III.3.3. Conclusions partielles

Après les réponses qu’ils apportent aux premiers discours critiques suscités par leurs œuvres, quelque chose change dans la manière de lire Ponge et Sarraute. Cette transformation est beaucoup plus spectaculaire dans le cas de Sarraute, la déstabilisation de la lecture romanesque qu’elle opère conduisant même à l’invention d’une nouvelle sous-catégorie générique. Son œuvre fait dès lors l’objet d’une intense activité éditoriale et critique. Le fait que l’invention de cette catégorie est due à la critique et non aux écrivains eux-mêmes est souvent interprété comme le signe d’une faiblesse des œuvres, dont la « nouveauté » supposée ne serait le fait que d’une opération commerciale bien orchestrée 1089 . S’appuyant sur la réception des livres de Robbe-Grillet, Beckett ou Sarraute avant 1956, qui ne sont pas perçus comme des œuvres de rupture, Nelly Wolf en déduit que ce mouvement est une imposture, puisqu’il n’est selon elle porteur d’aucun projet d’écriture réel : « Le Nouveau Roman est comme la Bonne Nouvelle : un effet d’annonce. Il est issu d’une annonce qui en l’annonçant l’a fait exister. C’est donc bien que la logique de cette annonce n’était pas dans l’urgent besoin de réforme littéraire invoqué par la suite » 1090 . Que le « Nouveau Roman » soit une « machine à faire parler » 1091 , où les écrivains voient une occasion de s’imposer sur le devant de la scène littéraire, est incontestable 1092 . Mais déconsidérer leurs œuvres du fait que les auteurs se sont attachés à faire évoluer les habitudes de lecture après les premières publications est un raccourci contestable, qui présuppose que l’authenticité d’un geste créateur se mesure à la revendication par les auteurs de leur nouveauté, au moment même où ils commencent à écrire 1093 . Si « l’ère du soupçon », le « vieux roman », sont bien des expressions qui créent en partie ce qu’elles désignent, et répondent aussi à des préoccupations stratégiques, on voit mal au nom de quoi cela ôterait toute valeur au geste d’écriture qui les sous-tend, sauf à considérer que la littérature serait un monde de création dégagée des discours tenus à son propos, considérés comme des contingences secondaires. Il apparaît a contrario que la déstabilisation de l’horizon d’attente romanesque, opérée avec succès par Sarraute, s’inscrit dans un effort de persuasion pour faire reconnaître une « réalité » dans la lecture, et que la polémique qu’elle engage est consubstantielle à son projet d’écriture. Le fait que la réception de Sarraute soit profondément modifiée par ses interventions critiques et théoriques confirme que la problématisation du genre agit dans la lecture, et permet que soit perçu le signifié qu’elle essaye de construire : Portrait d’un inconnu, le livre paru en 1956, n’est littéralement pas la même œuvre que celle publiée en 1949, même si le texte en est semblable 1094 .

Bien que, on l’a dit, cette évolution dans les modes d’appréhension de l’œuvre soit moins visible dans le cas de Ponge, la déstabilisation générique à laquelle il se livre lui aussi par ses déclarations anti-poétiques, infléchit sensiblement les discours produits autour de ses écrits : pour ses lecteurs, « la poésie » cesse en effet d’être une évidence, et les commentateurs confrontés à ses œuvres sont ainsi amenés à préciser leur propre horizon d’attente générique, et par là même à discuter la « réalité » que propose l’œuvre. L’image du poète des objets continue certes à perdurer, que l’émergence du « Nouveau Roman » renforce, Ponge apparaissant comme une sorte de précurseur modéré de la promotion de la littérature objectale de Robbe-Grillet. A cet égard, sa situation est délicate à la fin des années 1950, comme le résume Philippe Forest : « Trop peu humain aux yeux de Mauriac, Ponge l’est encore trop aux yeux de Robbe-Grillet » 1095 . Néanmoins, par rapport aux problématiques existentialistes, ou portant sur le lyrisme patriotique, problématiques qui dominent les premiers articles consacrés à Ponge et, plus généralement, les discours sur la poésie, la singularité qu’occupe l’œuvre est perçue et discutée. Aucun mouvement ne se forme encore de manière tangible autour de l’auteur, mais un certain nombre de commentateurs - pour la plupart écrivains eux-mêmes - discernent, à travers la contestation d’une certaine écriture poétique, la constitution d’outils propres à renouveler les pratiques d’écriture. Ces voix sont dispersées, et tirent des leçons différentes voire contradictoires de l’œuvre - Jaccottet y trouvant le moyen d’élaborer un lyrisme mesuré quand Léon-Gabriel Gros y salue la contestation radicale du lyrisme.

Ce n’est qu’en 1960, avec la naissance de Tel Quel, qu’une nouvelle génération de lecteurs se forme visiblement autour de Ponge. Le rôle de figure tutélaire qui lui est reconnu par les animateurs de la revue est perceptible dès le premier numéro, où est réédité le « Proême à Bernard Groethuysen », et où paraît « La Figue (sèche) ». La « Déclaration » liminaire confirme l’importance de l’œuvre dans l’affirmation d’une nouvelle manière d’appréhender l’écriture littéraire. La critique des « idéologues » s’accompagne de l’affirmation d’une appréhension originale du réel par « l’écriture », qui se substitue dans le fil de ce texte au mot « poésie », de toute façon entendu « dans sons sens large, englobant tous les “genres littéraires” » 1096  :

‘L’écriture, qui est un peu notre fonction vis-à-vis du monde extérieur, notre façon de le saluer, de créer entre lui et nous une connivence, une intimité, une amitié de plus en plus grandes, n’est, en définitive, qu’une entrée en matière. Il serait peut-être temps, poussés par le sentiment que les choses les plus simples ne sont jamais dites, qu’elles attendent sans fin d’être prises en considération, éprouvées d’un regard nouveau, sans préjugés et sans autre intention que de mieux nous accorder avec elles, de mieux définir nos limites, d’être enfin la résultante de toutes les forces que nous pouvons reconnaître et mesurer ; il serait peut-être temps, aujourd’hui et sans plus tarder, de tout faire passer résolument de notre côté 1097 .’

