contraires sur les rapports de l’écriture et du cinéma rendent sensible ce clivage. Enfin, parmi les « franges de culture » qui nous empêchent de voir véritablement les choses, Robbe-Grillet place au premier rang « la psychologie », suivie de « la morale », et de « la métaphysique » 1018 . Les conceptions de Sarraute se trouvent donc dans le même temps légitimées par les remarques de Robbe-Grillet - et, réciproquement, L’Ere du soupçon en renforce la validité - et reléguées in fine du côté de la tradition qu’il faut dépasser pour accéder au « roman futur ».

L’expression « vieux mythe de la profondeur » revient en effet dans le second article de Robbe-Grillet paru en 1956, et exclusivement consacré à L’Ere du soupçon : Sarraute succombe selon lui à ce mythe dans sa défense de la psychologie, du « for intérieur », et par l’invention de la « sous-conversation » 1019 . Les convergences et contradictions, tacites dans l’essai précédent, sont cette fois explicitées : Robbe-Grillet acquiesce ainsi à la volonté de Sarraute de redéfinir le « réalisme » en littérature, à la récusation de l’intrigue et au rejet de la littérature engagée, et se distancie en revanche du primat accordé par Sarraute à la « psychologie », aux dépens de la surface. Mais ce second article tend surtout à renforcer la valeur de manifeste à valeur collective conférée au livre. Après avoir énuméré tous les points sur lesquels il est en accord avec Sarraute, il fait de L’Ere du soupçon l’arme d’une lutte dans laquelle il s’inclut : « Tout cela est vrai. Et la menace est sérieuse. Il ne faut pas perdre une occasion de le répéter » 1020 . L’autre point commun que souligne Robbe-Grillet est que L’Ere du soupçon constitue un effort théorique émanant d’un écrivain, et considère donc le livre comme faisant pleinement partie de l’œuvre de Sarraute, qualifiée d’« œuvre double » 1021 . C’est bien d’abord comme théorie d’écrivain qu’il lit les essais de 1956, affirmant que « Martereau […] reste le meilleur exemple que l’on puisse trouver pour la plupart des règles théoriques [que Sarraute] énonce » 1022 . La réception de Martereau est même considérée comme une confirmation de la validité du constat de Sarraute selon lequel l’attention des lecteurs est exclusivement focalisée sur l’intrigue et les caractères : « Il n’est pas jusqu’au narrateur de Martereau qu’on a cru pouvoir identifier comme un malade hypersensible » 1023 .

Dans ce contexte, et notamment sous l’influence des deux articles de Robbe-Grillet, L’Ere du soupçon est généralement perçu comme une intervention d’écrivain, intervention théorique 1024 . Jacques Howlett salue ainsi dans l’intervention de Sarraute « un moment de réflexion » de la part d’ « une des rares microromancières que nous connaissions », réflexion grâce à laquelle le roman « prend conscience de lui-même » 1025 . Maurice Nadeau relève que le livre s’adresse peut-être plus aux romanciers qu’au lecteur - ce qui est une manière de souligner que Sarraute est elle-même écrivain - et salue le fait que la réflexion ne vise pas à dégager « une “essence” du roman », mais le « fait romanesque » 1026 .

L’Ere du soupçon est dans plusieurs comptes-rendus rapproché de la lecture qu’en fait Robbe-Grillet. Gaëtan Picon souligne en effet le constat commun aux deux écrivains du « retard » du roman par rapport à la poésie et à la peinture, et regrette comme eux que manque au roman « une tradition vivace et bien établie » 1027 . Il souligne enfin leur désaccord au sujet de la psychologie, se situant du côté de Sarraute. Luc Estang, lecteur circonspect de Portrait d’un inconnu lors de sa première parution, rapproche également ces deux interventions théoriques, et s’inquiète de la commune mise en cause de tout ce qui constitue le romanesque dans les positions qu’ils défendent. Il reproche ainsi à Sarraute de « [subordonner] les exigences artistiques à son ambition, dont on est en droit de se demander si le roman doit lui sacrifier tous ses éléments constitutifs ». Il conclut sur le primat accordé à la surface, et commente ensuite les articles de Robbe-Grillet 1028 . La dimension de manifeste conféré au livre de Sarraute est encore perceptible dans la publication de « L’Acte de naissance » de « l’alittérature » que Claude Mauriac fait paraître dans Le Figaro du 14 novembre 1956, où Sarraute est clairement désignée comme théoricienne d’une « nouvelle école », aux côtés notamment de Robbe-Grillet, qui occupe cependant un rôle moins prééminent :

