Introduction

Les sciences cognitives avaient pour objectif, lors de leur apparition durant la deuxième moitié du vingtième siècle, de naturaliser l’esprit. Elles formulaient les hypothèses que les phénomènes mentaux sont une classe particulière des phénomènes naturels (Pacherie, 2004), et que l’esprit et la cognition pouvaient être élargis à l’animal et à la machine. En conséquent, elles ambitionnaient d’incliner les sciences de l’homme, responsables de l’étude de l’esprit, aux méthodes et aux critères de scientificité des sciences de la nature. Selon Havelange (1999), les sciences cognitives sont en ce sens un avatar contemporain du débat épistémologique qui oppose traditionnellement les sciences naturelles et formelles, visant à expliquer les phénomènes, aux sciences humaines et sociales, cherchant à les comprendre. L’objectif initial des sciences cognitives était d’unifier la Science autour des sciences naturelles. L’approche computationnelle de l’esprit qui considère que la cognition consiste en des états mentaux représentant une partie du monde indépendant et objectif a, en tous cas dans ses ambitions, bien répondu à ces objectifs. Cette approche s’appuie sur la métaphore du sujet pensant comme un ordinateur, recevant des informations en entrée, faisant des calculs dessus et produisant des sorties. Selon cette perspective les informations sont stockées de manière passive dans le cerveau des sujets, qu’ils utilisent face à des situations de la vie. Une des critiques que l’on peut formuler à cette conception de la cognition est que les contextes de « production » des connaissances et le contexte de rappel (nous dirions de « mobilisation ») des connaissances n’est pas le même, et que nécessairement, il n’y a pas seulement rappel d’informations mais un processus actif, voire inter-actif, de reconstruction de connaissances en contexte.

Une tentative pour dépasser ces limites est d’étudier les sujets agissant et connaissant selon les paradigmes de la cognition située et de la cognition distribuée, qui tentent respectivement de prendre en compte les supports matériels de la cognition et l’aspect socialement partagé de la cognition. Le couplage de la cognition au monde matériel est central dans le paradigme de la cognition située. Il investit la relation entre cognition et technique en donnant une place fondamentale aux objets dans les processus cognitifs. L’approche distribuée de la cognition étudie la cognition humaine en accordant une place centrale à la composante sociale des individus. Selon ces approches, pour comprendre la cognition humaine, il faut la considérer comme un phénomène socio-techno-culturel. Les composants de l’activité cognitive ne peuvent être limités aux représentations mentales, et doivent inclure les structures sociales, la culture, les individus et les outils. En effet, l’activité humaine ne se réduit pas à l’activité du cerveau, elle est au contraire distribuée entre les membres d’un groupe, entre les individus et les structures environnementales et matérielles, et elle est aussi traversée par le temps. Cette dernière propriété de l’activité humaine autorise une perspective développementale de l’activité, impliquant la prise en compte des transformations de l’activité et des acteurs, au cours du temps. Selon cette perspective, l’homme apprend, il se transforme en transformant son environnement via les artefacts symboliques et matériels qu’il élabore. Si Vygotski était encore vivant, il aurait certainement étudié des situations d’activité avec des dispositifs informatiques, sémiotiques et interactifs.

La complexité des artefacts informatiques actuels nous invite à nous interroger sur les questions de leur appropriation et de leur « reconnaissance » en tant qu’instruments par les humains. Ce sont en effet des artefacts très particuliers pour plusieurs raisons. Premièrement, ce sont des artefacts doués de possibilités de mémoire et de calcul importantes, plus importantes que celles des humains. Deuxièmement, deux ordinateurs ne sont les mêmes qu’à leur sortie d’usine, car ensuite, en fonction du système d’exploitation et des logiciels installés, ils peuvent ne plus avoir en commun que leur apparence extérieure. Ce sont des artefacts « personnalisables », qui n’ont pas de fonction « évidente ». Il n’y a en effet pas de mode d’emploi pour les ordinateurs, leurs fonctions viennent de leur appropriation par les utilisateurs pour réaliser leur activité. Troisièmement, les ordinateurs et les logiciels sont conçus par des concepteurs qui en prévoient des utilisations particulières ; ils sont conçus et développés pour certaines activités. Mais ce sont d’autres personnes qui les utilisent, avec leurs propres activités, qui ne correspondent le plus souvent pas à celles prévues par les concepteurs. Cet écart entre utilisation « prescrite » et utilisation « réelle » est à l’origine de problèmes d’appropriation du système informatique par les utilisateurs.