Les termes mêmes employés par cette nouvelle revue, qui entend repenser à nouveaux frais l’écriture littéraire - considérée globalement, au-delà des partitions génériques - sont une reprise très fidèle de ceux dont usait Ponge dans Proêmes pour formuler les raisons de son parti pris des choses. Mais c’est aussi un « compte tenu des mots » qui est ici défendu : « L’adhésion exclusive à l’écriture est aussi attention passionnée au réel » 1098 .

Au tournant des années 1960, Ponge et Sarraute apparaissent donc tous deux comme les figures tutélaires d’une tentative de redéfinition de ce qu’est la littérature, contre les problématiques de l’engagement. Cette redéfinition est corrélative d’une contestation des partitions génériques, le « Nouveau Roman » rapprochant le genre roman de la poésie au point d’en estomper la frontière, la poésie tendant simultanément à être envisagée comme synonyme de littérature. Située au-delà des particularisations génériques, la réflexion se porte sur l’« écriture », entendue comme travail sur la langue. Ce qui se construit dans les œuvres, et qui vise au départ à constituer des modes de lecture particuliers et localisés, fournit ainsi des outils de théorisation plus globale. Cette consécration ne va pas sans ambiguïtés. Ainsi, le « Nouveau Roman » ne tarde pas à se constituer à son tour comme catégorie imposant une « grille de lecture », et, dès 1957, le discours de Sarraute elle-même, formant un ensemble de préceptes, sert d’argument d’autorité. Si cette autorité de Ponge est à cette période moins évidente, la séduction opérée par son métalangage n’en est pas moins perçue par certains comme une mainmise sur la lecture 1099 , faisant obstacle à une appropriation individuelle de l’œuvre. L’érection de l’œuvre en figure de proue de la revue Tel Quel aura aussi pour effet de renforcer cette impression. La modification du paysage critique et la reconnaissance acquises n’abolissent donc pas la question d’un équilibre sans cesse à redéfinir entre la nécessité de guider la lecture pour convaincre et persuader, et celle de maintenir une indétermination des processus de lecture pour que puisse se transmettre quelque chose de la « réalité » à construire. Les malentendus apparaissent en ce sens constitutifs de la communication littéraire : la période qui s’ouvre, si elle en dissipe certains, en créera d’autres.

Notes
1089.

Pour une présentation synthétique de ces thèses, voir, R.-M. Allemand, « Avant-propos », op. cit., p. 4-5.

1090.

N. Wolf, Une Littérature sans histoire, essai sur le Nouveau Roman, op. cit., p. 15.

1091.

Pierre Verdrager, Le Sens critique, op. cit., p. 23.

1092.

Nathalie Sarraute se prête elle-même volontiers au jeu : en 1958, elle fait partie du jury du « Prix de mai », qui couronne Moderato cantabile, de Duras. Ce jury, fondé par Robbe-Grillet, comprend également Bataille, Barthes, Blanchot et Cayrol. A partir de 1959, Nathalie Sarraute participe à de nombreux débats, tables rondes et conférences sur le « Nouveau Roman ».

1093.

Nelly Wolf oppose ainsi le « Nouveau Roman » au naturalisme et au surréalisme, « où naissance et déclaration de naissance sont à peu près concomitantes. Et même dans ces cas-là, la déclaration de naissance sous forme de manifeste ou de profession de foi a plutôt tendance à précéder l’apparition » (Une Littérature sans histoire, essai sur le Nouveau Roman, op.cit., p. 16).

1094.

Cette évolution dans la réception de l’œuvre fait écho aux réflexions que Jean-Marie Schaeffer développe sur le rôle du contexte dans la « re-création générique », à partir de la nouvelle de Borgès, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 134-135).

1095.

P. Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 23. C’est également comme un humaniste rassurant, opposé à la radicalité de Robbe-Grillet, que Ponge apparaît sous la plume de Bernard Dort dans le numéro d’Esprit consacré au « Nouveau Roman » (« Des romans innocents ? », op. cit., p. 104).

1096.

An, « Déclaration », Tel Quel, n° 1, printemps 1960, p. 3.

1097.

Ibid., p. 4.

1098.

P. Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 59.

1099.

Dès 1946, Claude-Edmonde Magny évoquait le « désespoir du critique [que Francis Ponge] manque réduire chaque fois à l’aphasie de la citation » (« Francis Ponge ou l’homme heureux », op. cit., p. 62). A propos de L’Araignée, publiée à l’intérieur de son appareil critique, Jacques Dupin écrit : « L’auteur n’a jamais négligé, tout au long de son œuvre, de nous éclairer sur ses intentions, et de défendre avec chaleur ou ironie, parfois aussi avec une certaine insistance de pédagogue, le bien-fondé de son propos ». Il ajoute qu’en se tournant exclusivement vers son lecteur, proie passive, l’œuvre se détourne d’une certaine obscurité de la création (J. Dupin, « L’Araignée, Aubier éditeur », Cahiers d’art, 1953, p. 160). Jean Tortel, dans une perspective moins critique, s’interroge sur la « ruse » en quoi consiste la coïncidence temporelle entre temps de l’écriture et temps de la lecture, dans La Rage de l’expression : « Toutes les cartes retournées, tout est communiqué. (Serait-ce la ruse suprême ?) » (« Francis Ponge et la formulation globale », op. cit., p. 38).