2.3. Cognition distribuée

L’approche distribuée de la cognition étudie la cognition humaine en accordant une place centrale à la composante sociale des individus. Le courant de la cognition distribuée a été principalement porté par Edwin Hutchins et ses collègues dans le milieu des années 1980. Les bases théoriques et méthodologiques de cette approche dérivent des sciences cognitives, de l’anthropologie cognitive et des sciences sociales. La cognition distribuée postule que pour comprendre la cognition humaine, il faut la considérer comme un phénomène socio-techno-culturel. Les composants de l’activité cognitive ne peuvent être limités aux représentations mentales, et doivent inclure les structures sociales, la culture, les individus et les outils. En effet, l’activité humaine ne se réduit pas à l’activité du cerveau, elle est au contraire distribuée entre les membres d’un groupe, entre les individus et les structures environnementales et matérielles, et elle est aussi traversée par le temps. Cette approche accorde la même importance aux humains et objets matériels dans la compréhension des processus cognitifs. Hutchins (2005) cite plusieurs exemples marquants d’ « ancres matérielles » de la cognition, comme le calendrier manuel japonais grâce auquel, en représentant pour une année donnée le nom des 12 mois et des 7 jours sur 7 phalanges de l’index, du majeur et de l’annulaire, il est possible de trouver le jour de la semaine correspondant à une date donnée (Hutchins, 2005, p. 1566). Plus communément, faire un noeud dans son mouchoir, inscrire une croix sur sa main pour se souvenir d’une course à faire, décider qu’on ne cessera d’attendre une personne à un RDV que lorsque la grande aiguille de sa montre sera sur la position « et demie » sont autant d’exemples d’ancres matérielles dans des activités cognitives. Selon l’approche distribuée, la cognition se situe à l’intersection des processus culturels. Le cube de la figure 1 décrit n’importe quel moment d’activité humaine (Hutchins, 1995). Les flèches passant à travers le cube représentent trois séquences de développement dont le moment d’activité représenté est une partie de ces trois séquences. Les conventions adoptées par Hutchins dans cette figure sont les suivantes. L’épaisseur de la flèche représente la densité interactionnelle entre les éléments de la dimension. La longueur de la pointe de la flèche sortant du cube représente la vitesse à laquelle les états de la dimension évoluent. La longueur de la queue de la flèche rentrant dans le cube représente la durée de l’histoire de l’activité vis-à-vis de la dimension donnée.

Figure 1 : Un moment d’activité humaine (Hutchins, 1995, p. 372)
Figure 1 : Un moment d’activité humaine (Hutchins, 1995, p. 372)

Comme indiqué sur la figure, la conduite de l’activité a une courte histoire. L’entrée en bateau dans un port, par exemple, demande quelques heures de préparation, et une heure pour se « réaliser ». Les changements dans cette dimension arrivent rapidement et les éléments liés à la performance de la tâche sont en intense interaction les uns avec les autres. Le développement des praticiens prend des années. À travers toute sa carrière, un navigateur acquiert graduellement ses compétences. Les changements sont plus lents que ceux de la conduite de l’activité. En effet, il est plus long d’apprendre à dessiner une navigation que de dessiner la navigation. Le développement de la pratique de la navigation prend plusieurs siècles. Pourtant, ce sont les mêmes processus qui constituent la conduite de l’activité, qui produisent des transformations chez l’(es) individu(s), et qui produisent des changements dans les aspects social, matériel et conceptuel du cadre de la pratique. Toutes ces transformations apparaissent simultanément dans la cognition à l’état « sauvage ». C’est dans ce sens-là que la cognition est un processus culturel (Hutchins, 1995).

Dans son ouvrage Cognition in the wild (1995), Hutchins affirme que les sciences cognitives ont fait une erreur importante en considérant les processus cognitifs comme étant internes aux « individus pensant ». Il replace les interactions des individus avec les mondes social et matériel au centre de ce qui doit intéresser l’étude de la cognition. Cependant, il ne répond pas à la question de la manière dont les « propriétés cognitives » émergent de ces interactions. En effet, Cognition in the wild décrit les outils utilisés par les navigateurs et leur historicité, les processus sociaux qui y sont associés, mais ne s’intéresse que peu aux navigateurs en tant qu’humains en « chair et en os ». Cette approche de la cognition comme distribuée ne considère pas ou peu l’incarnation de la cognition dans le corps des individus. Envisager la cognition selon une approche externaliste ne doit pas revenir, sous prétexte que la cognition n’est pas seulement un processus mental, à se détourner du corps des individus. De notre point de vue c’est une limite de l’approche distribuée de la cognition telle que Hutchins l’a caractérisée dans la fin des années 1990. Dans des travaux plus récents, Hutchins (2006) affirme que la composante cognitive des objets se manifeste dans la manière dont les individus engagent conjointement les objets avec leur corps et leurs mots. Il replace ainsi au cœur de l’activité le corps des sujets pensants.

Dans la partie suivante, nous développons la question de la place des objets dans la cognition humaine. Nous présentons la théorie instrumentale de Rabardel qui définit entre autres les concepts d’instruments, de médiation et de genèse instrumentale. Nous montrons en quoi les notions de genèse instrumentale et d’appropriation sont liées et nous les mettons en perspective vis-à-vis de l’expérience et du processus de négociation de sens. Nous présentons enfin la théorie des acteurs-réseaux et le concept d’objet intermédiaire.