Mais alors comment favoriser l’appropriation des dispositifs informatiques ? Comment déterminer les contextes dans lesquels l’ordinateur devient un instrument pour celui qui l’utilise ? Et comment repérer et observer dans l’activité les moments où se joue cette appropriation ?

Bon nombre d’applications informatiques tracent les interactions entre utilisateur(s) et système, sous la forme de fichiers peu exploitables par l’utilisateur lui-même ou un analyste de la situation d’interaction, les fichiers logs. Par ailleurs, il est possible de tracer les interactions entre utilisateur(s) et système informatique et de présenter ces traces dans un format qui fait sens pour les humains (utilisateur et/ou analyste). Nous pensons que les traces informatiques d’interactions, présentées aux utilisateurs, peuvent précisément être des « facilitateurs » d’appropriation de l’outil informatique par les utilisateurs, en favorisant la compréhension qu’ils ont du système et des possibilités qu’il offre.

Bien que les enjeux théoriques, en termes de connaissances sur l’activité humaine médiée par ordinateur et que les enjeux pratiques, en termes de conception de systèmes « centrée utilisateur », soient très importants, le champ de recherches sur la réutilisation de l’expérience sous forme de visualisation des traces d’interactions est un domaine de recherche peu exploré. La recherche que nous présentons ici intéresse précisément ce domaine de recherche.

Nous avons mené notre recherche dans l’équipe Cexas 1 du laboratoire d'informatique LIRIS 2 à Lyon depuis avril 2002, dans le cadre d’une thèse en informatique en CIFRE dont le partenaire industriel était une société de services en ingénierie informatique dans le domaine des logiciels éducatifs et du e-learning. Cette collaboration était le cadre pour le développement du projet EPICEA (Évaluation de Processus Interactifs de Capitalisation d’Épisodes d’Apprentissage), et son application à l’assistance à l’apprentissage à distance (Beldame, 2002 ; Ollagnier-Beldame, 2003). Dans le contexte de ce partenariat, L’objectif de notre recherche était de concevoir et d’évaluer sur les plans cognitif et ergonomique un système d’apprentissage en ligne intégrant le paradigme du raisonnement à partir de cas. Cette recherche devait s’appliquer au système e-Cursus, un outil d’assistance à l’apprentissage en ligne, qui était une plate-forme pédagogique et d’ingénierie en formation ouverte tournée vers les apprenants et les formateurs. Cette collaboration s’est interrompue suite au dépôt de bilan de cette société en juin 2003. Cependant, nous avons retiré de cette expérience plusieurs éléments positifs. Premièrement, le constat que des industriels s’intéressaient à cette problématique de recherche a été très encourageant. Les discussions avec les équipes de marketing stratégique ont été véritablement fructueuses, légitimant en quelque sorte l’intérêt de la recherche pour la conception de systèmes. Deuxièmement, nous avons constaté que le fait d’aborder la visualisation des traces pour les utilisateurs par un questionnement a priori était réellement insuffisant. Nous avions en effet adopté une démarche dans laquelle nous souhaitions concevoir un système prescriptif intégrant une réutilisation de l’expérience via les traces puis mener une observation de l’utilisation de ce système en situation d’apprentissage. A posteriori, nous mesurons bien les limites de cette approche, qui n’aurait pas observé de situation naturelle et n’aurait pas pu étudier finement le rôle des interactions entre les utilisateurs et le dispositif d’apprentissage. La fin de cette collaboration a été pour nous l’occasion de nous interroger sur la discipline dont notre travail relevait. Déjà initialement pluridisciplinaire entre l’informatique, la psychologie et les sciences de l’éducation, il nous a semblé évident de continuer cette recherche dans le cadre d’une thèse en sciences cognitives. C’est ce que nous avons fait, et nous avons alors investigué pour trouver un autre partenaire pour continuer notre recherche.