‘L’alittérature est en train de succéder à la littérature. Les auteurs de la nouvelle école n’en écrivent pas moins. Ils ont leurs théoriciens. Nathalie Sarraute dont a paru récemment un essai sur le roman, L’Ere du soupçon. Roland Barthes qui glorifiait, dans son Degré zéro de l’écriture, « ce sabotage bouleversant de la littérature ». […] Parmi les représentants les plus significatifs de l’alittérature, il faut citer Samuel Beckett. […] Et, dans un ton plus intellectuel et systématique, l’écrivain du Voyeur, Allain Robbe-Grillet, autour duquel une meute de jeunes confrères assis en rond commence à montrer les dents.’ ‘Voici avec Michel Butor et son Emploi du temps un autre membre de cette société presque secrète encore 1029 .’

Au moment de sa publication, L’Ere du soupçon cristallise donc un certain nombre de réflexions critiques et théoriques, dont le livre de Sarraute devient l’emblème : le glissement de la critique à la théorie, sensible dans la genèse du recueil, est, du fait de cette réception, complètement achevé. C’est avant tout comme une intervention d’écrivain que le livre est perçu, ce qui contribue à conférer ce statut à Sarraute, dont la notoriété, malgré la réception quantitavement assez importante de Martereau, était encore limitée. La valeur de manifeste que d’autres écrivains plus jeunes (Claude Mauriac, et surtout Alain Robbe-Grillet), attribuent à L’Ere du soupçon donne une consistance certaine à la posture avant-gardiste adoptée par Sarraute dans ses essais, puisqu’ils relayent dans leur discours la rupture entre le « vieux roman », et le roman qu’appelle de ses vœux le livre de Sarraute. Les pratiques de lecture mises en cause par Sarraute se trouvent ainsi soudainement vieillies, et ses positions apparaissent porteuses d’un renouvellement dont elle incarne la pointe la plus avancée.

La réédition de Portrait d’un inconnu quelques mois après la parution de L’Ere du soupçon permet de mesurer l’évolution rapide des façons dont l’œuvre de Sarraute est appréhendée.

Notes
982.

« On accuse la poésie d’être hermétique ; mais que dire alors de cette manière de concevoir la critique ? » (A. Loranquin, « Nathalie Sarraute - L’Ere du soupçon », Bulletin des Lettres, XVIII, n° 172, juillet 1956, p. 5).

983.

P. de Grandpré, « Sur la condition présente de l’Art du roman », Le Devoir (Montréal), 25 août 1956, p 24.

984.

L’auteur rattache la pensée de Sarraute à l’absurde, selon lequel « il est entendu que notre univers est soumis à la catastrophe ». Pour Sarraute, il s’agit finalement de faire que « le lecteur [choisisse] en plein cœur de l’absurde » (Un des trois, « Entre Mme Sarraute et Stanislas d’Otremont », Libre Belgique, 18 avril 1956, p. 5). Henri Stierlin note au contraire que le livre vaut pour son « aspect artistique », même s’il comporte trop de développements sur la technique romanesque. Il se dit en revanche en désaccord avec la dévalorisation de la psychologie à laquelle Sarraute se livre selon lui (« Aspects du roman », Tribune de Genève, 1e septembre 1956).

985.

E.B., « L’Ere du soupçon, par Nathalie Sarraute », 5 mai 1956, p. 9.

986.

M. Zéraffa, « L’Ere du soupçon, de Nathalie Sarraute », Journal du dimanche, 13 mais 1956, p. 12.

987.

Ibid.

988.

Voir supra III.2.2.2., et A. Jefferson, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory, op. cit., n. 2 p. 185.

989.