Cette recherche s’est ensuite poursuivie dans le cadre d’un contrat d’assistante de recherche de mai à décembre 2004 au laboratoire TECFA (TEChnologies pour la Formation et l’Apprentissage), laboratoire pluridisciplinaire entre informatique et psychologie, appartenant à la faculté des sciences de l’éducation de l’université de Genève. Dans le cadre de ce deuxième partenariat scientifique, nous avons orienté notre recherche vers une problématique métacognitive, avec le projet Clever@ (Gagnière et Ollagnier-Beldame, 2004). Il s’agissait toujours d’observer le rôle et de caractériser le statut des traces d’interactions en contexte d’activité d’apprentissage médiée, mais avec une prise en compte beaucoup plus importante des utilisateurs. Nous avions en effet l’objectif de mener une observation sur l’importance des traces avant de proposer un système traçant, par le biais de confrontations de l’utilisateur à ses traces d’activité existantes de facto dans certains systèmes, sans nécessité de développer un système dédié. Malheureusement, cette collaboration n’a pu se poursuivre par faute d’obtention du financement demandé. Malgré tout, ce partenariat a été l’occasion pour nous de mûrir notre problématique de recherche, en l’enrichissant des collaborations avec les chercheurs de ce laboratoire. Ces échanges ont été fructueux tant du point de vue fondamental que méthodologique.

Nous avons ensuite été embauchée à TECFA comme collaboratrice scientifique de juin à octobre 2005, pour une mission scientifique qui ne concernait pas la thèse (Ollagnier-Beldame et Peraya 2006), et avons poursuivi notre recherche en parallèle.

Enfin, depuis septembre 2005, embauchée comme ATER (Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche) à l’université Lyon1 puis Lyon2, et dans le cadre d’une collaboration avec l'équipe Codisant (COgnition DIstribuée dans les Systèmes Artificiels et NaTurels) du laboratoire de psychologie LabPsyLor des Universités Nancy2 et Paul Verlaine Metz, et avec le laboratoire de sciences du langage ICAR de l’Université Lyon2, nous avons pu voir s’épanouir notre travail de recherche.

Nous avons alors apporté des éléments de réponse à nos questions de recherche, et notre mémoire de thèse s’organise de la manière suivante.

Dans le premier chapitre, nous présentons deux concepts constituant la base de notre recherche : l’apprentissage et le développement humains. Nous affirmons que ces concepts réfèrent à la même activité cognitive. Il s’agit du processus par lequel un individu connaît des transformations au cours du temps. Nous arguons que l’expérience, en tant que flux de faits vécus par un individu, donne de l’épaisseur à l’activité et que tracée, elle peut être source de développement potentiel. Pour étudier le développement « en train d’avoir lieu », nous pensons que la méthode génétique de Vygotski convient, et qu’elle peut être mise en œuvre par l’inscription de l’expérience. Nous défendons que l’inscription de l’expérience en traces permet de « suivre à la trace » le développement en observant la manière dont l’expérience est mobilisée en cours d’activité. Les traces d’expérience sont à la fois des indices de ce qui se joue pour l’analyste, et à la fois des ressources de l’activité pour le sujet. Nous affirmons que la cognition est située dans la matérialité de l’activité et distribuée entre les sujets de la situation, et que c’est dans les interactions que le sens émerge et se stabilise, tout en étant constamment négocié par les sujets qui interagissent. Selon ces affirmations, nous justifions que la saisie du sens qui émerge des interactions entre les sujets et l’observation des interactions entre humains et dispositifs techniques est un moyen d’observer l’apprentissage médié selon une approche historico-développementale.