C. Mauriac, « Nathalie Sarraute et le nouveau réalisme » (1958), op. cit., repris dans L’Alittérature contemporaine, Paris, Albin Michel, 1969, p. 306. Cette réédition de 1969 rétablit donc certaines phrases corrigées lors de la première édition de l’ouvrage, en 1958.

990.

Dans ce passage, rappelons-le, il s’agit pour Sarraute de critiquer la typification dans la lecture de Proust (ES, 1588). Cité et commenté par Claude Mauriac dans L’Alittérature contemporaine, op.cit., p. 308-309.

991.

Claude Mauriac cite à ce propos cette phrase de L’Ere du soupçon : « Que de peine [chez Proust] pour aboutir aux résultats qu’obtient, sans contorsions et sans découpages de cheveux en quatre, disons Hemingway » (cité in C. Mauriac, L’Alittérature contemporaine, op. cit., p. 308-309).

992.

Ibid., p. 313.

993.

Notons toutefois que Félicien Marceau s’étonne que des œuvres « où un être sans contours, indéfinissable, insaisissable et invisible, un je anonyme […] a usurpé le rôle du héros principal » puissent « [prétendre] encore être des romans », et affirme au contraire que Norpois et Madame Verdurin « sont des personnages exactement au même titre que la “Madame de Mortsauf” de Balzac » (« Félicien Marceau a lu pour vous : L’Ere du soupçon, par Nathalie Sarraute », Arts, 13 juin 1956, p. 7). Sans réellement contester le bien-fondé de la réflexion de Sarraute, Georges Anex en relativise la portée en regrettant la perte entraînée par une trop forte rationalisation de l’écriture, qui perd sa spontanéité à force de questionnements théoriques : « Aujourd’hui règnent les interdits. Le génie du soupçon est en effet venu au monde. Pourquoi écrivez-vous ? Qu’est-ce que la littérature ? Ces questions sont autant de menaces et de défis » (« Nathalie Sarraute : L’Ere du soupçon », NRF, n° 47, novembre 1956, p. 914).

994.

P. de Man , « Situation du roman », Monde nouveau, XII, n° 101, juin 1956, p. 58.

995.

Ibid., p. 60.

996.

Le critique du Temps de Paris s’en agace d’ailleurs : « Certes, la “crise” du roman et de la nouvelle ne date pas d’hier. On nous en parle tous les jours. Avec ses dossiers des Temps modernes, Mlle Nathalie Sarraute vient d’ouvrir une instruction (à la fois judiciaire et scolaire) sur le roman, décrétant L’Ere du soupçon » (A. Ollivier, « L’Ere du soupçon, par Nathalie Sarraute », Le Temps de Paris, 19 mai 1956, p. 9).

997.

L’expression n’a évidemment alors pas le sens qui lui sera donné près de dix ans plus tard.

998.

G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, op. cit., p. 80. Dans le compte-rendu, favorable, qu’il consacre à L’Ere du soupçon et aux divers articles critiques de Robbe-Grillet, Picon note d’ailleurs : « Je ne m’attarderai pas sur la critique des formes traditionnelles du roman […] qui va presque sans dire. […] Le roman ne produit plus que des pastiches - que nous lisons chaque jour » (« Le roman et son avenir », Mercure de France, novembre 1956, p. 499). Claudette Oriol-Boyer rappelle en outre que, en 1943, René Tavernier évoquait déjà dans sa revue Confluences les « problèmes du roman » et les renouvellements nécessaires du genre qu’imposaient les œuvres de Joyce, Dos Passos, Kafka, Dostoïevski. A partir de 1948, le discours sur le roman américain porte également sur la mise en cause des attributs traditionnels du genre. (C. Oriol-Boyer, Nouveau Roman et discours critique, Grenoble, ELLUG, 1990, p. 13).Notons que Nathalie Sarraute prend la peine de se situer par rapport à tous ces écrivains.

999.