Dans le deuxième chapitre, nous présentons le paradigme selon lequel nous considérons et examinons la cognition. Après avoir rappelé le contexte historique de l’apparition des sciences cognitives et les principes et limites de la posture dominante dans ces sciences, nous affirmons que la prise en compte des contextes social et matériel dans l’étude des activités cognitives est une réponse aux limites de l’approche cognitiviste. Nous exposons alors plusieurs approches de la cognition considérant les relations du sujet connaissant aux autres sujets et aux objets dans leurs aspects situé et distribué. Nous pensons que la cognition est située matériellement, que son « ancrage » dans les objets de la situation ne fait pas qu’autoriser seulement l’activité, mais également qu’il la configure. Nous arguons également que la cognition est distribuée, c’est-à-dire que les composants de l’activité cognitive incluent les structures sociales, la culture, les individus et les outils. Défendant que les objets sont anthropologiquement constitutifs en tant que dispositifs de couplage avec le « monde », nous nous attachons ensuite à définir précisément le concept d’instrument. Nous mobilisons la théorie instrumentale de Rabardel pour définir les types de médiations et d’activités intervenant dans l’utilisation d’un instrument, ainsi que le concept de genèse instrumentale. Nous affirmons que le phénomène d’appropriation est un processus qui soutient la négociation de sens qui s’opère nécessairement entre les composants de l’activité cognitive. Enfin, nous montrons que la mobilisation du concept d’ « objet intermédiaire » vient renforcer notre posture épistémologique quant au statut des artefacts dans l’activité, en tant qu’inscriptions matérielles de l’activité et médiateurs des interactions entre les sujets.

Dans le troisième chapitre, après avoir défini l’activité de réutilisation des expériences passées, nous présentons des systèmes issus de recherches en informatique traçant les interactions utilisateur-système, ou « histoire interactionnelle ». Nous proposons une classification de ces systèmes en quatre catégories : les systèmes utilisant l’histoire interactionnelle sans la présenter aux utilisateurs, les systèmes présentant une visualisation de l’histoire interactionnelle pour l’analyste de la situation, les systèmes exposant une visualisation de l’histoire interactionnelle pour l’utilisateur mais sans possibilité d’agir dessus, et enfin les systèmes offrant une visualisation de l’histoire interactionnelle pour l’utilisateur avec des possibilités d’actions sur l’historique. Nous montrons ensuite en quoi les recherches à l’origine de ces systèmes mobilisent les concepts de métacognition et de réflexivité. Puis nous présentons le principe du raisonnement à partir de l’expérience tracée et la théorie de la trace associée. Enfin, nous affirmons que l’inscription de l’expérience en traces peut être un support pour l’appropriation d’un outil informatique, et exposons en quoi ces traces sont des artefacts mémoriels.

Le quatrième chapitre expose la problématique de recherche de la thèse telle que nous la présentons ci-dessus.

Dans le cinquième chapitre, nous présentons l’activité étudiée, la rédaction conjointe d’un mode d’emploi instrumentalisée via un dispositif technique numérique. Nous y exposons la méthodologie d’observation et les mises en situation que nous avons mises en place pour appréhender l’activité. Nous développons en détail les objectifs, la préparation, le déroulement, l’environnement et les obtenues des mises en situation. Nous exposons ensuite dans ce chapitre les méthodologies de traitement et d’analyse des obtenues. Nous expliquons ainsi nos choix de montages vidéo et de transcription des échanges discursifs. Nous présentons également les principes ethnométhodologiques mobilisés dans notre analyse.

Dans le sixième chapitre, nous présentons l’analyse d’une session d’activité instrumentée conjointe selon les principes exposés au chapitre cinq. Après un rappel sur l’activité nous expliquons comment nous avons choisi les extraits de l’activité que nous analysons. Ces extraits sont des suites d’échanges discursifs aboutissant à des stabilisations de sens dans l’activité, et montrant des utilisations de traces de l’activité, avec différentes propriétés, par les co-rédacteurs. Nous exposons ensuite les analyses proprement dites, puis les mettons en perspectives dans une discussion générale.

L’ensemble de la recherche a pour ambition de croiser différentes questions abordées dans des domaines appartenant aux sciences de la cognition. La démarche empirique y est privilégiée, appuyée sur un arrière-plan théorique liant réflexions sur les processus cognitifs humains et sur le développement de techniques numériques de traçage de l’activité conjointe.

Notes
1.

Cognition Expérience Agents Situés

2.

(Laboratoire d’InfoRmatique en Images et Systèmes d’information) de l’INSA de Lyon, des Universités Claude Bernard Lyon 1 et Lumière Lyon 2 et de l’École Centrale de Lyon