En 1958, Isidore Isou dénonce ainsi avec virulence la fausse avant-garde qu’est selon lui le « Nouveau Roman » : « Lorsque j’ai vu paraître les romans de Nathalie Sarraute, je me suis dit : “Cette brave personne ne peut plus se placer que dans le troisième convoi des imitateurs d’Ulysse, parmi ceux que j’appellerais les sous-sous-sous- joyciens, ceux qui viennent même après les romanciers policiers américains” (Chase, Hamett, etc.) » (« Les Pompiers du nouveau roman I, Poésie nouvelle, n° 4, juillet-septembre 1958, repris dans Lettrisme n° 17, janvier 1971, p. 9).

1000.

L’attribution de ce prix, dont le jury est composé de personnalités très diverses, où Bataille, Blanchot, Maurice Nadeau, Paulhan, côtoient Gabriel Marcel, Henri Clouard et Emile Henriot, suscite une polémique, et contribue à créer un clivage entre défenseurs du « roman traditionnel » et partisans du « renouvellement du roman » (voir R.-M. Allemand, « Débuts et fins du “Nouveau Roman” », in R.-M. Allemand, Le Nouveau Roman en questions 4, Paris-Caen, Minard Lettres Modernes, 2002, p. 16-17).

1001.

Le nom de Jean Cayrol n’est certes plus associé au « Nouveau Roman ». Pourtant, par l’originalité de la narration, son livre a parfois été rattaché a posteriori au mouvement, à la fin des années 1950. En 1953, Barthes fait de Cayrol l’exemple même du romancier moderne par l’usage des personnes grammaticales qu’il fait dans ses premiers romans (Le Degré zéro de l’écriture (1953), Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 30-32).

1002.

R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 25.

1003.

Ibid., p. 25-26.

1004.

Ibid., p. 30-31.

1005.

Ibid., p. 51.

1006.

« Littérature objective », Critique, n° 86-87, juillet-août 1954, p. 581-891, et « Littérature littérale », Critique, septembre-octobre 1955, p. 820-826.

1007.

Voir G. Yanoshevski, Les Discours du Nouveau Roman, op. cit., p. 73-84.

1008.

L’Express, 3 janvier 1955, p. 15.

1009.

L’Express, 25 octobre 1955, p. 8.

1010.

L’Express, 20 décembre 1955.

1011.

Bien que, on l’a vu, Sartre s’en prenne avec virulence aux écrivains communistes dans Qu’est-ce que la littérature ?, il est sensible, tant dans la réception de Ponge que dans celle de Sarraute, que la mise en cause de l’existentialisme qui monte en puissance à partir du début des années 1950 porte simultanément sur la doctrine communiste de l’art.

1012.

A. Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur », NRF, n° 43, juillet 1956, repris dans Pour un Nouveau Roman, op. cit., p. 15.

1013.

Robbe-Grillet reprend la rhétorique avant-gardiste, centrée sur une rupture entre un avant et un après : l’usage du futur, ponctuel chez Sarraute, est récurrent dans l’essai de Robbe-Grillet, et renforce le caractère messianique de sa posture.

1014.

Ibid., p. 16.

1015.

Ibid., p. 18.

1016.

Ibid., p. 21.

1017.

Ibid., p. 22.

1018.

Ibid., p. 18.

1019.

A. Robbe-Grillet, « Le réalisme, la psychologie et l’avenir du roman », Critique, n° 111-112, août-septembre 1956, p. 700-701.

1020.

Ibid., p. 698.

1021.

Ibid., p. 695.

1022.

Ibid., p. 696.

1023.

Ibid., p. 698.

1024.

Rares sont en effet les critiques qui discutent des lectures d’écrivains que fait Sarraute.

1025.

J. Howlett, « L’âge de raison du roman », Les Lettres nouvelles, n° 39, juin 1956, p. 914-915.

1026.

M. Nadeau, « L’Evolution du roman », France-Observateur, 31 mai 1956, p. 15.

1027.

G. Picon, « Le roman et son avenir », op. cit., p. 498.

1028.

L. Estang, « Chassez la signification… », La Croix, 2 juin 1956, p. 18. Cet amalgame entre les positions de Sarraute et Robbe-Grillet est significatif de la valeur de manifeste conférée à leurs interventions.

1029.

C. Mauriac, « Acte de naissance », Le Figaro, 14 novembre 1956, repris dans L’Alittérature contemporaine, op.cit., p. 11.